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HISTOIRE
DON PABLO
DE SÉGOVIE.
IMPRIMERIE SCHNEIDER ET LAKGRANI>,
4 , rue d'Erfurtli.
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HISTOIRE
DON PABLO
DE SÉGOVIE,
SDRlioMKÏ K'AVBVTURISB. BDSOOBf
Par Don Fraacisco Je QuevcdoyVille^
PAR A. GERMOND Dff LAVIGNE
PRËCÉDËE D'UNE LETTRE DÉ H. CHARLES NODIER
Vignettes de Henri Émy , -Èravéas .par A . Bauîant.
PARIS
CHARLES WARÉE, ÉDITEUR
ni, me Hiinliujnri'.
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LETTRE
A >!ONSIEl]R CHARLES NODIER.
MONSIKUK,
L était en li^spagne un nntiqne usage ({u'il est
juste tl'invoquer en têtfi d'un ouvraje espa-
gnol, usage dont portent témoignage tous
ces Tfeui et bons lÎTres que todb avez re
cueillis. CctmageToniaitquepasun vHumi
vtnt au monde sans tire précédé d'un Im
ise cortégo de madr^aux , de stances , de
nets, d'acrostiches, d'hymnes élogieiix. Cha-
cun ï mt-llait du sien , les amis, les parents, les disciple»,
VIII LEÏTRK
votre nom, qu'on respecte, ùe viennent apprendre.^ noire
public que ce livre est digne de lui.
Mais il est de mon devoir, monsieur, en vous deman-
^ dantpour cette œuvre l'appui de votre nom, de rappeler
ce qu'elle Ait et d'où elle vient ; car si elle est encore jus-
tement populaire en Espagne, c'est à peine si Ton a sou-
venir en France des anciennes traductions qui la rendi-
rent célèbre il y a deux siècles.
Don Pablo de Ségovie (le gran Tacaiio ) est, après La-
zarille de Tormes, Faîne de tous ces joyeux garçons, cou-
reurs d'aventures, fripons, gourmands, insolents et pol-
trons dont fourmillait l'Espagne au dix<septième siède.
Son' histoire, recueillie par l'un des phis célèbres écrivains
de l'Espagne, est une des importantes pièces de convic-
tion de ce procès sérieux et interminable qui divise de-
puis on siède les deux littératures française et espagmHe :
je veux parler de la propriété du Gtl Bios,
. Vous savez, monsieur, qu'aussitôt que parut en France
le chef-d'œuvre de le Sage, l'Espagne en masse se sou-
4eva; elle contesta à rauteor de Turcaret le droit de don-
ner son nom à un livre dont tous les éléments étaient em-
pruntés à ses écritains ;.elle voulut prouver que Gii Blas
lui appartenait, sinon tel qu'il avait paru, du moins par
la majeure partie de ses détails; et les mémoires,, les
essais historiques et ciitiques, les pamphlets de toute
sorte, dans lesquels la moindre injure adressée à le Sage
fut celle d'heureux compilateur, vinrent s'amonceler
entre les deux pays, et formèrent des montagnes de livres
à la place des Pyrénées renversées par lx)uîs XIV.
A M. CHAULES INODIEH. ix
Ce ne fut pas seulement une guerre de pamphlétaires
que cette guerre qui dure encore, des avocats illustres
plaidèrent pour les deux causes ; chacune s^appuya de
Fautoritédes plus grands noms, et naguère encore prirent
rang dans la querelle, le comte François de Neufchâteau {*)
et le célèbre Llorente, Tauteur de VHtstowe de Clnquni-
tionD.
Parmi les documents de toute espèce dont je viens de
parler, et comme preuves du plagiat reproché à Le Sage,
on cita le Guzman de Alfarache de Mateo Aleman ; le Dia-
blo cojmlo de Luis Vêlez de Guevara ; Don Queruintide la
Ronda; Estevanillo Gomaies, hombre de buen humor ; tous
ouvrages traduits ou imités par lui, sans qu'il eût daigné
ea nommer les auteurs» si ce n'est pour un seul et dans
Tobscurité d'un avaiit-propo^.
Jusque-là toutefois rien ne paraissait prouver que Gil
Bla» fût une traduction ou une imitation ; mais, parmi
cet amas de livres, on parvint à en découvrir un : la Vida
delEscudero Marcos de Obregoriy dont Tauteur, Vicente
Ëspinel, fut Tami de Cervantes. 11 demeura établi que
Marcos de Obregon était le canevas d'une partie du GU
Bios et que plusieurs épisodes du livre d'Espinel avaient
été traduits par Le Sage. On ne s'arrêta pas en si beau che-
min ; il s'agissait de la gloire nationale ; l'Espagne, qui
voyait l'immense succès du roman nouveau, voulait en
revendiquer sa part, et chacun, dans cette importante
question, cherchait à fournir une preuve.
C'est alors que, remontant aux origines de cette cu~
' Discours prononcé à rAcadémie française sur l'origine du Gil Blas.
" Observations rrliiqnes soi' le roniiin de (lil Blas. ( Madrid, 1832. )
11.
X LETTRE
lieuse série de romans comiques nés en Espagne, on ar-
riva au Tacaîk> de Queyedo. Il était tout naturel qu'on
en ytnt là ; le Tacado était, Je l'ai dit, un des atnés de
toute cette fkmille d'aventuriers ; et chaque écrivain venu
après Quevedo lui avait emprunté non*seuIement le plan
de son livre, mais çà et là une idée plaisante et un por-
trait original.
Je ne chercherai point à émettre une opinion sur cette
question si controversée : ce n*est point le but de cette
lettre ; il m'importait seulement de rappeler ici et le rang
qu'occupait le Tacano parmi les preuves, et le degré de cé-
lébrité qu'il a obtenu en Espagne.
Don Francisco de Quevedo Villegas, l'auteur de ce
joyeux ouvrage, fut l'un des trois grands génies du beau
siècle littéraire de l'Espagne : il ne comptait pour rivaux
que Cervantes et Calderon. Le savant Justus Lipsius l'ap-
pelait magnum decns Ukpanorum , Lope de Vega le pro-
clamait « le miracle de la nature, l'ornement du siècle,
le premier des poëtes, le plus docte des savants, et le
prince des lyriques à défaut d'Apollon. »
Ce génie sublime méritait à juste titre les pompeux
éloges que lui décernait l'ardente amitié de Lope de Vega ;
et ses œuvres nombreuses, autant que le témoignage una-
nime de tous ses contemporains, nous attestent que Que-
vedo, le plus impétueux et le plus original des écrivains
espagnols, fut satirique comme Juvénal, moral comme Se-
nèque, historien comme Tacite, aussi spirituel que Cer-
vantes, joyeux et plaisant comme nul ne le fut.
Quevedo, en efTet, aborda tous les genres ; il fut poëte,
et ses poésies sont nombreuses autant que célèbres ; il
A M. CHARLES NODIER. xi
écrivîl pour Thistoire une Vie de Mmeus Bruimi^ qui est
restée comme modèle de style sévère et ooneis ; ses œuvras
philosophiques et ascétiques sont dignes des Pères de
rÉglise ; c'est à la fois la douceur angélique de sainte Thé-
rèse et la puissante argumentation d'une démonstration
mathématique ; enfin il a traité le genre comique et facé-
tieux, la satire» la plaisanterie, avec une verve, un aban-
don, une originalité dont nul après lui n*a su approcher.
C'est en cela surtout que Quevedo est resté populaire en
Espagne ; car tel est le sort commun : les grandes choses,
les écrits sérieux, les études profondes n'obtiennent le
suffrage que du petit nombre : des littérateurs et des sa-
vants; et par des œuvres légères dont l'esprit seul a fait
les frais, on émeut les masses, on obtient accès dans tous
les entendements, on se popularise en un mot.
Aussi des œuvres réellement remarquables de Quevedo,
la Vie de Marcu» Brulus^ le Berceau et la Tombe, Vlnirih'
duclion à la vie dévote, la Vertu nûlitarUe, il en est peu qui
soient lues aujourd'hui, même par les hommes instruits ;
et dans toute l'Eqpagne on citera sans cesse le Songe des
têtes de mort, les Lettres du chevalier de l'Epargne, le Conie
des contes, la Satire sur la descente d'Orphée aux enfers {*),
les poésies burlesques et la Vie du gran Tacano.
* En voici la tradoction très-littérale :
Anx enfers le Thrace Orphée Le dien hrâlé, grandement offensé.
Descendu rhercher sa femme; Y mit nue rifoenr extrême.
Ne pouvait en pire lien Et ne troava ))as de peine pins grande
Le pOQsser pire dessein. Que de le Mrcer à redevenir mari.
Il cbanta; les toorments forent sospendas. Mais bien qu'il lui rendit sa femme
La surprise fut partirai répandue. Pour peine de son péché,
.Moins à cause de la douceur du chant , En récompense de ses chants
Que de la nouveauté de l'invention. Il lui facilita le moyen de la iierdre.
XH LETTRE
Il est au milieu de tout cela un problème que n'ù
cherché à résoudre aucun des commentateurs ou des bio-
graphes de Quevedo et dont la solution est cependant fa>
cile : c'est que, profond penseur, philosophe austère,
écrivain sublime et pur, comme il Ta été dans toutes ses
œuvres morales ou politiques, il ait pu, en même temps,
devenir, dans ses œuvres burlesques, obscur, inculte, et
souvent de fort mauvais goût. Au milieu des saillies les
plus inattendues, des pensées les plus originales et les
plus spirituelles, on rencontre souvent une foule d'idées
incohérentes, d'expressions malsonnantes et sales plutôt
encore qu'obscènes.
Ces défauts, imperfections nécessaires d'un grand génie,
qui abondent dans les œuvres facétieuses de Quevedo, et
qu'il sait racheter chaque fois par l'originalité même
de ses saillies , sont moins nombreux dans le Tacano.
On peut reconnaître que, trouvant dans cette série d'aven-
tures d'un vaurien l'application d'une pensée philoso-
phique, il a voulu imposer encore quelque frein à ce flot
de mauvaises pensées que repoussaient ses travaux
sérieux et qu'il lui fallait à tout prix déposer quelque
part.
On peut en trouver une meilleure raison dans l'âge au-
quel, selon le calcul que je ferai plus loin, il y a lieu de
croire que Quevedo fit son livre ; ce n'est encore, en ef-
fet, qu'une philosophie qui s'essaye ; on reconnaît en
plusieurs eùdroits la touche d'un jeune homme, de l'en-
fantillage , puis une grande timidité dans l'emploi d'ex-
pressions peu licites qui, plus tard, dans les visions, par
exemple, c'est-à-dire à un âge plus avancé de l'auteur,
A M CHARLES NODIER, xiii
arrivent en abondance et quelquefois avec un véritable
dévergondage.
Cependant, quoique rœuvre d'un jeune homme, le Ta-
caâo dénote déjà une grande finesse d'observation ; c'est
le jeu d'un homme de talent qui se repose d'études ^-
rieuses par une œuvre d'imagination et d'esprit. Il est,
comme Gil Blas et ses frères, mais à meilleur titre qu'eux
tous, une critique amusante de tous les abus, de tous les
défauts, de tous les ridicules de ce temps. Dans sa course
vagabonde à travers l'Espagne, de Ségovie à Alcala, d'Aï-
cala à Madrid, à Tolède, à Séville, Pablo l'aventurier ren-
contre sur son chemin une foule d'originaux dont il nous
dit l'histoire, les vertus, les vices, avec une verve des plus
enjouées, avec une foule de mots piquants, de comparai-
sons plaisantes dignes de Rabelais et de Scarron. Ici c'est
un poète, seigneur de huit cent mille strophes; plus loin,
un mattre d'école dont le docteur Canizarès de Gusman
ilAlfarache n'est qu'une mauvaise copie ; là c'est un
hidalgo gonflé de vanité, noble comme le roi, mais pauvre
comme un gueux; plus loin, dix spadassins, tous plus ri-
dicules les uns que les autres, mal vêtus, mal coiffés, mar-
chant le nez au vent, la rapière relevée, les moustaches
menaçantes; puis des chevaliers d'industrie, des men-
diants, des filous', des pages, des nonnes, un bourreau,
de beaux cavaliers, des comédiens et de belles dames. ^
Tout cela pourrait s'appeler à bon droit la comédie espa-
gnole; c'est, comme on le dirait en français d'aujourd'hui,
un recueil de piquantes physiotogies qui ont sur beaucoup
d'autres le mérite de n'être point banales et d'être spiri-
tuelles ; c'est une série de portraits frappants de vérité ;
XIV LETTRE
c'est, en un mot, une histoire intime des mœurs do nos
voisins aux seizième et dix-septième siècles.
Notre héros, Pablo le grand vaurien (el Tacaîio), passe
au milieu de tout cela, essayant de tous les métiers, se
moquant de tout, mendiant un Jour, semant For le len-
demain, malheureux presque toujours, mais malheureux
en plaisantant, en riant et en faisant rire.
Jam trépidas frigore, jamque cales.
Jura doces, suprema petis, medicamiiia curas ,
Dulcibus et niigis séria mixla doces.
Duni carpisque alios, alios virtutibus auges ,
Goosulis ipse onmes, consulis ipse tibi....
Et modo divitiis plenus, modo pau{)ere cuitu,
Tristibus et miseris dulce solamen ades.
— Sic speciem humans vitse, sic praefero solus.
Prospéra complectens, aspera cuncta fereos
Me lege disertum, tuque disertus eris *).
Tout en donnant du champ à sa plume et du Jeu à son
imagination, Quevedo suit son héros pas à pas, ne le perd
pas de vue un instai^t, et le conduit ainsi Jusqu'à la
preuve de cette vérité morale et philosophique : que
l'homme de basse extraction, nourri de mauvais exemples,
et trop faible, trop insouciant pour s'amender d'une ma-
nière sérieuse, ne peut jamais atteindre un but heureux ;
qu'il doit nécessairement voir échapper tout ce qu'il dé-
sire, tout ce qu'il espère, et que, « pour améliorer son
sort, il ne suffit pas de changer de lieu , il faut aussi qu'il
change de conduite et de principes. »
Je n'ai trouvé chez aucun biographe des documents
' VicBNTE ËsriifBL. Épignmffle à Gazuisn d'Alfarachc.
A M. CHARLES NODIER. xv
certains sur Tépoque à laquelle le Tacano fut écrit ; mais
je crois pouvoir me servir, pour remplir cette lacune,
d'un fait historique auquel il est fait allusion dans le cha-
pitre Vf.
Antonio Ferez, premier secrétaire d'État du roi Phi-
lippe II, gravement compromis, dès ^578, dans un procès
intenté par Tlnquisition à Escovedo, secrétaire de don
Juan d'Autriche, fût arrêté, mis à la torture, et retenu
pendant plusieurs années dans les cachots du saint ofQce.
Il parvint à s'échapper en ^590, se réfugia en Aragon et
plus tard en France, pendant qu'on le condamnait
comme contumax et qu'on l'exécutait en eflQgie en 4592.
L'Inquisition le poursuivit même au delà des Pyrénées ;
quelques séides tentèrent de l'assassiner soit à Paris, soit
à Londres ; puis enfin Henri IV l'ayant pris ouvertement
sous sa protection, les persécutions cessèrent, et il mou-
rut de mort naturelle en 461 4 , à Paris:
Le héros du roman de Quevedo était à Alcala au mo-
ment où l'inquisition, craignant quelque tentative d'An-
tonio Perez ou de ses amis, le faisait poursuivre jusqu'à la
cour de France, et recherchait partout ses prétendus émis-
saires , c'est-à-dire de 4595 à 4597.
Ce fait a, dans l'histoire de Pablo, une importance tel-
lement négative, que si le nom d'Antonio Perez s'y trouve
cité, ce ne peut être que pour cause d'aciualiié. Quevedo
a parlé d'Antonio Perez, parce qu'il était à la mode; et
s'il eût fait son livre en 4600, alors que l'ancien ministre
de Philippe II vivait oublié à Paris, il n'en eût pas dit un
mot.
On ne pourrait faire ici qu'une objection, c'est la
XVI LETTRE
grande jeunesse de Quevedo à l'époque que j'indique ; il
était né, en effet, en 4580. Mais l'abbé don Pablo Antonio
de Tarsia, l'historien de cet écrivain célèbre, nous ap-
prend qu'avant quinze ans ( i 594) il était déjà gradué en
théologie à l'université d'Alcala. A vingt ans il savait le :
latin, le grec, Thébreu, l'arabe, le français, l'italien; il
avait obtenu tous ses degrés dans les lettres sacrées et
profanes, en droit civil et canon et en sciences naturelles ;
c'est en i 605, lorsqu'il n'avait que vingt-cinq ans, que le
savant Justus Lipsius, dans une lettre datée de Louvain,
le *iO janvier, l'appelait déjà magnum decus Hispa--
norum.
Tout cela me semble établir que le jeune âge de Que-
vedo ne peut être mis en cause ; et s'il avait à vingt ans
autant de science et autant de génie, dont il n'avait que
faire pour écrire le Tacano , il pouvait bien, avant cet
âge, faire l'essai de cette verve originale à laquelle il doit
une si grande célébrité, de cet esprit d'observation et de
philosophie qui ont dicté tant d'écrits admirables.
D'un autre côté, il règne sur toute l'œuvre de Quevedo
une teinte réellement juvénile. Les détails du séjour de
Pablo à Alcala sont de nature à prouver que l'auteur n'a-
vait pas quitté depuis longtemps les bancs de l'université.
Pablo est écolier, moqueur, bruyant, malicieux avec tant
de naturel qu'un écolier seul peut raconter de la sorte. En
amour il montre tant de timidité, tant d'hésitation, qu'on
est obligé de reconnaître chez l'écrivain autre chose que
la délicatesse d'un homme du^ monde : c'est toute
l'inexpérience de l'adolescent. Quevedo a prouvé bien des
fois, dans ses diverses œuvres burlesques, que son parti
A M. CHARLES NODIER. xvii
était pris quant à la délicatesse, et qu'il ne craignait pas
Tobscénité. Ici ce n'est pas de même : il est ce que sont
les jeunes gens, un peu ordurier, mais nullement licen-
cieux. (Je crois inutile de dire que je n'aurais conservé
dans ma traduction aucune expression de Tun ou l'autre
genre. ) Il ne sait pas encore ce que c'est qu'une bonne
fortune ; Pablo n'en a pas, et il trouve plus facile de nous
laisser croire que son héros a toujours été malheureux,
que de nous confier des détails d'amours qu'il sait à peine
par Inî-môme. En un mot, il est inexpérimenté et craintif;
ce n^est que plus tard, et quand les années l'eurent rendu
moins scrupuleux, qu'il lâcha entièrement la bride à sa
verve dévergondée.
Quevedo fait preuve d'un talent d'observation, d'une
finesse d'aperçus bien rares à cet âge ; mais on remar-
quera que les originaux des portraits qu'il peint avec
tant d'habileté sont de ceux qu'un écolier rencontre à
tout moment, dont il entend parler sans cesse. 11 fait les
portraits qu'on peut faire à son âge avec son génie ; ntais
il ne touche pas à la société espagnole ; ce qui prouve
non pas qu'il est hors d'état de la décrire, mais qu'il est
trop jeune encore pour y avoir été introduit.
C'est d'après tous les indices qui précèdent que je crois
pouvoir établir que Quevedo avait environ dix-sept ans
lorsqu'il écrivit le Tacano. Ce livre est, par consé-
quent, antérieur au Don Quichotte dont Cervantes publia
la première partie au commencement de 4605 ; au Marcos
de Obregon de Vicente Espinel, qui fut imprimé en 4618 ;
au Diablo cojuelo de Luis Vêlez de Guevara, qui ne parut
qu'en 4641 ; mais il précède de bien peu le Guzman de
m.
vxiii LETTRE
Alfarache, dont Mateo Aleman publia les premières édi-
tions en -1600 et ^605.
A l'époque où il parut, et ainsi que Tattestent, entre
autres, deux éditions publiées en Espagne en \ 627 et en
4629, le roman burlesque deQuevedo ne portait pas en-
core le titre que je lui ai donné jusqu'à présent : il se nom-
mait Historia de la vida del Buscon, Uaniado don Pabtos
(Histoire de la vie du Buscon, surnommé don Pablos] ; ce
n'est que plus tard et postérieurement à la mort de Que-
vedo, arrivée en 4647, que des éditeurs imaginèrent, je ne
sais pourquoi, le titre de Gran Tacano (*), qui fut con-
servé dans toutes les éditions modernes.
C'est en 4644 que fut publiée à Paris, par le sieur
delaGeneste, une première traduction des -œuvres bur-
lesques de Quevedo, comprenant six visions, l'Aventurier
Buscon et les Lettres du chevalier de V Épargne. Peu d'an-
nées après, en 4 647 et en 4 655, parurent à Rouen de nou-
velles éditions de l'œuvre de la Geneste ; l'une d'elles était
dédiée « à monseigneur le marquis deGourdon, capitaine en
cbef de cent hommes d'armes écossais entretenus pour le
service de Sa Majesté. » En même temps que M. de la Ge-
neste, un anonyme faisait imprimer à Lyon (4644), puis à
Paris (4 655), deux traductions dont je ne connais l'exis-
tence que par le savant bibliographe Nicolas Antonio. Plus
tard enfin, à Bruxelles, en 4748, un Parisien nommé Ra-
clots publia une nouvelle traduction du Buscon et des Vi-
sions de Quevedo, traduction qui n'est, à bien prendre,
TttctM signiHc Viiiiiieii, Tmirbe, t;tqiiin.
A M. CHARLES NODIER. xix
qu'une copie de celle de la Geneste, tout au plus assez
modifiée pour n'être pas traitée de plagiat.
Malgré Textréme faiblesse de ces diverses traductions,
qui ne pouvaient, en aucune manière, donner aux lec-
teurs, nos compatriotes, une idée de toute la verve co-
mique el de rextréme originalité de Quevedo, les œuvres
burlesques de ce célèbre écrivain obtinrent un grand
succès; le Bmcon surtout devint le livre à la mode, et
certaine société de la Malice, dont les curieux statuts
existent au cabinet des estampes de la Bibliothèque royale,
et qui fût fondée, le ^^'^ janvier 1754, par « très-aimable
et très-digne dame madame Agrippine de la Bonté-
même, » décida, d'un commun accord, que le Busccn fi-
gurerait en troisième ligne parmi les livres fondamen-
taux de sa bibliothèque ; c'est-à-dire après f Espiègle et
Richard-sans-Peur ^ et avant Guzman d*Alfarache elGil
Bian.
Il ne serait pas étonnant que ce fût le succès de C Aven-
turier Buscon qui eût donné à Le Sage Tidée de rechercher
et de traduire dans la littérature espagnole les divers ou-
vrages écrits sur le même plan, et d'y puiser plus tard
tous les éléments de son roman demi-traduit, demi-origi-
nal, de Gil Blas. Toutefois il est fâcheux, selon moi, pour
la mémoire de cet écrivain, qu'il ait négligé dans sa col-
lection d'aventure!! espagnoles de payer aux auteurs origi-
naux chez lesquels il puise à pleines mains, ainsi qu'à
Quevedo, qui lui prêta plus d'une idée, et qui aida peut--
être à ses succès, le tribut de reconnaissance qu'il leur
devait à tous; il est regrettable surtout, s'il n'a pas
nommé Quevedo, auquel il n'était pas forcé d'avouer qu'il
XX LETÏKE
dût quelque chose, qu'en traduisant presque littérale-
ment le Diable boHeuXj le Bachelier de Salamanque et
Guzman d'Alfarache , il se soit borné à inscrire son nom
seul sur le titre de ces livres. Vêlez de Guevara, Espinel
et Mateo Aleman pouvaient, à bon droit, y réclamer une
place.
La dernière traduction que je connaisse des œuvres de
Quevedo fut publiée par un anonyme à la Haye, en ^776.
Elle ne comprend que le Tacano, les Lettres du cheva-
lier de rÊpargnCf et une lettre fort plaisante xur les con-
ditions du mariage^ lettre dont j*ai introduit une partie
dans le chapitre XIX de ce volume.
Cette traduction de la Haye est la meilleure de toutes
celles que j'ai vues. Le hasard, qui m'a mis à même d'en
découvrir chez un bouquiniste un volume dépareillé, m'a
permis de ju^er que si elle n'est pas encore aussi rigou-
reusement exacte que l'exige l'œuvre de Quevedo, elle en
approche du moins par une grande clarté et une con-
naissance complète de la langue et des mœurs espa-
gnoles, qualités qu'on peut formellement dénier au sieur
de la Geneste et au Parisien Raclots, son contrefacteur.
Le traducteur de la Haye s'est servi, pour son travail,
d'une dos éditions originales modernes ; c'est ce que sem-<
ble indiquer le titre qu'il a pris. H a dédaigné le Buscon
de la Geneste et de Raclots ; et traduisant littéralement le
titre nouveau, il a nommé son livre : le fin Matois^
histoire du gran lACANOt ou du grand Taquin^ autrement
dit Buscon ; enfin il a pris pour épigraphe l'éternel casti--
gat ridendo mores : aucune ne convient davantage aux
cpuvres joyeuses de Quevedo.
• A M. CHARLES NODIER. xxi
Maintenant, monsieur, je vous dois compte, moi, qua-
trième traducteur, de la manière dont j'ai envisagé le tra-
vail que j*ai entrepris. Deux motifs sérieux m'ont empê-
ché de faire une traduction complètement littérale. Le
premier, c'est que j'ai voulu faire du Tacaôo un
livre qui pût être lu de tous, et non pas seulement une
œuvre littéraire. J'ai dû, pour atteindre ce but, et tout
en reproduisant avec la plus grande religion et la plus ri-
goureuse exactitude possible les saillies originales du
texte, en retrancher souvent des passages de mauvais
goût qui ne pouvaient être ni compris ni acceptés au-
jourd'hui, et qui, selon l'esprit et le jugement éclairé de
notre époque, ne pouvaient faire honneur à Quevedo ; je
n'ai fait grâce à aucune saleté, à aucune expression incon-
venante; elles n'étaient pas nombreuses, cette justice
est due à l'auteur , mais par cette raison même elles dé-
paraient son œuvre. J'ai, dans cette unique occasion, re-
léché les liens étroits qui, selon moi, doivent maintenir le
traducteur; et reproducteur fidèle presque partout, je
n'ai voulu être, en quelques endroits, qu'imitateur ou
simplement interprète.
Le second motif qui m'a guidé est la crainte d'encourir
une seconde fois les reproches, injustes sans doute, que
m'a valus une première traduction trop littérale. En ten-
tant, il y a deux ans, de publier dans notre langue le plus
remarquable peut-être des anciens chefs^l'œuvre de la
littérature espagnole, je m'étais fait une loi, vous le sa-
vez, monsieur, d'aborder franchement quelques-unes de
ces expressions qui, depuis Rabelais, ne sont plus de
bonne compagnie ; j'aurais cru, en remplaçant par des
périphrases ces expressions très-positives, manquer à la
vérité et détruire tout le caractère d'une œuvre du quin-
zième siècle. Malheureusement pour moi, ce livre était le
premier que je publiais ; je Tavais fait comme une étude
comme un document utile pour Thistoire de ce bel art
dramatique espagnol ; je pensais que des savants seuls
consentiraient à le parcourir ; il s'est trouvé que des cu-
rieux ont voulu le connaître, et ceux-là ne tenant compte
ni de mes motifs, ni de mon respect pour un vieux mo-
nument dont les défauts mêmes sont précieux, m*ont re-
proché d*avoir fait un mauvais livre et d'y avoir conservé
de gaieté de cœur des expressions obscènes. Une telle ac-
cusation est terrible pour un jeune homme et pour un
débutant; on est tant de fois jugé sur une première
œuvre que, me trouvant aux 4)r}ses avec iin livre pres-
que aussi célèbre et quelquefois un peu gai, je n'ai plus
osé être aussi religieux ni aussi littéral. Je crains, mon-
sieur que cette pudeur ne me soit imputée à crime par
les rigoristes ; les Espagnols surtout me demanderont de
quel droit, en traduisant leur chef-d'œuvre, j'ai porté sur
ses pages une main profane, et changé de mon autorité
privée plus d'un passage dont la honte ne peut rejaillir
sur moi, humble reproducteur ; de quel droit enfin j'ai
osé, moi chétif, mettre en certains endroits mon esprit à
la place de celui du sublime Quevedo.
Hélas 1 monsieur, que pouvais-je faire en cette occur-
rence ? Placé entre la menace d'une déconsidération mo-
rale, de la colère des mères de famille, du mépris des
gens pudibonds, et la certitude de la malédiction castil-
lane, j'ai hésité un instant, je l'avoue ; des uns j'èspèrc
A M. CHARLES NODIER. xxrii
quelques heures d'avenir littéraire, des autres quelques
jours du bonheur de ce monde. J'ai été faible, la considé-
ration morale Ta emporté sur la gloire, Thomme privé sur
le traducteur, et dans un bel accès de vertu j'ai biffé im->
pitoyablement vingt lignes de Quevedo. Puisse ce crime
m'ètre paf'dppné, puissent mes juges de Castille me faire
grA^ en cpnsyidération du danger que j'ai couru, puisse
le monde me donner quelques joies en payement du sacri-
fice que lui a fait ma conscience de traducteur !
le n'ai donc été traducteur rigoureux que dans la pro~
portion de quatre*yiDgt-dix-huit pages sur cent; mais pour
cesi^piatre-yingt-dix-huit pages, j'ai été fidèle autant que
traducteur peut l'ôtre ; j'ai accepté courageusement le déft
qui tm'avait ét^ porté de reproduire les originalités du Ta^
caôo, Qt je n'ai pas pris prétexte pour les éluder, de la fa-
culté que je m'étais ^nnée de n'être quelquefois qu'imi-
tateur..
J'ai profité cependant de cette faculté pour quelques
augmentatipns peu importantes qui m'ont semblé pouvoir
accroître l'intérêt du livre; ainsi, laissant intact à quel-
ques conditions près d'ordre, de classement et de bienr
séance^ te: Tacano de Quevedo, j'y ] 9À ^ajouté un pro-
logue et un épilogue doi^t l'idée prise à une autre œuvre
du 9»é(|q6 aut^iur, ia Fonyna eon sesp, m'a semblé se ratta*
cher a la pensée philosophique qui domina dans tout l'ou-
vrage* Pri^tant encore de l'exemple de Cervantes, d'Ës-
pinel) deGu^vara et même de lé Sage, j'ai intercalé dans
le courant du livre» une seule fois, et en place d'un récit
de fort maiivais goût, un épisode plein d'originalité puisé
dans U9. autre ouvrage de Quevedo et qui ne suspend que
XXIV LEÏTRK
pendant quelques instants et d'une manière amusante la
série des aventures de Pablo. Ces épisodes jouent le rAie
de pièces de marqueterie qu'on pourrait facilement enle-
ver, sans nuire à l'intérêt du roman, si Ton voulait le ra-
mener à sa composition primitive.
Pour être original jusqu'au bout et pour suivre en cela
Tusage généralement adopté par tous les écrivains de son
temps, Quevedo a laissé inachevé le récit des aventures de
son héros. Comme Cervantes avait fait pour dcn Quichotte,
Rojas pour la Célentïne, Calderon et l.ope de Vega pour
plusieurs de leurs œuvres poétiques, Quevedo s*est arrêté
tout court, ennuyé sans doute de contraindre son génie
vagabond à suivre une même pensée, un même sujet et
un même homme pendant trois cents pages. Une telle
manière de terminer un livre ne pouvait être du goût
de nos jours ; la faculté que je m'étais donnée d'imiter,
de retrancher, d'ajouter impunément, me faisait un de-
voir de compléter les joyeuses aventures de Pablo, et fort
heureusement pour ma paresse et mon insufflsance, j'ai
trouvé dans le Buscon de M. de la Geneste une fin assez
ingénieuse qu'il a oublié de ne pas attribuer à Quevedo
et dont je me suis emparé, le n'ai toutefois accepté la res-
ponsabilité de ce dernier chapitre que sous la condition
de le traduire du français de 4644 au français d'aujour-
d'hui, d'en supprimer d'interminables longueurs, et de le
ramener à la pensée dominante du roman dont il me pa-
raissait s'éloigner d'une manière trop heureusie pour
Pablo.
Voilà, monsieur, ce que j'ai fait. Dieu veuille, mais je
crains le contraire, qu'un peu de succès vienne justifier
A M. CHARLES NODIRR. \\\
tant de hardiesses et désarmer ta critique ; en cela votre
bienveillant patronage me sera une égide derrière laquelle
je craindrai moins le danger.
Il me reste à traiter une question qui pourra paraître
minime, mais qui cependant m'a longtemps et sérieuse-
ment occupé, je yeux parler du choix d*un titre.
J*aYais à me décider entre le premier titre donné à son
Œuyre par Quevedo : V Histoire du BuMCon, surnommé don
Pablos ; le titre pris par M. de la Geneste : Hûtoire diver-
iissanle de l'aventurier Buscon ; celui des éditions espa-
gnoles modernes : le grand Vaurien, le grand Taquin ou
enGn le fin Matois, titre choisi par le traducteur anonyme
de la Haye.
Un instant je penchai pour V Histoire du grand Vaurien,
mais on me fit craindre que ce ne fût pour mon liyre une
cause.de réprobation. leBuseon me semblait d'une triste
harmonie poqr oos oreilles modernes qui aiment rharmo-
nie ayant tout et qui veulent un titre qui sonne bien ;
Matois était bien vieux pour un livre nouveau; il me
sembla enfin que don Pablo de Ségovie, titre noble et ron-
flant, plaçait toutde suite mon livre dans sa véritable famille,
à côté de GO Blas de Santillane« du seigneur Guzman d\41-
farache et du bachelier don Chérubin de la Ronda.
Mais tout n*était pas dit : après avoir ajouté, d*après
votre conseil. Tancien titre français VAreniurier Buscon^ je
me croyais quitte avec les exigences de couverture et
d'affiche, lorsque des Espainiols sont venus, qui, sévères
sur les convenances, se sont offensés de me voir attribuer
à un aventurier le ^lon nobiliaire et au55i dp Inp^ffler fMhf'#
IV.
XXVI LETTRE A M. CHARLES NODIER.
au lieu de Pablos, c'estrà-dire fils de Pablo, selon le commun
usage, puisque son père s'appelait aussi Pablo. Il ni*a fallu,
monsieur, mettre en œuvre, pour combattre de telles
exigences, des moyens de persuasion que j*eusse voulu
réserver pour une cause plus importante. Je démontrai
que Pablo« eût formé avec Ségovie, surnommé et Buscon,
une réunion de sifflantes fort désagréables ; je rappelai que
notre héros déclarait quelque part qu'il voulait être seul
de sa race, et n*étre le fils de personne ; enfin, j'ajoutai
que Pablo n'était pas le premier vaurien, le premier picnro^
le premier fils de rien qui se fût octroyé lé^on. Mes rai-
sonnements, soutenus pour ce dernier cas par Texemple
de Quevedo, ont heureusement été acceptés.
Me voici donc resté possesseur de mon titre, et grâces à
lui, mon livre est achevé. Le voici, monsieur, bien com-
plet, annoté, corrigé, augmenté et illustré; couverture
élégante, titre orné, beaux caractères, spirituelles vignet-
tes, aventures joyeuses, bons mots et boni\^ f^ilosophie,
rien ne lui manque si fait pourtant, il n'y a là
que la statue, il faut encore un souffle qui l'anime, un
peu de feu d'en haut qui lui donne la couleur, le mouve-
ment et l'existence, cela ; monsieur, ne peut lui venir que
par vous.
A.Germond de Lavigne.
Paris, Sdëceuibrc 1W2.
\ MiiHsieiir (irniionil <lr bn^nr.
MONSIEUH ,
,1 lu avec beaucoup d'intérêt et beau-
»ap de reconnoissance la Lellrt; que
'0U8 m'aveï fait l'honneur de m'adres-
, à l'occasion de votre nouvelle tra-
ion de Quevcdo. C'est un grand plaisir
moi que de voir de jeunes talents
ayer, par de fortes études, à lutlei-
contre les difficultés d'une langue admirable,
et s'approprier, do droit de conquête, ce qu'il
y a de plus original dans ses tours, de plus
xxviii LETÏRK
caractéristique dans son esprit , de plus naïf
dans son génie. J'avois éprouvé ce bonheur à
la lecture de votre Célestine, et je dois déclarer
ici que je suis de ceux qui n'ont pas répu-
gné aux hardiesses un peu cyniques d'une ver-
sion consciencieusement littérale. Le respect des
mœurs a été la règle principale de ma vie litté-
raire, et je crois avoir manifesté cette religieuse
pudeur de la parole dans le très-petit nombre de
mes foibles écrits, dont quelques personnes peu-
vent se souvenir encore ; mais je sais que tous les
genres de livres ne sont pas faits pour tous les
genres de lecteurs, et qu'un traducteur, par
exemple, manqueroit essentiellement aux devoirs
d'exactitude et de fidélité qu'un ministère exigeant
lui impose, en atténuant sous les nuances fardées
d'une phraséologie prude ou coquette, les cou-
leurs crues, hardies et souvent grossières de son
texte. Ainsi, la Célestine n'est certainement pas
destinée à faire jamais partie de la Bibliothèque
des collèges ou du Théâtre des jeunes personnes^
mais cet ouvrage est un des monuments les plus
importants de la littérature moderne, et il n'est
pas permis de l'altérer. Les scrupules d'un lan-
gage timidement épuré sont aux licences ingé-
nues du moyen âge ce qu'est le badigeonnage aux
A L'AUTEUR. xxix
vieux édifices. L'abbé de Marsy n'est parvenu
qu'au ridicule en corrigeant Rabelais.
Vous étiez plus à votre aise avec Quevedo^ esprit
leste et audacieux, mais exercé par une éducation
élevée aux bienséances d'un siècle plus avancé
en civilisation, comme on dit aujourd'hui. Quevedo
n'a pas moins de dévergondage dans les idées et
dans les mœurs que l'auteur ou les auteurs de la
Cékstiney mais il est un peu plus méticuleux dans
l'expression 9 parce que l'époque où il écrit, et
qu'il a parfaitement appréciée, commence à se sou-
mettre au respect des convenances. L'effronterie
de son franc-parler ne va jamais jusqu'à l'obscé-
nité, ou n'y touche qu'avec réserve; il a donc
contribué de ses propres efforts à rendre vo}rc
traduction moins oseuse et, par conséquent, moins
difficile ; mais quels autres obstacles n'a-t-il pas
opposés à votre courage dans la lutte périlleuse
que vous tentiez contre lui ! Quevedo, que l'Es*
pagne rapproche trop de Cervantes, et que nous
faisons descendre trop près de Scarron, est un
écrivain tout à fait à part. C'est un homme du
monde d'un génie excentrique , dédaigneux , nar-
quois, qui parott merveilleusement organisé pour
Tobservation , mais qu'un instinct particulier k
son caractère, et probablfrncnt développa* par s^v
XXX LKTTRt
habitudes, porle à n^envisager les personnes et
les choses que sous le point Je vue grotesque.
Son style, c est lui-même, partout évaporé, vaga-
lx>nd, entreprenant; souvent éblouissant de bril-
lantes lueurs, de vives étincelles, de traits inat-
tendus qui se traduisent sous la plume ivre en
loi les hyperboles et en burlesques fantaisies, sail-
lies fougueuses et désordonnées comme la verve
qui s'allume ; plus souvent encore, traînant, fati-
gué, presque lâche, vivant de redites au lieu d'in-
spiralions, ne s'échauffant qu'aux dépens des sou-
venirs d*une gaieté qui s'use, et pâlissant peu à
peu comme la verve qui s'éteint. Voilà ce qu'il
falloit sentir, voilà, chose bien autrement dange-
reuse à essayer, ce qu'il falloit faire sentir au
lecteur françois, pour lui donner une idée com-
plettement satisfaisante des œuvres facétieuses de
QaeveJo. ( Il est bien entendu entre nous que je
ne parle pas des autres. )
Pour réussir dans une pareille entreprise, il
falloit autre chose qu'une étude approfondie de
cette belle langue espagnole qui nous est si clière
:i tous deux. Il falloit se laisser entraîner à Tessor
({uelquefoiè extravagant de Queieio^ et savoir vo-
ler de ses ailes. Mon amitié vous a longtemps suivi
d'un œil inquiet dans ce voyage aventureux ; vous
A L'AUTEUR. xxxi
en êtes heureusement revenu avec tout le succès
que vous pouviez en attendre, et je suis heureux
d'être le premier à conslater votre triomphe.
Charles Nodier ,
clf l 'Académie (raïKliM-
l'KOLOGlE.
upiler, devenu vieux, se prit un jour d'une
grande colère ; il criait à s'égosiller, et
jamais l'Ulympe, à part les cris de l'oiseau
de Junon , n'avait entendu des sons plus
isgracieus. Le maître des bumains fit
ner ordre aux dieux de se rendre au
ieil, et tous accoururent en tumulte '.
n première ligne venait Mars, le don Qui-
chotte des dettes ; il était revêtu de ses armes, le morion en
lète, et portait d'un air fanfaron ses jnsignesde garde cham-
pêtre. A son c6té était Bacchus, le glouton de céans, coiiïé
« DON PABLO
tour, se nouaient et se dénouaient. Derrière la Fortune
venait TOccasion, en manière de suivante. Les traits du
visage de celle-ci étaient des plus gothiques ; sa tête était
luisante et chauve comme un miroir, et portait au sommet
du front une mèche unique de laquelle on n'aurait pu
faire une moustache.
— Mes )eux sont à Tombre, dit ta Fortune en prenant
place ; ma vue est à l'aveuglette, je ne puis donc savoir qui
vous êtes, vous ici présents; soyez ce qu'il vous plaira, je
m'adresse à vous tous et à toi surtout, Jupin, qui ne fais
plus gronder ta foudre que pour couvrir les quintes de ton
asthme. ^ Di^moi, je te prie, par quelle fantaisie tu mv
fais appeler, moi que tu as oubliée depuis tant de siècles ^?
Le tout-puissant Jupiter se hâ(a de répondre.
— Écoute-moi, ivrognesse, lui dit-il; tes folies, tes mé-
chancetés et tes caprices sont au comble. Tu as laissé
croire k la gent mortelle que, parce que nous t'avons mis
la bride sur le cou, il n'y a plus de dieux, et tout marche
en dépit du sens commun. Us prétendent, en bas, que tu
accordes aux délits ce qui est dû aux mérites ; que tu
donnes au péché les récompenses de la vertu ; que tu élèves
sur les tribunaux ceux que tu devrais hisser à la potence ;
que tu donnes les dignités à ceux dont tu devrais cou-
per les oreilles; que tu appauvris ceux que tu devrais en-
richir.
La Fortune changea de couleur à cette apostrophe.
— Je sais ce que je fais, répondit-elle avec colère ; dans
toutes mes actions mon pied ne perd pas la boule. Je suis
plus sensée que vous tous, et si les humains sont mé-
chants, c'est pour avoir imité vos désordres. Toiquim'ap>
DE SÉGOVIE.
<
pelles inconséquente et ivrognesse, souviens-toi que tu as
fait le bec d'oie pour tenir conversation avec Léda ; que tu
t'es répandu en petite monnaie pour Danaé ; que tu as
beuglé comme un veau pour Europe — Inde tot^o palet*
— que tu as fait mille autres folies, mille autres sottises ;
que de tous ceux et celles qui renvironnent, il n'en est pas
un qui n'ait fait le geai, la pie, le corbeau ou quelque autre
sot oiseau pour contenter un besoin d'amourette.
Toute l'assemblée chuchota. Vénus essaya de rougir et
feignit de cacher son trouble derrière son éventail. Mars,
par contenance, roula sa moustache ; et pendant que Bac-
chus ronflait, Junon lança vers Ganimède son regard le
plus haineux.
— ^ M'en reprochera-t-on autant, continua la Fortune ;
ai-je jamais été amoureuse? Amoureuse, moi ! Je suis
aveugle, et le bandeau que vous m'avez mis sur les yeux
me rend sourde à moitié ! S'il y a en bas des gens méri-
tants mis à l'écart, des gens vertueux sans récompense,
toute la faute n*en est pas à moi ; à beaucoup j'offre ce
dont ils sont dignes ; s'ils refusent, ; qu'y puis-je faire ? Les
uns ne se donnent pas la peine d'allonger la main pour
prendre ce que je leur destine ; les autres me l'arrachent
sans que je le leur offre ; ceux-ci ne savent pas conserver les
biens que je leur donne, et m'accusent de les leur repren-
dre ; ceux-là me reprochent d'accorder à leurs rivaux des
faveurs qui, chez eux, seraient plus mal placées. Laissez-
les dire : ma sœur la Justice leur mesurerait tout cela
à la balance qu'ils trouveraient encore le moyen de se
plaindre.
— Je te voudrais un peu plus sévère et moins incon-
' ' - :t2-^^^'^^
""tir if. I ''*»^ BAv J ^"*^**i^
'"" *"«*^ *iZr '■' **^
/
DE SÉGOVIE. 9
chacun avec ce qu'il mérite. X'ai dit, choisis Theure et le
jour.
— ^ Pourquoi diflférer ce qui doit être? reprit la For-
tune ; mettons-nous à Tœuvre séance tenante : quelle
heure est-il ?
— Nous sommes aujourd'hui au 20 Juin, lui dit d'un
air boudeur le Soleil, prince des horlogers, il est trois
heures trois quarts et quatorze minutes du soir.
— Eh bien donc, repartit la Fortune, à quatre heures
nous verrons ce quise passera sur terre.
Là-dessus elle se mit à graisser Tessieu de sa roue et
attendit.
— 11 est quatre heures, sonna Phébus.
— Allons donc ! cria la déesse, à chacun selon ses œuirres !
Et elle lâcha sa roue, qui, lancée dans Tespace comme un
ouragan, tomba sur le monde, le parcourut en tourbillon-
nant, et y mit tout dans une efllrayante confusion.
Ce ne f^t pendant toute cette heure que chirurgiens
saignés à blanc; alguazils battus et pendus ; apothicaires
empoisonnés; parvenus renvoyés à leurs moutons; jolies
femmes retournant en détail chez le parfumeur, chez le
coiffeur, chez la couturière, chez le marchand de couleurs
et restant à rien ; nobles d'emprunt désarmoriés ; palais bâ-
tis par des fripons, démolis en un tour de main et rentrant
pierre par pierre, meuble par meuble, chez leurs proprié-
taires véritables ; avocats devenus bègues ; inquisiteurs
brûlés vifs. Un tavernier fut mis à la question liquide avec
du vin frelaté ; un cordonnier à la question du brodequin;
un avare fut enfermé dans un coffre -fort vide; des tailleurs
furent écorchés vifs et des bohémiens firent des tambours
2
10 DON PABLO
avec leur peau ; un alguazil, qui de sa vie n'avait empoigné
personne, fut berné; il fut remplacé par un procureur qui
prétendait ne jamais prendre assez ; deux grands seigneurs
qui se pavanaient dans un magnifique carrosse furent en-
levés de leurs coussins moelleux et condamnés à décrotter
ceux qu'ils avaient éclaboussés ; deux pauvres nègres qui
passaient furent mis à leur place.
On vit un âne qui rendait à son maître les coups de
bâton qu'il en avait reçus ; un homme que des oies fai-
saient danser pieds nus sur une plaque de tôle rougie au
feu ; un autre que trois dindons engraissaient et engavaient
comme ils avaient été engavés; un barbier qu*on rasait
avec un couteau ébréché ; un entrepreneur de mariages
qui, forcé d'épouser une de ses clientes, se pendit de dé-
pit; un moine qui, condamné à la sobriété, aima mieux se
laisiser mourir de faim ; un familier du saint-ofQce qui*
n'ayant personne à dénoncer, se dénonça lui-même.
Un gargotier fut réduit pour le reste de ses jours à
vivre de vieux cuirs et d'eau salée ; un flatteur fut enfermé
avec un sourd ; six parasites avec le gargotier ; une co-
quette avec un idiot. On condamna une médisante à élever
des perroquets ; un avare à n'avoir jamais plus de deux
réaux à la fois ; un ambitieux à tondre les mules ; un gref-
fier à écrire en fin ; un voyageur à dire la vérité. Deux rois
cédèrent leurs trônes à un nouvelliste qui n'avait iigurié
personne et à un médecin qui avait guéri tous ses ma-
lades.
On vit, — car la Fortune est bizarre même lorsqu'elle
veut être juste, — un pauvre aveugle à qui échurent des
tableaux de prix... Il les changea contre un bâton, une
DE SÉGOVIE. H
écuelie et un caniche ; les chevaux de selle d'un riche ama*
teur échurent à un cul-de-jatte qui, n'en pouvant rien
faire, les vendit et s'acheta une jatte et des manchettes
neuves. On rencontra un homme parfaitement vertueux ;
on lui donna le harem du Grand Turc afin de perpétuer sa
race; on découvrit un procureur intègre; ne sachant
quelle récompense donner à un tel mérite, on le donna...
pour exemple *.
L'heure avançait, et les dieux, qui avaient suivi avec
grande attention les capricieuses évolutions de la roue de
dame Fortune, paraissaient moyennement satisfaits; ils
eussent voulu plus de scandale, et ces petits événements,
faciles à prévoir, ne les amusaient pas. La Fortune s'en
apercevait et riait sous cape ; elle se frottait les mains, et
l'Occasion, qui pour la première heure de sa vie n'avait
rien à démêler avec les humains, l'entendait marmotter
tout bas et à chaque instant : « Je le leur disais bien... i à
quoi bon tout ce désordre, les hommes en seront-ils meil-
leurs?.... Laissons les choses comme elles sont.... tout est
pour le mieux. »
En ce moment cependant un nouvel épisode attira l'at-
tention un peu endormie de la divine assemblée. Dans les
rues d'une ville d'Espagne, c'était Ségovie, la capitale de la
VieiUe-Castille, un triste cortège défilait. En tête marchait
un crieur public ; il s'arrêtait de temps à autre, déployait
un papier, et lisait une sentence qui commençait par cette
invariable formule :
— L'homme que voici a été condamné pour....
Ge crieur avait la voix éraillée, et les dieux, placés un
peu trop loin, n'en purent entendre davantage. Un al-
V2 DON PABLO
4*.
^azil suivait ; il était monté sûr An genêt fourbu, dirapc
dans une cape trouée,^1itlt portait fièf€iiB6iit sa baguette
blanche. A quelques pas en arrière, ilti jusqu'à la cein-
ture, la tête couverte d'une capuche de laine, venait un
pauvre diable qu'on menait pendre ; il était hissé sur un
âne, les mains attachées sur la poitrine ; il paraissait jeune
encore et fort peu affligé de se voir en si pénible extrémité.
Le bourreau qui le suivait pas à pas, et qui, de temps à
autre, lui chassait les mouches des épaules à Taide d'un
fouet de cuir, était un homme de belle taille, mais vieilli
avant l'âge. Son front était bas et sombre, son regarâ terne
et méchant, ses lèvres pendantes, sa démarche avinée. C'é-
tait la brute chargée d'exécuter passivement les volontés
de l'intelligente justice. On lui avait dit de pendre, il y
allait; de frapper, et il frappait •.
Le peuple suivait en tumulte ; les enfants criaient au
bourreau de frapper plus fort ; quelques vieilles femmes
injuriaient le patient, lui jetaient des trognons de légumes
et cherchaient à lui faire perdre un peu de sa sérénité.
On arriva de la sorte à la potence. Les alguazils firent
ranger les curieux en cercle ; l'échelle fut dressée ; le pa-
tient sauta à bas de son âne ; on lui délia les mains ; il
monta lentement suivi du bourreau, et arrivé sur la tra-
verse, il s'y assit, prit la corde, en ajusta le nœud, et at-
tendit.
C'est alors que passa près de là la roue de la Fortune.
L'heure de la volonté de Jupiter avait sonné pour Ségo-
vie, et en un clin d*œil, comme par un coup de baguette,
les rôles furent changés ; le bourreau se trouva pendu à la
place du patient qui, debout sur le sommet de la potence.
DK SÉGOVIE. ^5
en costume de bourreau, regardait en pleurant son sup-
pléant qui se débattait.
Cette scène inattendue émut vivement la divine assem-
blée ; cette étrange substitution de victimes, ces larmes du
jeune homme au moment où il échappait au supplice, por-
tèrent au comble la stupeur et la curiosité. Vulcain était
béant comme au jour où il surprit Mars et Vénus ; Mars ju-
rait ses grands dieux qu'il n'avait jamais rien vu de pa-
reil, et offrait de se couper la gorge avec quiconque dirait
le contraire ; Apollon promettait de faire un poëme là-des-'
sus ; Bacchus ronflait un peu plus fort ; Vénus, Junon, Mi-
nerve elle-même, avaient les yeux hors de tête, le cou
tendu, les narines ouvertes, les lèvres pâles ; la curiosité
n'embellit pas, et certes Paris, ce jour-là, n'eût donné la
pomme à aucune d'elles.
La Fortune, accablée de questions, répondit qu'elle n'é-
tait pour rien dans l'aventure ; Jupiter, sollicité par tous
et plus intrigué que chacun, décida que Mercure irait in-
continent faire une enquête.
Mercure disparut.
Tout aussitôt un cavalier se fit jour à travers la foule
d'un air d'autorité. 11 était mis avec grande élégance ; son
haut-de-chausses et son pourpoint, relevés de crevés de
satin blanc, étaient du velours le plus fin. H était armé
d'une longue rapière, et sa main gauche, appuyée sur la
garde, en faisait relever la pointe vers le ciel. 11 portait un
collet à la grande mode, droit et empesé ; une chaîne d'or
brillait sur sa poitrine, une boucle d'or retenait la plume
44 DONPABLO
de Bon chapeau; sa moustache était des mieux cirées et des
plus relevées, et ses loogs éperons rendaient un son ai^n-
tin. Il marcha en dandinant Jusqu'au milieu du cercle
formé par le peuple : arrivé là, Il s'arrêta, se posa de l'air
le plus spadassin du monde, le poing sur la hanche, la téU-
inclinée, et dirigea vers le ciel un sourire et un geste des
plus insolents.
DE 8ÉG0VIE. * 15
Jupiter, indigné, saisit sa foudre, la secoua, mais pas
une étincelle ne jaillit de Farme impuissante. Le spadassin
souleva son large chapeau, salua, et sa chevelure, en s'é-
cartant, ayant laissé paraître un bout d'aile de pigeon,
tout VOiympe reconnut Mercure et se laissa aller à un rire
homérique.
Le messager des dieux s'approcha de la potence, d'où
le nouveau bourreau descendait en pleurant de plus belle.
Mercure lui frappa sur Tépaule, lui dit quelques mots à
Toreille, et tous deux, traversant de nouveau la foule que
les alguazils dissipaient, s'engagèrent dans une rue déserte
et sombre, au milieu de laquelle s'élevait une maison in-
habitée. Ils frappèrent, la porte s'ouvrit, le bourreau passa
le premier, puis. Mercure ayant fait un signe, l'Olympe
tout entier descendit.
Un instant après, dieux et déesses, vêtus en grands sei-
gneurs et en grandes dames du temps, étaient assis en
cercle dans la salle d'honneur de la maison inhabitée. Mer-
cure attendait avec son compagnon dans une pièce voisine;
dès que tout le monde fut placé, remplissant les fonctions
d'huissier introducteur, il ouvrit la porte à deux battants,
prit par la main le jeune bourreau auquel il recommanda
de faire bonne contenance, et le conduisant au milieu du
cercle, il annonça à haute voix :
— Pablo de Ségoyie *® !
A ce nom, la Fortune se mit à rire.
— Je te connais, s'écria-t-elle, c'est un de mes...
(6 DON PABLO DE SËGOVIF..
— Silence, madame ! fit Jnpin du too d'un alcade-may or.
Jeune homme, sojei le bienveoD . veuillei satisfaire la vive
curiosité que tous aret eicilée, toute notre attention tous
est acquise.
Le jeune bourreau, revena de son émotion, salua «Tec
aisance, prit place sur le siège que Hercure lui avait avancé,
soutint même arec assurance te regard un peu penistant
de Vénus ; puis, ayant un instant recueilli ses souvenirs, il
toussa, et parla de la sorte :
CHAPITRE I
Dans 1e<tuel Pablo raconte ce qu'il est et il'où il ffeni.
ElGNBUBS, je suis de Ségovie; mon père,
nriginaire de la même ville — Dieu le re-
tienne aux cieus — , se nommait Clément
Pablo. Il était, selon l'expression vulgaire,
irbier de son métier; mais ses pensées
lient trop relevées pour qu'il se laisstt
imer ainsi ; il se disait tondeur déjoues et
9ur de barbes. C'était, dit-on, un homme
grande capacité , et cela est croyable si
l'on en juge par ce qu'il buvait '. Des mau-
} langues assuraient qu'il était peu délicat sur les
2« DON PABLO
mo}ens d^acquérir, ot qu'il échangeait volontiers de très-
petits enjeux contre de gros profits, ce qu'on appelle jouer
le deux de trèfle contre Tas de carreau ; d*autres préten-
daient qu'il avait dressé un mien frère, âgé de sept ans,
à 8*approprier la substance des poches des pratiques qui
venaient se faire raser. Hélas ! mon père ne put profiter
longtemps des rayissantes dispositions de ce petit ange,
qui mourut en prison et sous le bâton. Mon père lui-
même, poursuivi peur ces enfantillages et quelques autres
semblables, f\it arrêté ( mais Justice lui fut bientôt ren-
due, et tiré de prison avec tous les honneurs de la guerre,
il fut ramené chez lui en grande pompe. J'étais bien petit
à cette époque ; je me souviens cependant qu'on le mit sur
un âne pour lui épargner la fatigue du trajet, et que le
cortège qu'on lui donna ne voulut le ramener qu'après
l'avoir promené par la ville et après avoir proclamé à tous
les carrefours de quel crime il avait été faussement accusé '.
Aussi, depuis cette époque, on eut beau faire, il fut tou-
jours sur ses gardes, 6t on ne put trouver aucun moyen de
lui rien reprocher ).
Ma mère se nommait Aldonza Saturne de Rebollo ; elle
était fille d'Octave de Rebollo Codillo, et petite-fille de
Lépide Ziuraconte '. Ainsi que tous les Espagnols, elle
était très-fière des noms de ses ancêtres et prétendait des-
cendre en ligne droite des triumvirs romains. Elle était fort
jolie et fort célèbre surtout, car tous les chansonniers d'Es-
pagne s'exercèrent sur elle ; ses manières étaient tellement
gracieuses, qu'elle ensorcelait tous ceux qui avaient affaire
à elle : cependant elle n'ensorcela pas complètement la
À
DE SÉGOVIE. 2i
justice ; car, à propos de je ne sais quelle petite histoire
scandaleuse, peu s'en fallut qu'on ne la fit paraître en
public avec un vêtement de plumes *. On l'accusait, en
un mot, de se mêler de sorcellerie, de faire des philtres
pour les amants, de la teinture pour les cheveux blancs, et
les savants du pays la surnommaient algébriste d'amour,
pour dire que sa science en pareille matière égalait la per-
fection de l'algèbre en matière mathématique ^.
Quoi qu'il en soit de ces accusations, je puis certifier que
ma mère s'imposait une pénitence sévère. Sa chambre, où
seule elle entrait, — et moi quelquefois, car j'en avais la
permission quand j'étais petit, — était remplie de têtes de
mort, et vous savez, seigneurs, qu'il n'est pas une dame
espagnole qui n'en ait une sur son prie-Dieu ; elle disait
que si elle en avait en si grande quantité, c'était pour ne
pas perdre un seul instant le souvenir de notre fin der-
nière. Son lit était soutenu par des cordes de pendus, et
elle me disait quelquefois :
— i Vois-tu? c'est à l'aide de cet exemple permanent
que je donne des conseils à ceux à qui je veux du bien ;
je leur dis que, pour se garantir d'un collier de cette es-
pèce, ils doivent vivre sans cesse la barbe sur l'épaule ^, se
conduire avec une prudence excessive et ne pas laisser le
plus petit indice pour donner prise sur eux.
Quand je devins grand, 11 fallut me choisir un état, et
mes parents ne purent s'accorder. Je m'étais senti dès
Tenfanee des idées relevées et indépendantes, et le métier
de moB père, aussi bien que celai de ma mère, quand je
les connus, ne me séduisirent nullement.
— HOD enfant, disait mon père, l'état de Toleor n'est
pas un art mécanique, c'est une profession libérale ; oeloi
qui dans ce monde ne se sert pas de ses mains pour voler,
ne peut y vivre. ^ Sais-tu pourquoi les alguaiils et les al<
cades nous aiment ri peu? Ils nous pourchassent, ils nous
battent, — et le brave homme avait la larme à l'ceil an
souvenir des rades épreuves supportées par ses cdies, —
DE SÉGOVIË. 25
ils nous pendent même sans s'enquérir si notre dernière
heure est venue : ^sais-tu pounfuoi? c'est qu'ils ne vou-
draient pas que là où ils sont il y eût d'autres voleurs
qu'eux et leurs dévoués ; mais heureusement notre pru-
dence nous garde de leurs griffes. Quand j'avais ton âge,
mon enfant, je travaillais déjà, j'exploitais les rues, les
places, les promenades, et je fré€[uentais surtout les églises,
— non pas cependant que je fusse bon chrétien. — J'ai été
pris plus d'une fois, les bourreaux m'ont fait chevaucher
de temps à autre sur le chevalet de la torture, et l'âne ne
m'eût pas manqué si j'eusse avoué quelque chose ^ ; mais,
grâce à Dieu, je n'ai jamais rien confessé, si ce n'est selon
les principes de la sainte mère Église, et c'est autant en
agissant de la sorte qu'à l'aide des petits profits de mon
métier, que je suis parvenu à soutenir ta mère aussi ho-
norablement que possible.
— Vous m'avez soutenue I s'écria celle-ci avec colère, et
redoutant déjà que, séduit par mon père, je ne préférasse
son métier à celui de sorcellerie ; ^ comment m'avez-vous
soutenue? ^N'est-ce pas moi qui vous ai fait vivre, moi qui
TOUS ai tiré de prison à force de ruse et d'adresse, qui vous
y ai entretenu d'argent? ^Si vous ne confessiez rien, était-
ce par courage, ou plutôt grâce aux philtres que je vous
donnais ? Si je ne craignais qu'on ne nous entendit dans la
rue, je vous rappellerais ce jour où j'entrai dans votre
prison par la cheminée et où je vous fis sortir par le toit.
Elle en eût dit bien davantage, tant elle était en colère,
si, par les mouvements qu'elle se donnait, elle n'eût dés-
2f DON PABI.O DR SÉGOVIR.
enfilé son rosaire : — c'était une collection df donts de
pauvres diables auxquels elle avait procuré ta paix de
l'autre monde.
Je dis à mes parents que Je voulais positivement ap-
prendre à être vertueux et cultiver mes bonnes disposi-
tions ; que Je les priais de me mettre à l'école, parce qu'on
ne pouvait rien faire dans ce monde si on ne savait lire et
écrire. Ils grognèrent un peu entre eux et finirent par ap-
prouver mes projets. Ma mère se mit à renfiler ses dents,
et mon père s'en alla, — ainsi qu'il nous le dit lui-même,
— couper à quelqu'un soit la barbe, soit la bourse. Je
restai seul, remerciant Dieu de m'avoir donné des parents
si habiles et si jaloux de mon tmntieur.
M^:^^
4
CHAPITRE II.
Couiraeni Pablo ail* t l'école at c« qui II
E leademaln, on m'avait acheté un abécé-
daire, et le magÎBter était prérmu. J'allai
donc à l'école ; le magister me reçut très-
gracieusement , en me disant que J'arab la
ne d'un garçon d'eqirit et d'intelUgeoce.
si , pour ne poiDt le démentir , j'appris
bien mes leçons. Le mattre m'avait placé
auprès de lot; Je gagnais des bons points presque tous
4fl8 Jours en venant le premier, et je m'en allais le der-
nier afln de faire quittes comniisaiong pour madame,
— c'était la femme du maître. — Mes gwtBlesm me ga-
iK DON PÂBLO
gnnicnt les bonnes gréées de tout le monde ; cela alla
même trop loin, car les autres enfants devinrent Jaloux de
moi, et unirent par me déclarer une guerre acharnée. On
me fit d*abord un crime de la simplicité du nom de mon
père, et je fus baptisé de vingt sobriquets empruntés aux
habitudes de son métier. Ainsi on m'appela don Pablo du
Rasoir et don Pablo de la Ventouse. L*un prétendait que
ma mère était une sorcière et qu'elle avait de nuit sucé le
sang à deux petites sœurs qu'il avait perdues. L'autre di-
sait à qui voulait l'entendre que mon père allait de maison
en maison pour en chasser les rats, ce qui n'était pas vrai ;
mais cela lui servait de prétexte pour appeler mon père
chat et ratière vivante, ce qui veut dire, en langage popu-
laire, escroc et filou. Puis d'autres encore, brochant sur
le tout, et disant que j'étais le fils d'un chat, m'appelaient
minet ou miaulaient quand Je passais près d'eux. Quel-
ques-uns feignaient de vouloir prendre ma défense, et sou-
tenaient que ma mère était une sainte femme, digne d'être
canonisée et de porter le bonnet d'évèque *. En un mot,
tous se donnaient le mot pour me ronger les talons ' et
m'abreuver d'amertume. J'y étais certes sensible, mais Je
dissimulais. Je supportai tout cela avec courage, jusqu'au
Jour où un gamin eut l'audace de m'appeler fils de. . . ( par-
don, mesdames I )... fils de sorcière. {
S'il m'eût dit cela tout bas. Je ne m'en serais pas fâché ;
mais il le cria d'une manière si claire et si précise, que Je
ne dus pas me contenir. Je ramassai une pierre et lui fen-
dis la tête ; puis, courant me réftigier auprès de ma mère,
je lui contai l'aventure.
DE SÉGOVIE. 29
— Tu as bien Tait, me dit-elle, bon sang ne peut men-
tir; tu aurais dû seulement demander à ce gamin d*où il
savait cela.
— Ma mère, repris-Je, les camarades qui étaient pré-
sents m*ont dit que j'avais tort de m'offènser ; ^ ont-ils
parlé de la sorte i cause du jeune Age de Tinsolent ? Une
chose me tourmente encore ; ^ pouvais-je lui donner un
franc démenti? Ma venue en ce monde, ainsi que plusieurs
me Font reproché, serait*elle le fruit d'un pique-nique '?
Suis-je, en un mot, le fils de mon père^
*
— Malepeste I s'écria-t-elle en riant ; ^ en sais-tu déjà
tant? Tu ne seras pas un sot; tu es charmant, en vérité ;
tù as bien fait de casser la tête à ce vaurien. De telles
choses ne sont pas bonnes à dire, lors même qu'elles sont
vraies.
Je restai comme mort de honte à cette réponse. Je for-
mai un instant le projet de m'emparer de tout ce que je
pourrais et de quitter la maison de mon père ; mais je me
contins : mon père alla soigner le blessé, le guérit, le cal-
ma, et me renvoya à Técole, où le mattre me reçut fort
mal. Mais, dès qu'il eut appris la cause de la querelle, il
me tint compte du sentiment qui m'avait fait agir, et me
fit meilleure mine.
J'avais pour camarades plusieurs fils de gentilshommes,
et entre autres celui de don Alonso Coronel de Zuniga ;
j'étais son copain, c'est-à-dire que nous mettions en com-
50 DON PABLO
mun nos provisions de bouche. Don Diego m'aimait véri-
tablement ; il est vrai que je changeais de toupie avec lai
quand la mienne était meilleure ; Je lui donnais souvent
des images, je lui enseignais à lutter, je jouais avec lui aa
taureau *, enfin, je Tamusais toujours. Aussi, très-souvent
les parents du jeune cavalier, voyant combien ma compa-
gnie lui était agréable, faisaient demander aux miens de
me laisser aller avec lui dtner, souper et quelquefois cou-
cher. De la sorte, j'allais passer chez lui toutes les ftttes
et Je le conduisais jusqu'à sa porte chaque Jour.
Un des premiers jours d'école après Noël, il passa par la
rue un homme nommé Ponce d'Aguirre, qu'on disait
être conseiller. Le jeune don Diego m'appela :
— - Écoute, me dit-il, appelle-le Ponoe-Pilate et sauve-
toi.
.Moi, pour foire plaisir à mon ami, j'appelai le passant
Ponce-Piiate. Il se mit tellement en colère, qu'il s'élança à
ma poursuite, un couteau a la main, de sorte que je fus
forcé de fuir et de me réfugier dans la maison du mattre.
L'homme entra après moi en vociférant ; le mattre s'inter-
posa, le pria de ne pas me tuer et lui promit de me châ-
tier. En effet, à l'instant même, il me fit mettre culotte
bas, et, tout en me donnant le fouet, il me demanda :
— Diras-tu encore Ponce-Pilate?
— Non, monsieur, lui répondis-Je.
DE SÊGOVIE. 51
— Dira»4u encore Ponce-Pilate ? reprit-il une seconde
fois.
— Non, monsieur, non, monsieur, m'écriai-je à chaque
coup.
Dès cet instant, J*eus si grande peur de dire Ponce««Pi-
late, ce séyère châtiment me fit une telle impression, que
le lendemain, lorsque le mattre m*ordonna de réciter, selon
Tusage, les prières aux autres écoliers, je m'arrêtai tout
court «n arrivant au Credo, Remarquez l'innocente malice,
j'avais à dire : il a souffert sous Ponce^PiUue^ je me sou**
vins que j'avais promis de ne plus dire Pilate, et je dis : il
a souffert sons Ponce d'Âguirre. Le mattre s'amusa telle-
ment de ma simplicité et de la crainte qu'il m'avait inspi-
rée, qu'il m'embrassa et me donna une exemption pour les
deux premières fois que je mériterais le fouet.
A quelque temps de là, vint le carnaval : le mattre, vou-
lant amuser ses écoliers, décida qu'on ferait un roi des
coqs ^. 11 désigna douze d'entre nous ; nous tirAmes au
sort, et le sort me nomma roi. J'en donnai avis à mes pa-
rents, afin qu'ils me procurassent un équipage conve-
nable.
Le jour venu, je me mis en marche sur un cheval étique
et fourbu, qui faisait des révérences à chaque pas, non par
excès d'éducation, mais parce qu'il était boiteux. Il avait
une croupe de singe, la queue absente, un cou de cha-
meau, plus long encore ; il n'avait qu'un œil, mais de pru-
52 DON PABLO
nelle point. Od devinait, en le voyant, à combien de péni-
tences, de Jeûnes et d'humiliations le soumettait son
maître pour lui faire gagner sa ration. Ainsi monté et lou-
voyant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, comme le Pha-
risien à la procession *, suivi de tous mes camarades en
grand costume, j'arrivai à la place du marché (je frémis
quand j'y pense ). En passant près des étalages des frui-
tières, — Dieu m'en préserve à l'avenir ! — mon cheval
vola un chou à Tune d'elles, et, sans être vu ni entendu,
l'expédia vers son ventre, où il parvint en un instant en
dégringolant par la gorge. La fruitière, sans pudeur
comme elles le sont toutes, se mit à crier. Les autres ac-
coururent, et avec elles une troupe de vauriens, et tous,
saisissant des carottes grosses comme des bouteilles, des
navets monstrueux et d'autres légumes, ils se mirent à en
faire pleuvoir sur le pauvre roi. Moi, voyant à cette abon-
dance de navets qu'il s'agissait d'une bataille navale, et
qu'elle ne pouvait se livrer à' cheval, je voulus mettre pied
à terre ; mais ma monture reçut un tel coup à la tète,
qu'elle se mit à se cabrer, et nous allâmes rouler ensemble
dans un égoul. Je vous laisse à imaginer dans quel état
je fus mis. Mes compagnons s'étaient armés de pierres; ils
donnèrent sur les marchandes et en blessèrent deux à la
tète... La justice accourut, arrêta fruitières et enfants, re-
cherchant tous ceux qui avaient des armes et les leur en-
levant, car quelques-uns portaient des dagues et de petites
épées pour compléter l'ornement de leur costume. On vint
à moi, je n'avais plus rien, on m'avait tout enlevé avec ma
cape et mon chapeau pour les mettre à sécher dans une
maison voisine ; on me demanda mes armes, à quoi je ré-
pondis, tout... crotté, que Je n'en avais pas d'autres que
des armes offensives à l'encontre du nez. L'alguazil voulut
n prison, et ne m'emmena pas, parce qu'Une
sut par^ù m'empoiirner, tant j'étais. . . embourbé.
Chacun s'en alla de son c6té, et moi Je quittai la place
pour rentrer à la maison, mettant au supplice tous les nez
que Je rencontrais sur mon chemin. Une fois au logis. Je
contai à mes parents ce qui m'était arrivé, et ils se mirent
dans une telle colère de me voir en pareil état, qu'ils vou-
lurent me maltraiter. Je rejetai la faute sur cette éternité
de rosse desséchée qu'ils m'avaient fournie ; je comptais
qu'ils se tiendraient pour satisfaits de mes raisons ; mais,
voyant qu'ils ne s'en contentaient pas, je sortis et- allai
voir mon ami don Diego, que Je trouvai la tète cassée et
ses parents décidés h ne plus l'envoyer à l'école. Là, J'ap-
Si liON PABLO DE SÊOOVII-:.
priRique ma rosse, se voyaDtclans un cas dlllidle, avait es-
sayé de lancer deux ruades, mais elle était tellement dés-
organisée, qu'elle se démit les hanches et resta dans la
Fange, iidemi morte.
Au résultat, j'en étais avec une Kte manquée, toute une
population scandalisée, mes parents furieux, mon ami
blessé, mon cheval mort ; je résolus donc de ne )ilus re-
tourner à l'école ni à \a maison paternelle, et de rester à
servir don Diego, ou, pour mieux dire, à lui tenircompa-
gnie. Celte détermination fit grand plaisir k sa rnmille, car
Diego paraissait fort content de mon amitié. J'écrivis 6 mes
parents que je n'avais plus besoin d'aller i l'école, parce
que, quoique je ne sussi; pas encore bien écrire, j'en sa-
vais assez pour être un cavalier accompli, ta première con-
dition étant d'écrire mal'; que, par conséquent, je re-
nonçais à l'école pour ne pas leur causer de.dépen#es, et à
leur maison pour leur éviter tout souci. Je leur jis où je
restais, en quelle ([ualité. et enfin, que je ne les n
que lorsqu'ils m'en dnnnpraienl la permission.
CHAPITRE III.
Comment Pablo «Dira dans uu peDsioiinal en qualité du doinasKque
de doD Diego Coroiwl.
N AloDBO prit un Jour le parti de mettre son
)b en pension, autant pour l'éloigner des
ouceurg de la maison palernelie, que pour
'épargner le soin de son éducation, Inrormé
y avait à Séf ovie un certain licencié nommé
1, <|ui faisait profession d'élever les fils de
le, il y envoya son fils, auquel 11 m'attacha
comme compagnon et comme serviteur.
Ce rot le premier dimanche de Carimeque noua devîn-
mes les pensioniuilres de la faim personnifiée; je necon-
r,s DON PABLO
liais pas d'autres termes pour mieux dépeindre la ladre-
rie de notre nouvel hâte. Cétait un roseau ambulant ; il
n'avait qme de la longueur ; il avait la tète petite et les
cheveux roux. Il est inatile d^en dire davantage àquicoB-
que sait le proverbe : « Ni bon chat ni bon chien de pa-
reille couleur. » Ses yeux étaient tellement logés au fond
de la tète, qu*il avait Tair de regarder par des soupiraux
de cave ; on eût prisces sombres orbites pour des boutiques
de marchands ^ Son nez était à Tétat de problème... Sa
barbe était pâle, par crainte du voisinage de la bouche,
qui. affamée qu'elle était, semblait vouloir Tavaler. 11 lui
manquait je ne sais combien de dents ; elles avaient été ren-
voyées, je pense, comme fainéantes et vagabondes. 11 avait
un cou d'autruche, et la noix tellement saillante, qu'elle
semblait vouloir s'en aller pour cherc^r nourriture ail-
leurs ; ses bras étaient desséchés, et chaque main pareille à
une poignée de sarments. Vu de la ceinture jusqu'aux pieds,
il ressemblait k une fourchette à deux d^its ou bien à un
(pompas ; il marchait très-lentement, et, s'il venait à pren-
dre la course, ses os sonnaient comme des cliquettes de
ladre. Sa voix était exténuée, sa barbe longue, car, par
économie, il ne se faisait jamais raser ; il disait, à ce pro-
pos, qu'il éprouvait de telles nausées quand il sentait les
mains du barbier sur son visage, qu'il se laisserait plutôt
tuer que de consentir à cette opéra tf^n. C'était le serviteur
d'un de ses pensionnaires qui lui coupait les cheveux.
Les jours où il faisait du soleil, il portait un bonnet où
les rats avaient fait mille chatières, et qui était rehaussé
de garnitures de graisse. Ce bonnet était fait de quekiue
DE SÉGOVIE. S9
chose quiavaUéléârap. etdontladoublm-eétajtde crasse.
Sa soutane, écourtée, râpée jusqu'à moitié de la corde,
n'arait ni ceinture, ni col, ni poignets, e( lui-donnait l'air
d'un croque-mort. Chacun de ses souliers eût pu servir de
tombe à un Phitistio. Et son appartement I On n'j trou-
vait pfts même une araignée... Son Ht était par terre, et il
se couchait toujours sur un niénie c4té. de peur d'Oser ses
draps; en un iriot. il était archipauvre, ^ te prMolypo
de In misère.
Tel était l'homme sous le pouvoir duquel je tombai en
40 DON PÂBLO
compagnie de don Diego. Le soir où bous arrivAmes, il
nous montra notre logement, et nous adressa une courte
allocution, qu'il ne fit pas plus longue, dans la crainte de
dépenser du temps; il nous indiqua ce que nous avions à
faire : nous y travaillâmes jusqu'à l'heure du repas, et
nous descendîmes. Les maîtres mangeaient les premiers,
et nous autres, les domestiques, nous les servions. Le ré-
fectoivB était une pièce grande comme un demi-boisseau ;
la table pouvait contenir jusqu'à cinq gentilshommes. Je
commençai à regarder s'il y avait des chats, et, comme je
n'en vis point, j*«n demandai la raison à un ancien domes-
tique du logis, dont la maigreur portait témoignage de la
triste chère de la pension.
— Des chats! me dit-il d'un air désolé. Et qui vous a
dit, à vous, que les chats fussent amis du jeûne et de la
pénitence? A votre embonpoint, on reconnaît aisément
que vous êtes nouveau ici.
Cette réponse m'afQigea beaucoup, et je m'effrayai en-
core davantage quand j'eus remarqué que tous ceux qui
m'avalent précédé dans la pension étaient effilés comme
des alênes, et qu'il semblait qu'ils se fussent fardé le vi-
sage avec du diachylon Le licencié Cabra prit place et dit
le bénédicité ; on apporta dans des écuelles de bois un
bouillon si clair, que Narcisse, en voulant le boire, eût
couru plus de dangers qu'à la fontaine; et tout aussitôt
chaque convive mit ses doigts décharnés à la nage à la
recherche de quelques poischiches, orphelins et solitaires,
égarés au fond des écuelles -.
DE SÉGOVIE. 44
— 11 est certain, disait Cabra à chaque gorgée, que rien
n'est comparable aupot^u-feu; qu'on dise ce qu'on vou-
dra, tout le reste est vice et gourmandise.
Puis, quand il se fut mis toute son écuelle sur Testo-
mac, — Tout cela,. ajouta-Ml, est salutaire et développe
Tesprit.
Alors entra un jeune domestique demi-fantôme et si des-
séché, qu'il segiblait que la viande qu'il apportait eût été
enlevée sur lui-même. Un seul navet errait à l'aventure
autour du plat
— Comment, voilà des navets I dit le mattre ; il n'y a pas
pour moi de perdrix qui vaille ce légume ; mangez, mes
amis, je suis joyeux de vous voir à l'œuvre. Il partagea la
viandeoentre tous en si petite quantité, que tout fut con-
sommé par les ongles et par les dents creuses, et les en-
trailles des CQ^vives restèrent excommuniées ^.
— Mangez, mangez, disait Cabra en les regardant ; vous
êtes jeunes, et j'ai grand plaisir à voir vos bonnes dispo-
sitions.
Hélas 1 quel régal pour de pauvres jeunes gens, que la
faim faisait bâiller jusqu'aux oreilles !
Le repas achevé, il resta sur la table quelques rogatons,
et dans le plat, de$ morceaux de peau et des os.
— Ceci, dit le mattre, restera pour les domestiques, car
42 DOIS PABLO
ii faut aussi qu'ils maugent, et nous ne roulons pas tout
prendre. Allons, cédons-leur la place ; et vous autres, allez
prendre de Texercice Jusqu'à deux heures^ afin que ce que
vous avez mangé ne vous fasse pas de mal.
A ces mots, je ne pus m'empècher de rire à gorge dé-
ployée.
Le maître se mit en grande colère, me conseilla d'ap-
prendre à être modeste, me débita trois oii^quatre vieilles
sentences, et s'en alla.
Nous primes place. Voyant la table si mal garnie et sen-
tant mes entrailles demander justice, j'attaquai le plat en
même temps que les autres, et, en ma qualité de plus grand
et de plus fort, j'engloutis> deux rogatons sur troîs^ et un
morceau de peau. Les autres s'étant mis à grogner, Ca-
bra accourut, attiré par le bruit : «
— Mangez en frères, nous dit-il, puisque Dieu vous
donne de quoi ; ne vous querellez pas, il y en a pour tout
le monde. Il retourna se promener au soleil, et nous laissa
seuls.
Il y avait parmi nous un Biscayen, nommé Surre, qui
avait tellement oublié par où et comment on mangeait,
que, s'étant emparé d'une croûte de pain, il la porta deux
fois à ses yeux, et ne parvint pas, en trois fois, à l'ache-
miner de la main à la bouche.
Vous n'ignorez pas que, dans chaque maison, grande ou
DE SÉGOVIE. 45
petite, il existe une pièce qa*il importe à tout le monde de
connattre et qu'on demande tout bas dès le premier Jour.
Je me gardai d'oublier cette obligation, et je priai un an-
cien de me faire les honneurs du logis.
— Je ne sais ce que vous me demandez, me dit-il; cette
pièce est inconnue dans cette maison de pénitence et de
jeûne ; croyez-moi, pour une fois que cette curiosité vous
viendra, faites com^ie vous voudrez ; voilà deux mois que
je suis ici, et je n'ai eu cette idée que le jour où je suis en-
tré, comme vous aujourd'hui, parce que j'étais encore fi-
dèle aux usages de famille ; et, depuis, elle ne m'est plus
revenue.
Comment vous dépeindre ma peine et ma tristesse ? Con-
vaincu qu'à l'avenir il devait eijjtrer si peu de chose dans
mon corps, je n'osai, quelque envie que j'en eusse, en rien
laisser sortir. Pour me distraire, j'allai trouver mon mattre.
Nous causâmes jusqu'à la nuit ; don Diego me demandait
ce qu'il devait faire pour persuader à son ventre qu'il avait
mangé, parce qu'il n'en voulait rien croire. Cette maison
était peuplée de défaillance autant qu'une autre le serait
de hoquets.
Vint rheure du souper ; le goûter s'était passé en blanc.
Nous mangeftmes beaucoup moins ; on ne nous servit point
de mouton, si ce n'est quelque chose d'aussi desséché que
le mattre *.
— H est fort salutaire et fort profitable, nous dit Cabra*
44 DON PABLO
de souper légèrement, afin de tenir restomac libre. Il nous
cita à oe sujet une kyrielle de médecins d'enfer, il chanta
les louanges de la diète, il ajouta qu'il avait en horreur les
gens qui faisaient des réres. Hélas ! c'est qu'il sarait bien
que chez lui on ne rêvait qu'à manger.
Or donc on soupa ; nous soupâmes tous et nui ne soupa.
Nous allâmes nous coucber, et pendant toute la nuit, ni
don Diego ni moi ne pûmes dormir ; lui projetait de se
plaindre à son père et de lui demander de le retirer de là ;
moi je lui conseillais de le faire.
— Seigneur, lui dis-je enfin, ^ savez-vous » nous sommes
réellement en vie? L'idée me vient que nous avons été tués
dans la bataille contre les fruitières, et que nous sommes
maintenant des âmes en purgatoire ; il me semble donc
inutile de prier votre pèie de nous tirer d'ici, si en même
temps quelqu'un ne récite une ou deux neuvaines de ro*
saire et ne fait dire pour notre délivrance une messe sur
un autel privilégié.
Partie en discourant de la sorte, partie en dormant,
nous arrivâmes au moment de nous lever ; six heures son-
nèrent, et Cabra nous appela pour la leçon ; nous nous y
rendîmes et l'écoutâmes tous. Déjà mes épaules et mes flancs
nageaient dans mon pourpoint, mes jambes laissaient de
la place pour sept autres paires de chausses, mes d^nts
étaient couvertes de tartre jaunâtre ( vêtement de déses-
poir ). Je fus chargé de lire aux autres la première décli-
naison, et ma faim était si grande, que je déjeunai avec
la moitié des mots que j'avalai en passant.
DE SÉGOVIE. 45
On ne voudra pas croire ce que je vais dire, et cepen-
dant c'est la pure vérité ; Je la tiens du valet de Cabra, qui
en a été témoin lorsqu'il venait d^entrer chez le licencié ;
c'est Teiemple le plus positif que je puisse donner des ré-
sultats du régime d'abstinence adopté dans le logis. Cabra
reçut un jour en garde deux chevaux frisons ; en peu de
temps As devinrent tellement légers, qu'ils eussent pu vo-
ler d«|)s les airs; deux énormes mfltins devinrent en trois
jours i^us élanoés et -plus açiles que des lévriers. Tout se
desséchait ou mourait de faim dans cette maison : je vis
pendant l'hiver des pauvres étaler à la porte du logis \ew»
pieds, leurs mains, leurs corps même ; il y avait affluence.
J'en demandai la raison, et Cabra lui-même, tout en se fâ-
chant de ma question, daigna me dire que ces malheureux
étaient dévorés d'engelures et de pires maladies, dont ils
se débarrassaient en les apportant cbez lui, où elles mou-
raient de faim ^. Rien n'est plus vrai que ceci. Je le répète,
et je demande en grâce qu'on ne m'accuse pas d'exagé-
ration. ^ <•
Au bout de quelques jours, Cabra changea notre ordi-
naire ; on Tavaitappelé juif,' et, pour prouver le contraire,
il ajouta au pot-au-feu un morceau de salé. Il avait pour
cela une petite botte en fer percée de trous comme une
poudrière; il l'ouvrait, l'emplissait de salé et la suspendait
aune corde dans la marmite, afin qu'il s'échappât quelque
peu de jus par les trous et que le salé pût rester pour un
autre jour. Il lui sembla par la suite que ce mode en usait
beaucoup, et U se contenta de faire voir le salé à la mar-
mite. Je laisse à penser combien le bouillon était meilleur.
46 DON PABLO
1)011 Diego et moi nous fAmes enfin tellement à bout,
que, ne sachant plus que devenif, nous cherchâmes un
prétexte pour ne plus nous lever matin ; nous songeâmes
à dire que nous avions quelque mal. Nous ne parlâmes pas
de la fièvre, parce que, comme nous ne l'avions pas^ Tim*
posture eût été facilement découverte ; un mal de tête ou
un mal de dents ne pouvant être une excuse suffisante,
nous déclarâmes enfin que nous soufhions des entailles,
et que nous étions malades de n'avoir pas été à la selle de-
f
puis trois jours. Nous pensions que, dans la crainte de dé-
penser un demi-réal, Cabra se garderait de chercher à nous
guérir. Le diable en ordonna autrement; notre homme
avait une recette que lui avait léguée son père, apothicaire
de son vivant. Averti de notre maladie, il composa une
médecine, et appelant une vieille de soixante-dix ans, sa
tante, qui remplissaitau logis les fonctions d'ipflrmièi« ,
il la chargea de nous donner à chacun... ^.
On commença par don biégb; le bon garçon #ait tout
interdit et se laissa faire... ; mais, moi, J'avais moins de
patience ; la plaisanterie n'était nullement de mon goût, et
je me conduisis fort mal : la vieille en suA quelque chose.
Cabra s'emporta, me dit qu'il me mettrait hors du logis;
mon malheur voulut qu'il oubliât sa menace. Nous nous
plaignîmes à don Alonso, ef le Cabra, en lui faisant croire
que notre maladie n'était qu'une feinte pour éviter les le-
çons, rendait nos plaintes inutiles. La vieille fut installée
gouvernante du logis et chargée d'alimenter et de servir
les pensionnaires ; le domestique fut renvoyé, parce que le
DE SÈGOVIE. 47
mattre lui troura, un vendredi matin, quelques miettes de
pain dans les poches.
Ce que la vieille nous fit souffrir. Dieu le sait! Elle était
tellement sourde, qu'elle n'entendait que par signes ; elle
y voyait à peine, et priait Dieu et lés saints si souvent,
qu'un jour son rosaire se désenfila au-dessus de la mar-
mite. Cela nous valut le bouillon le plus chrétien qw j'aie
jamais pris.
— Des pois noirs, disaient les uns ; ^ ils viennent sans
doute d'Ethiopie?
— Des pois en deuil, r^renaient les autres ; ^ quels pa-
rents ont-ils perdus?
Mon mattre don Diego en goba un grain, voulut le mâ-
cher, et se cassa une dent. Prendfe la pelle à feu pour la
cuiller à pot, servir une écuelle de bouillon pavée de char-
bons, étaient choses fort ordinaires à la vieille. Mille fois je
rencontrai dans la soupe des insectes, des morceaux de
bois, des débris de l'étoupe qu'elle filait; je laissais tout
passer, cela occupait l'estomac et y faisait volume.
Le Carême s'avança au milieu de toutes ces horreurs,
et, vers la fin, un de nos camarades tomba malade. Cabra,
craignant toujours la dépense, tarda tellement d'appeler
un médecin, que le pauvre enfant eut plutAt besoin de con-
fession que d'autre chose. Enfin, il fit venir un aspirant-
chirurgien, qui tâta le pouls au malade, et déclara que la
faim avait pris les devants sur lui pour tuer cet homme. I^e
48 DON PABLO DE SËGOVIE.
pauvre garçoD mourut, en dTet ; nous lui f1me§ de pauTres
hiDérailles, car il était étranger, et nous rertomes de là,
prorondémeBt émus.
Toute la *Ule f\it inrormée de ce triste événemeot. et
don Alonso Coronet l'apprit comme les autres. Il n'aTait
pas d'autre fils que don Diego ; il cessa de donl«r des
cruautés de Cabra, et commença k ajouter plus de foi aux
rapports des deux spectres ; car nous étions arrivés à ce
pitoyable état. Il vint pour nous retirer de la penHioo, et
nous étions devant lui, qu'il nous demandait encore. En-
fin, il nous reconnu ; et, hds plus de méiagement, il
traita, fort mal le licencié Vigile-Jeûne. Il nous fit trans-
porter chez lui dans deux chaises à porteurs, et nous pri-
mes congé de nos camarades, qui nous suivaient du regard
et du désir, le cœur plus gros que le captird' Alger qui voit
partir ses compagnons lacfaetés.
CHAPITRE IV.
De la UJDvalesceDce de Pablo et d« Di^n. Leur départ pour aller
étudier i Alcala de Henarte.
RKivés au logis de don Atonso, on nous mit
chacun dans un lit avec grande précaution,
de crainte que dos os, disloqués par la fa-
mine, ne Tinssent A se répandre. On fit venir
» gens tout exprès pour nous chercher les
!Ux par le visage, et comme mes aoninances
ent été les plus grandes, et que j'avais en-
i une Taim impériale, — car enfin J'avais été
- «u.^ comme domestique, — on fut un bon
bout de temps avant de trouver les miens. Les médecins
vinrent et ordonoère nt qu'on nous ehassAt la ponsnère de
52 DON PABLO
la bouche a^ec des queues de renard, oomme Ton fait
pour épousseter les tableaux, et nous étions, en effet, de
véritables tableaux de misère. Ils défendirent qu'on parlât
haut dans notre chambre pendant neuf jours, flUrce que,
nos estomacs étant creux, chaque parole y faisait écho.
Enfin, on nous fit apporter des consommés et des mets
substantiels. Oh ! quel feu de joie allumèrent nos boyaux
au premier lait d'amandes, au premier oiseau qu*ils virent
arriver I Tout était nouveau pour eux. Mais que de peine
on eut le premier jour à séparer nos mâchoires! nos
gencives étaient ridées, nos dents noires et scellées entre
elles.
Entourés de soins, nous revînmes peu à peu à nous et
•
nous réprimes haleine. Au bout de douze jours, nous nous
levâmes pour faire quelques petits pas, et nous avions en-
core Fair d*ombres. A notre maigreur extrême et à notre
teint jaune, on nous eût pris pour de la graine des soli-
taires é» ia 1 hébalde ^ .
No^s passions \à journée à remercier Dieu de nous avoir
raohet^ de la captivité du féroce Cabra» et nous lui de-
nmn^MH)^ de ne pas permettre qu'un cbrétiea tombât dans
sas HiAiM cruelles. Sî^par baaard?^ mangeant, nou»nous
rappalJKMisia t^l^ de ce bourceau, notre fwn s'augmentait
de teHe sorte, (fue ce jour-là 1# dépense diU logis s'en res-
sentait* Nous raconti<ms trouvent à don Alonso que le H-
eeniaé se mettait vareinent à table sans nous faire un loog
discours contre la gourmandise, qu'il ne cottnaiaaail ce-
DE 8ÉG0VIE. 55
pendant que de nom, et don Alonso riait l)eaueoi^> quand
Dons lui disions que dans ie commandeaienldeDieu : Tu
ne tuerof pag^ il comprenait les perdrix, les chapons et
toutes les choses qu'il ne voulait pas nous donner ; il y
eomprenait même la foim ; c'eût été un péché que de la
tuer, c'était une vertu que de l'entretenir.
Trois mois se passèrent, au )K)ut desquels don Alonso
projeta d'envoyer ^on Bis à Alcala, pour apprendre ce qui
lui manquait de grammaire. 11 me demanda si je voulais
y aller, et je répondis que je ne désirais pas autre chose que
de sortir d'un pays où j'entendrais sans cesse le nom de ce
maudit persécuteur d'estomacs : je m'offris à servir son fils
du mieux que je pourrais. II lui donna un de ses valets
comme majordome, .avec mission de diriger sa maison et
de lui rendre compte de l'argent qu'il nous assignait pour
la dépense et qu'il noua remit en mandats sur un nommé
Julian Merluza.
INoùs chargeâmes notre mobilier sur la voiture d'un cer-
tain Diego Monge ; il se composait d'une demi-couchelte
pour mon mattre, de deux lits de sangle pour moi et le
majordome, qui se nommait Aranda, de cinq matelas,
buU draps, huit oreillers, quatre tapis, un coffre plein de
Uw^ blano et des autre» ustensiles d'ua ménage.
Nous nous plaçâmes dans un carrosse et nous parttnes
sur le soir, une heure avant la fin du jour. II était près de
minuit lorsque nous arrivâmes à réterneUement maudite
hAMIerie de Viveros. L'hMelier était Moriaqua et fripon^ et
54 UON PABLO
de ma vie je n'ai vu <AaX et otaien en aiusi bonne harmo*
nie '. Il nous Stgrande Mte, s'approcha du oantMM, ooiu
donna la maÎD pour nous aider k descendre, et août de-
manda Hi nous alUons étudier. Après notre réponse, il noua
condoiut dans l'IiAteUerie où se trouvaient deax sao^nts
avec des filles de Joie, uo curé qui lisait son brftrioire è la
fumée, un vieux marchand avare qui cbercbait à oublier
de souper, et deux étudiants à petit collet, pique-assiettes
avisant aux moyens de se rassasier à bon compte.
— Seigneur hdte, fit mon maître, comme un jeune
homme peu haUtué à se trouver Aans une hdiellerie, ser-
vez-nous ce que vous aurez pour moi et deux domes-
tiques.
— Nous sommes tous les vAtres, s'écrièrent à l'instant
les dem Bacripanta. et nous nous mettons ii votre service.
DE SÉGOVIE. 55
VMk I l'hôte, songez que ce cavalier vous tiendra bon
compte de ce que vous ferez : allons! buffet sur table.
Sur ce» l'un d'eux vint à mojn mettre, lui Ata son man-
teau, le posa sur un banc, et ajouta :
— Reposez-vous, seigneur.
J*étais tout fier de cet accueil et me ôroyais déjà le mattre
de ThAtellerie.
— Quelle jolie tournure de cavalier ! s'écria à son tour
une des nymphes. ^ Il va étuditr? Êtes^vous son domes-
tique?
— Nous le sommes tous deux, lui dis-je, en désignant
Aranda.
. — 4 Et comment se nomme-t-il?
— Don Diego Goronel.
Je n'eus pas plutôt prononcé ce nom, qu'un des étudiants
courut à mon mattre la larme à l'œil et le serra étroite-
ment dans ses bras, -
— Oh! seigneur don* Diego, lui dit-il, qui m'aurait pu
faire prévoir, il y a dix ans, que je vous rencontrerais de
la sorte I Malheureux que Je stfis, d'être changé au point
que vous ne pouvez me reconnaître I
Don Diego restait tout étonné, et moi autant que lui, ju-
'
56 DON PÀBLO
rtfit ioQs deux que nous ne l'afions vu de notre vie.
L*autre étudiant regardait don f>iép^o.
— ^ Esirce là, ditHl à son ami, œ jeune seigneur dont
vous m*av0a tant de fois nommé le père? Cesi «m grand
bonheur pour nous que de le rencontrer et de faire la con-
naissance d*un jeune cavalier d'autant de mérité ; que Dieu
le conserve !
En parlant de la sorte il se signa.
;Qui n'aurait pas cru que ces jeunes gens avaient été
élevés avec nous? Don Diego fit de grandes politesses au
premier, et il allait lui demander son nom, lorsque sur-
vint rhAtelier, qui flaira de suite la mystification et trpuva
bon d'Y aider quelque peu.
— Laissez cela, seigneur, s'écria-t-il en mettant la nappe ;
vous causerez après le souper, il se refroidit.
Un sacripant approcha des sièges pour tout le monde et
un fauteuil pour don Diego, un autre apporta un plat.
— Mettez-vous à table, seigieur, dirent les étudiants à
don Diégo^ et, en attendant qu*on^ous prépare ce qu'on
trouvera pour nous , nous aurons l'honneur de vous
servir.
— Jésus! reprit don Diego, prenez place, je vous en
prie, faitesr-moi Thonneur de partager avee m^i.
DESÉGOVIE. 57
— Tout à rheure, répondirent les sacripants, quoi-
qu'on ne leur parlât pas ; tout n'est pas encore prêt.
Quand je vis les uns invités, les autres qui s'invitaient
eux-roèmes, je m'affligeai, et je pressentis ce qui allait
arriver. Les étudiants s'emparèrent de la salade qui for-
mait un plat assez copieux ; et, regardant mon maître :
— > Il n'est pas convenable, firent-ils, que dans un lieu
où se trouve un cavalier si distingué, ces dames restent
sans manger. Ordonnez, seigneur, qu'elles prennent une
bouchée.
Don Diego invita ces dames avec un compliment des
plus galants ; elles vinrent s'asseoir^ et, aidés des deux
étudiants, elles expédièrent le tout en quatre bouchées, ne
laissant qu'un cœur de laitue que mangea don Diego.
~ Seigneur, lui dit le maudit étudiant en le lui présen-
tant, vous avez eu un aVeul, oncle de mon père, qui se
trouvait mal quand il voyait des laitues. C'était un homme
de grand mérite I...
Pendant qu'il parlait, les sacripants vinrent s'installer,
portant à eux deux la moitié d'un chevreau rdti, deux
longes de cochon et une paire de pigeons en ragoût, que
le curé, resté dans son coin, dévorait du regard.
— Eh bien, père, lui dirent-ils, allez-vous rester là?
Venez, approchez*vous; le seigneur don Diego nous traite
tous.
8
5S DON PABLO
Le bon père ne se le fit pas dire deux fois, et quand don
Diego vit qu'ils s'étaient tous impatronisés à sa taMe, il
commença à s'attrister. Les convives se partagèrent le menu
et lui donnèrent je ne sais quoi, des os et des ailerons ; le
reste fut avalé en un clin d'œil.
— Mangez peu, seigneur, disaient les sacripants ; cela
pourrait vous faire mal .
— 11 est bon, ajoutait le maudit étudiant, de peu man-
ger pour s'accoutumer à la vie d*Âlca1a.
Âranda et moi, pendant tout ce temps, nous deman-
dions à Dieu de leur mettre dans le cœur de nous laisser
quelque chose. Quand ils eurent tout fait disparaître et
que le curé eut repassé les os des autres, Tun des sacri-
pants se leva.
— Pécheur que je suis I s'écria-t-il, nous n'avons rien
laissé aux domestiques I Venez ici, amis» Holà I seigneur
hôte, donnez-leur tout ce que vous aurez, voici un dou-
blon.
Le maudit parent de mon maître, Técolier, je veux dire,
s'élança aussitôt vers lui.
•— J'en demande pardon à Votre Grâce, seigneur cava-
Her, lui dilril ; mais il me semble que vous n'êtes pas fort
en fait de courtoisie ; ^ ne connaîssea-feus pas le seigneur
mon cousin ? 11 donnera pour ses serviteurs et aussi bien
DE SÉGOVIË S9
pour les nAires, û nous en avions, comme il nous a donné
à nous-^mémes.
— Ne vous fâcbez pas, répondit Tautre, Je ne te connais-
sais pas.
J'étais hors de moi ; je les maudissais tous à voix basse,
et peu s'en fallut que je n'éclatasse. On enleva la table, et
tous conseillèrent à don Diego de s'aller coucher. 11 vou-
lait payer le souper ; on lui répondit qu'il en serait temps
le lendemain. On eausa quelques instants, et l'étudiant, à
qui don Diego demanda son nom> répoodil qu'il s'appelait
don Carlos Coronel.
Au moment où, bien repus et bien lestés, les convives
improvisés de mon maître se disposaient à gagner leurs
chambres, le prétendu don Carlos s'aperçut que Tavare
dont j'ai parlé était endormi dans un ooln.
— 4 Voulez-vous rire, seigneur? dit-il à don Diego ; nous
allons jouer quelque tour à ce vieux, qui, tout riche qu'il
est, n'a mangé qu'une poire pendant tout te chemin.
— Bravo le licencié ! dirent les sacripants ; faites-lui ce
que vous dites.
l^'étudiant s'approcba du pauvre vieillard, qui dormait
toujoura, lui enleva une besace sur laquelle U avait tes
pieds, il en délia tes cordons, et y trouva une botte 4e con-
fitures sèches. U en tira tout ce qu'elle renfermait, mit à la
place des |4errps, des n^orceaux de bois et tout ce qu'il
trouva, puis te referma.
m DON PABLO
— Cela ne suffit pas, ajouta-i41 ; voici une outre.
Il en vida le vin, sauf quelques gouttes, et j fourra de
la laine et de la bourre qu'il prit à Tun des oreillers de
notre carrosse. 11 remit Foutre et la botte dans la besace^
fourra une grosse pierre dans le capuchon du gaban du
vieux, et tout le monde s'en alla dormir pendant une
heure ou une demi-heure qui restait.
Lorsque nous descendîmes, le vieux donnait encore ; on
rappela ; mais, quand il voulut se lever, il se sentit retenu
par le capuchon de son gaban ; il regarda quelle en pou-
vait être la cause, et Thôtelier feignit de loi chercher que-
relle.
— Corps-Dieu, mon père, s^écria-t-il, ^n*avez-vous donc
trouvé autre chose à emporter que cette pierre? Seigneurs,
je vous prends à témoin, Je ne céderais pas cela pour cent
ducats, car c*est un excellent spécifique contre les maux
d'estomac.
L'assistance se mit à rire, et le pauvre vieux jurait et pro-
testait que ce n'était pas lui qui avait mis la pierre dans
son capuchon.
Les sacripants, qui s'étaient offerts pour régler la dé-
pense, firent un compte auquel Juan de Leganos lui-
même ' n'eût rien compris et qui se trouva monter à
soixante réaux. Mon mattre paya, nous mangeâmes un
morceau, et le vieux, pour faire comme nous, prit sa be-
sace. De peur que nous ne vissions ce qu'elle renfermait et
afin de ne partager avec personne, il l'ouvrit en cachette,
DE SEGOVIË. 64
sous son gaban, et, saisissant un plAtras, il le porta à sa
bouche et y enfonça les deux seules dents qui lui restassent
et qu'il faillit briser. Il se mit à cracher et à donner des
signes de douleur et de dégoût. Nous accourûmes tous au-
près de lui, et le curé, le premier, lui demanda ce qu*il
avait. Le pauvre homme se démenait comme un beau
diable ; Fun des étudiants vint droit à lui en lui présentant
une croix et en criant : « Arrière, Satan ; • l'autre ouvrit
un bréviaire; on lui dit qu'il était possédé, il le crut sans
peine, et demanda qu'on lui laissât se laver la bouche
avec un peu de vin. On le laissa faire ; il prit son outre,
rouvrit, en approcha un vase et y versa une espèce de vin
sauvage mêlé de laine, d'étoupe, et si velu, si barbu, qu'on
eût pu le croire contemporain de Noé. A ce nouvel événe-
oaent, le vieux acheva de perdre patience ; mais, voyant
tous les visages décomposés par le rire, il prit sagement
le parti de se taire et de rejoindre les sacrixmnts et les fllles
dans le coche qui les avait amenés. Les étudiants et le curé
se bûchèrent chacun sur un âne, et nous remontâmes dans
notre voiture. Nous ne fûmes pas plutût en route, que les
uns et les autres se mirent à nous faire la nique et à se mo-
quer de nous tout à leur aise.
— Seigneur élève, criait Thûtelier, pareilles leçons vous
feront vieux.
— Je suis prêtre, disait le curé, je dirai pour vous une
messe.
— Seigneur mon cousin, hurlait Tétadiaot maudit, c'est
quand il en cuit qu on se gratte, et non après*
63 DON P\BLO DE SËGOVIE.
— Je vous Bouboita plus de prudence, Higneur don
Diego, a}ouUit l'autre *.
Noos felgatmes de ne pas entendre, mais Dieu sait com-
bien nouB étions furieux. La peofée de cette aventure nous
conduisit Jusqu'à Alcala, oii nous arrivâmes k neuf tieures;
nous descendtmeB à l'subwge, et nous passâmes le reste
du jour à relbire le compte du souper de la veille sans par-
venir à le tirer à clair.
CHAPITRE V.
Pablo hii son pnirée à l'université d'Alcali. Il paye sa bienvenu*^
en (ribubitons de lou(« «sp^oe.
ODS qiuttAmes l'hAlellerie avant la nuit pour
nous rendre au It^is qu'on avait loué pour
nous. C'était en dehors de la porte de San-
tiago et daos une maison où il ne logeait que
des étudiants. L'tiAte était du nombre de
: qui croient en Dieu par courtoisie ou d'une
ièrc inexacte; le peuple les appelle Horis-
I, et il y a encore à Alcala bon nombre de ces
gens-là aussi bien que de certains autres qui ont de grands
nez et qui n'en manquent que pour sentir le porc. Notre
hAtedonc, en me recevant, me fil plus mauvaise mine que
66 DON PABLO
si J'étais curé et que si je venais loi réclamer son billet de
confession ^ Je ne sais s'il voulut, par cette réception, nous
inspirer dès Tabord un certain respect pour sa personne ;
je croirais plutôt que de telles manières sont d'usage entre
ses pareils ; il n'est pas surprenant de trouver mauvais ca-
ractère chez ceux qui ne suivent pas une bonne loi. Noos
déballâmes notre bagage ( et après avoir donné audience
au tailleur ordinaire des écoles ), nous dressâmes nos lits
et nous couchâmes. Nous avions besoin de sommeil, et
notre première nuit fut excellente.
11 faisait à peine jour, que nous fûmes éveillés par tous
les étudiants de ThAtel, qui vinrent en chemises réclamer
à mon mattre la bienvenue. Il n'y comprenait rien, et me
demanda ce que c'était , pendant que, par précaution de
ce qui pouvait arriver, je m'établissais entre deux matelas^
ne laissant voir que la moitié du visage, de sorte que j'a-
vais l'air d'une tortue. Mon mattre leur ayant donné, sur
leur demande, deux douzaines de réaux, ils se mirent à
chanter et à pousser des cris du diable.
— Vive le camarade ! disaient-ils ; qu'il soit des nôtres,
qu'il ait droit aux privilèges des anciens, qu'il ait la gale,
qu'il soit honni, qu'il meure de faim comme nous tous !
Les beaux privilèges, sur ma foi ?
Kt là-dessus ils dégringolèrent par l'escalier.
( Le tailleur que nous avions mandé la veille arriva, nous
enveloppa de deux sacs de drap noir, qu'il intitula des
sfHitanelles, et dégormaiB revêtus des insignes de la scieDce,)
nous primes le chemin des écoles.
HoD mattre, présenté par des collégiaux codous de son
père, fut conduit k sa classe ; mais moi, qui devais entrer
dans une autre où je ne connaissais personne, je me mis à
trembler dès que je me vis seul. J'entrai dans la cour ; Je
n' j eus pas plutAt mis les pieds, que du plus loin qu'ils me
virent, tous les écoliers se mirent k crier :
— Un nouveau 1 un nouveau !
(Je clierchai à Taire bonne contenance, et je me mis à
rire comme si tous ces cris ne m'eussent pas inquiété ; mais
rien ne pouvait me préserver du martyre qui m'attendait.
Les étudiants s'étaient groupés en silence à vingt pas de
moi; l'un d'eui s'avança gravement, m'examina froide-
68 DON PABLO
ment, tourna autour de moi et rejoignit ses camarades ;
un second, un troisième, l'imitèrent avec le même sang-
froid ; puis, petit à petit, un à un; tous se mirent en marche
à la file comme les ficjlèles qui vont è ToiTrande, et tous
défilèrent autour de moi. Cette première cérémonie ne
m'effraya guère, et je cherchais à faire meilleureeontenance,
lorsque je m'aperçus qu'une seconde épreuve se préparait:
trois étudiants, qui paraissaient diriger toute la l3t>upe,
vinrent se placer devant moi et me firent sur mon nom,
mon origine et mes premières études, plusieurs questions
auxquelles je répondis de manière à me donner aux yeux
de mes nouveaux compagnons au moins une grande répu-
tation de franchise, si je n'en pouvais obtenir d'autre.
— i Quel est ton nom ?
— Pablo, répondis-je du ton le plus bref.
-— i Quel est ton père ?
— Un homme investi de la confiance de ses concitoyens;
il n'en est pas un qui ne consente à lui livrer sa tète ; ils
n'ont pas un cheveu qui ne lui appartienne.
— i Son métier?
— Barbier.
— Bravo le nouveau ! hurlèrent les étudiants.
— i Que sais-tu le mieux?
— Supporter la faim et maudire les maîtres.
DE SÉGOVIË. 69
J*eatendis autour de moi un murmure approbateur.
— 4 Quelles sont les qualités nécessaires d*un loyal étu-
diant?
— Se rire de tout, mener joyeuse vie, ne rien savoir et
n'étudier rien.
— Ce n'est pas mal, dit le président.
— ^ Es-tu superstitieux, orois-tu aux augures?
— En certaines occasions.
— i Lesquelles?
~ Quand Je vois un médecin, je m'attends à la mort ; un
alguazil, à être molesté ; un tailleur, à être volé ; un apo-
thicaire, à être empoisonné ; une femme, à être dupé ; un
étudiant, à tout.
— Bien dit! cria toute la bande ; donnons-lui les preuves.
— Un instant, fit le président. — ^ As-tu peur?
— Je n'en sais rien.
— i Pourquoi n'en sais-tu rien?
— Si Je le savais, Je connaîtrais la peur.
— ; Oains-tu les épreuves auxquelles nous allons te sou-
mettre?
70 DON PABLO
— Aucunement.
— ^ Consentirai^tu cependant à les racheter?
— Non.
— i Pourquoi cela V
— Parce que, pour me racheter, il faut de l'argent et je
n'en ai pas.
Je n'eus pas plutôt répondu, qu'un bandeau me tomba
sur les yeux ; je me sentis enlevé et emporté je ne savais
où par tous les étudiants, qui criaient à faire crouler les
murailles. Ils me tenaient suspendu au-dessus de leurs
têtes, et mon pauvre corps, passant de mains en mains,
était tantôt à une extrémité, tantôt à Fautre du groupe
formé par mes persécuteurs.
Enfin, nous arrivâmes au terme de ce triomphe impro-
visé ; on me fit asseoir sur une planche que soutenaient
deux étudiants ; le président réclama le silence, me de-
manda si je voulais être un loyal camarade ; Je protestai
dejmes bonnes intentions. Il reprit que ces bonnes inten-
tions ne suffisaient pas et que je devais payer ma bien-
venue.
Je répondis de nouveau que j'étais hors d'état de le faire,
et là-dessus le président ayant dit amen, toute l'assistance
poussa un cri de joie, et un immense jet d'eau, provenant
d'une pompe voisine, vint m'arroser tout le corps. La sur-
prise me fit chanceler ; la planche sur laquelle j'étais amis
DE SÉGOVIE. 7^
chavira, les étudiants qui la supportaient la laisisèrent tom-
ber, et je donnai de trois pieds de haut dans un vaste bas-
sin où je barbottai de mon mieux aux hurlements de toute
la multitude.
Quand tout ce bruit Tut calmé, le président reprit la
parole. -
— 11 a bien répondu, dit-il, je le tiens quitte du reste.
Qu'on le tire de là et qu'on le laisse libre ; il sera des nôtres
demain.
Làniessus les bourreaux me repêchèrent transi de froid,
fls me remirent sur pied et s'éloignèrent à la hâte. Resté
seul, j'arrachai mon bandeau et me mis à chercher notre
logis, laissant sur mon chemin des traces ruisselantes de
mon passage^.) Heureusement pour moi qu'il était matin,
et je ne rencontrai que deux ou trois gamins ; ils avaient
sans doute de bons caractères, car ils se contentèrent de
me lancer deux ou trois anguillades ^ et ils s'en allèrent.
Je montai en courant dans la chambre de mon maître ;
en un tour de main je jetai bas ma soutanelle, mon man-
teau et mes chausses, je les pendis au balcon, et, m'enve-
loppant dans une couverture, je m'étendis sur un tapis où
je ne tardai pas à m'endormir.
m
Quelque temps après^ mon mattre arriva de l'école ; il
fut tout surpris de me voir là, et ne sachant rien de mon
( humide ) aventure, il se mit en colère et me tira les che-
7J DON I^^BI.0
Mais les coaps pleuvaient sur moi si mena, que j« n'eus
•cr autre remède que de me cadier sous mon Itt.
Aussitôt que je fus à !\ibri, j'entendis mes camarades de
chambre qui criaient à leur tour, et je pensai que quelque
étranger s était introduit parmi nous pour nous administrer
de la sorte.
iOnfin, au bout d'un instant, les coups cessèrent; mes
quatre camarades se mirent à crier vengeance ; puis, j'en-
tendis la porte s'ouvrir, se refermer, et Tun d'eux se lever
pour en pousser les verrous. J'étais, moi, toujours blotti
sous mon lit, me plaignant comme un chien pris dans une
porte ; les coups avaient cessé ( mais j entendais toujours
mes camarades se plaindre, et craignant que mon retour
sur mon lit ne Tùtle signal d'une nouvelle attaque^ je n'osai
sortir de ma cachette.
Cependant les camarades, après s être plaints encore quel-
ques instants et après avoir chuchoté quelque peu à voix
basse, paraissaient s'être endormis ; la nuit était d'ailleurs
fort avancée ; je me levai donc petit à petit ; je tâtai mon
lit, où je reconnus avec joie que personne n'avait pris mji
place ; et tout engourdi par la fatigue, par le besoin du
sommeil et par mon bain forcé de la journée, je m'em-
pressai de m'y étendre de nouveau ; je levai donc une
jambe, puis l'autre, je soulevai la couverture, me glissai
tout d'une pièce dans Fintéricur, puis tou| aussitôt j'ei>
.«sortis d'un seul bond en poussant des cris alTreux. J'étais
complètement réveillé, mes camarades font de même ; ils
m'entourent pendant que je me démenaiscommc un écor-
DE SÉGOVIK. 75^
ché dans laicool ; toute la maison se met sur pied ; on ap-
porte de la lumière ; mon mattre accourt, m'accable de
questions auxquelles je réponds en criant de plus belle.
KnRn, on soulève ma couverture, on découvre mon lit, et
Ton reconnaît que, pour me faire pièce, et après m'avoir
c-ux-mémes vertement flagellé, mes camarades avaient
trouvé fort plaisant, pendant que j*étais blotti sous mon
lit, d'en saupoudrer l'intérieur de rognures de crin, de
crains de sable et d'épingles..
On m'examina, et dès qu'on eut reconnu que j'avais eu
plus de peur que de mal, on se mit à rire, les camarades,
surtout*).
Le jour venu, on me laissa seul, et une fois sans témoins,
je me mis à pleurer de rage. Je reconnus avec douleur
qu'il m'était arrivé plus de tribulations en un jour à Ai-
<'ala qu'en trois mois chez le licencié Cabra.
A midi, je rue levai ; ma soulanellie était à peu près
sèche, je m'habillai et je rejoignis mon maître, qui me de-
manda comment je me trouvais.
On déjeuna; puis les autres valets m'entourèrent, et
comme j'avais bravement pris mon parti sur toutes mes.
tribulations de la veille, je me mis à on rire avec eux.
— Alerte, Dablo, me dis-jc loutbas; alerte (il faut te
faire ici une vie nouvelle et ne pas oublier le meilleur pré-
cepte de ta mère, aie l'œil au guet ; et, en attendant la,
barbe, tiens-toi du moins le menlcm sur l'épaule.
7« IKh\ l'ABI.O l>F. SI^COVIK.
O parti une fois pris, je tendis la miiiii ii n»'s |>ersi'cu-
teurs. )
Aussi, à parlir de ic jour, Je n'eus au tofcis <)u« des
frères, e| je ne rencontrai dans les lours de Iwole que de
francs camarades.
CHAPITRE VI.
Palilo dfvienl n>aiiv»it: garnement, lli^Uiiiv dp sos pif mii'ii>«
Ais «■ommti lu vorras fairo, — iitn lonin
v'utrcs -— dit le proverbe, et le proverbe a
raison ; à force d'y songer, je Tonnai la réso-
lution d'être vaurien ave* les vauriens, et
plus vaurien que tous, s'il était possible. Je
siiissij'en suis venu à bout, mais je puis vous
urcr, niesseigncurs, que j'ai fait en cela tout
lue mes moyens m'ont permis. Je comnien-
^. par condamner ii la peine de mort tous les
|H'tiU cochons qui entreraient dans la maison ( et l'étatde
litierté dont jouit cet animnl en la ville d'Alcala rendait ces
80 DON PABLO
visites très-fréquente». Je jurai le massacre de ) tous les
poulets do notre gouvernante qui oseraient quitter la
basse-cour pour pénétrer dans ma chambre, et Je dois dire
que je mis tous mes soins à leur faciliter ce passage.
Un jour, deuK porcs de la plus belle venue s'introdui-
sirent au logis ; j'étais k jouer avec les autres valets ; j^n-
tendis grogner.
— Allez donc voir, dis-je à Tun d'eux, qui ose s'expri-
mer de la sorte en notre demeure. Vrai Dieu ! ajoutai-je
quand il m'eut dénoncé les coupables; c'est bien de l'inso-
lence et bien de l'audace !
Je me mis, là-dessus, dans une grande colère, et cou-
rant fermer la porte, je marchai vers les deux insolents
l'épée haute, et je la leurengainai dans la poitrine. Ils se
mirent à faire les cris que vous savez rmais les camarades
et moi, pour couvrir le bruit, nous nous mimes h chanter
à tue-téte jusqu'à ce qu'ils eussent expiré entre nos bras.
L'exécution faite, noas nous mîmes à l'œuvre, et en un
clin d'œil nos victimes furent flambées à un feu de paille,
dépecées et mises en quartier. Tout était fîni, quand vin-
rent nos maîtres, si ce n'est toutefois le boudin, qui n'était
pas des mieux préparés, attendu que, pressés comme nous
l'étions, nous avions laissé dans les boyaux In moitié de ce
qu'ils renfermaient.
Don Diego et notre majordome crurent toutefois qu'il
était de leur devoir de me semoncer vertement ; mais les
DE SÉGOVIE. 81
habilants du logis et les amis de mon mattre riaient de
telle sorte, qu'ils obtinrent bientôt ma grâce.
— ^ Que diras^u, me demanda don Diego, si on porte
plainte et si la justice s'empare de toi?
— J'accuserai la faim, répondis-je, c'est la protectrice
des étudiants ; si l'excuse ne suffit pas, je dirai qu'à l'air
familier avec lequel ces messieurs étaient entrés, j'avais
cru qu'ils étaient de la maison.
Tout le monde se mit à rire.
— Bravo ! Pablo, ajouta mon maître ; vous commencez
à merveille.
Don Diego et moi nous étions les deux extrêmes, lui la
vertu, moi le vice ; il était le garçon le plus calme et le plus
religieux du monde ; nul n'avait d'aussi grandes disposi-
tions que moi à la turbulence, et cependant nous vivions
ensemble dans la plus parfaite harmonie. J'avais aussi ob-
tenu les bonnes grâces de la gouvernante du logis ( et pour
me les conserver, j'avais renoncé à la mort de ses vo-
lailles ). Mon mattre et ses amis, qui vivaient ensemble,
m'avaient nommé le dépensier de la communauté, et j'a-
vais hérité de Judas, qui avait rempli de semblables fonc-
tions, un goût fort prononcé pour l'anse du panier. La gou-
vernante et moi nous nous entendions comme bohémiens
en campagne, et, grâce à nous, la dépense allait bon train.
Elle disait souvent à mon mattre quand j'étais présent :
f
>— On ne trouverait pas, seigneur, un serviteur comme
82 DON PABLO
ce petit Pablo, s'il n'était aussi espiègle. Gardez-le bien,
seigneur, car on peut lui passer ses espiègleries en fareur
de sa fidélité. Il n'y a pas au inonde un pourroyeur plus
intelligent.
J'en disais d'elle tout autant de mon côté, de sorte que
nous en faisions accroire à toute la maison. Quand nous
achetions ensemble de Thuile, du charbon ou du lard*,
nous en mettions de côté une bonne moitié, que nous re-
vendions à nos mattres quand la provision était épuisée...;
puis nous leur disions qu'ils étaient prodigues, qu'ils al-
laient trop vite et qu'à pareil train le bien du roi ne suf-
firait pas. Quand il m'arrivait d'acheter quelque chose au
marché à sa juste valeur, nous nous donnions le mot pour
nous quereller.
— i Comment) Pablo, me disait-elle, voudrez-vous me
faire croire qu'il y a là pour un demi-réal de salade?
Je feignais de pleurer, je criais, j'allais me plaindre à
mon maître, je le priais d'envoyer le majordome aux en-
quêtes et de faire taire la gouvernante qui me querellait à
plaisir. L'enquête se faisait, et le majordome revenait con-
vaincu, ainsi que mon maître, de ma probité autant que
du zèle de la gouvernante.
— Ahl disait don Diego, si Pablico était aussi vertueux
qu'il est fidèle !
6 JQ gagerais, messeigneurs, que vous vous effrayez d'a-
vance à la pensée de la somme que nous économisâmes en
une année? Elle dut être forte, en effet, mais nous ne
DE SÉGOVIE. 85
nous crûmes pas obligés à en faire profiter nos mattres. La
gouvernante se confessait d'ailleurs tous les huit jours, et
jamais je ne vis en ejle pensée ou apparence de restitution,
ni même le plus petit scrupule, et cependant c'était une
sainte. Elle portait sans cesse au cou un rosaire de telle
taille, qu'il eût été plus commode de porter sur les épaules
une charge de bois ; des poignées d'images, de croix, et
de médailles d'indulgence y étaient suspendues, et elle
assurait que chaque nuit elle priait sur tout cela pour ses
bienfaiteurs. Elle comptait une centaine de saints pour ses
avocats, et, en bonne conscience, il lui en fallait bien au-
tant pour se faire pardonner ses péchés. Elle les priait en
latin pour faire l'innocente et composait une multitude de
mots inconnus à Cicéron et qui nous faisaient mourir de
rire. Elle avait bien quelques petites industries dont on ne
parle pas en bonne compagnie; (en duègne consommée,
elle savait à merveille conduire une intrigue, transmettre
un message, et je crois que, comme ma mère, elle aspirait
au surnom d'algébriste d'amour. Si ce sont là des crimes et
des défauts, elle les avouait du moins avec une extrême
franchise ) ; elle assurait qu'ils lui venaient de famille,
comme aux rois de France le don de guérir les écrouelles.
Il était dans notre intérêt de vivre toujours en bonne
intelligence; mais nul n'ignore que deux amis, lorsqu'ils
sont également avides, finissent par se tromper l'un Tautre .
( Sachant qu'il en devait être ainsi entre nous, je tins à
honneur de n'être pas devancé. Voyez où nous mènent
Tamour-proprè et le génie du mal ! 4 Peut-on calculer le
nombre d'associations utiles qu'ils ont rompues ici-bas?)
»4 l>0^ PABLO
La gouveroante élevait des poules dans la cour, et j'a-
vais bien envie de lui en manger une ; elle avait aussi douze
ou treize poulets déjà forts, lin Jour qu'elle était à leur
donner à manger, je Tentendls leur dire pie^ pte, à plu*
sieurs reprises. A cette manière d'appeler les poulets, je
jetai les hauts cris.
— Corps de Dieu ! voisine, lui dis-je, que n'avez-vous
tué un homme, ou détourné Fargent du roi, choses que je
pourrais taire, plutôt que d'avoir Tait ce que vous venez
de faire et qu'il me sera impossible de cacher ! Malheur à
vous et à moi I
A ces exclamations, que Je fis avec le plus grand sérieux,
la gouvernante fut toute troublée.
-- iQu'ai-Je donc fait, Pablo? me dit-elle; si tu veux
plaisanter, ne m'effraye pas davantage.
— Plaisanter ! Ah ! plût à Dieu I mais Je ne puis cacher
tout cela à Flnquisition, sous peine d'être excommunié !
— L'Inquisition ! fit-elle, et elle se mit à trembler : ; ai-
Je donc fait quelque chose contre la foi ?
— C'est là ce qu'il y a de pis ; ne badinez pas avec les in-
quisiteurs, dites que vous avez péché par sottise, que vous
avez regret de vos paroles, mais ne niez pas ce blasphème
et votre irrévérence.
— i Pablo, reprit-elle avec effroi, si Je dis que J'ai regret
de mes paroles, me puniront-ils?
DE SÉGOVIE. 85
— Non, ils vous absoudront.
— Alors j'ai regret, l mais de quoi? Dites-le moi, car jo
ne le sais pas, aussi vrai que je désire le repos éternel pour
ceux que j'ai perdus.
— ^ Est-il possible que vous ne le sachiez pas? Je ne sais
comment vous le dire, car Tirrévérence est telle, qu'elle
me fait trembler. 4 Ne vous souvenez-vous pas que vous
avez dit à vos poulets pie, pie? Pie est le nom de plusieurs
papes, vicaires de Dieu et chefs de FÉglise ; ce péché vous
semble-t-il peu de chose ?
La pauvre femme resta comme morte.
— Pablo, me dit-elle, c'est vrai, jç Tai dit ; mais puisse
Dieu ne pas me pardonner si je l'ai dit avec malice ; j'en ai
regret ; vois s'il y a quelque moyen qui puisse me sauver
d*étre accusée, car je mourrai si je me vois à l'Inqui-
sition.
— Si vous jurez sur l'autel que vous n'y avez pas mis de
malice, je pourrai assurément ne pas vous accuser, mais il
est nécessaire que vous me donniez ces deux poulets qui
ont mangé quand vous les avez appelés du très-saint nom
des -pontifes, je les porterai à un familier pour qu'il les
brûle, parce qu'ils sont damnés, et après cela vous jurerez
de ne plus recommencer d^aucune manière '.
— Eh bien, Pablo, me dit-elle toute joyeuse, emporte-
les tout de suite; demain je jurerai.
— (]o qui est le pis, ajoutai-jc pour la persuader encore
86 DON PABLO
plus, ce qui est le pis, Cyprienne — elle se nommait ainsi
— c'est que je cours des dangers, car le familier me de-
mandera si c'est moi, et il pourra me faire quelque avanie;
portez-les vous-même, car en vérité j'ai peur.
— Pablo, reprit-elle en entendant cela, aie pitié de moi
pour Famour de Dieu, porte-les, il ne peut rien l'arriver.
Je me fis prier beaucoup, et enfin, — c'était ce que je
voulais, — je me déterminai ; je pris les poulets, j'allai les
cacher dans ma chambre, je feignis de sortir, puis je re-
vins.
— Gela s'est mieux passé que je ne croyais, lui dis-je ;
le bon petit familier voulait venir avec moi pour voir la
femme, mais je l'ai gentiment entortillé et j'ai arrangé l'af-
faire.
Elle me donna mille embrassades et un autre poulet
pour moi. J'allai avec lui rejoindre ses compagnons, et je
fis faire chez un pâtissier une fricassée que je mangeai avec
les autres valets. La gouvernante.et don Diego apprirent
la plaisanterie, et toute la maison s'en amusa fort; la pau-
vre Cyprienne en eut à la fin tant de chagrin, qu'elle en
pensa mourir, et, dans sa colère, elle fut à deux doigts de
dévoiler mes rapines ; mais son propre intérêt la retint.
Une fois brouillé avec elle, je ne pouvais plus la trom-
per ; je cherchai donc quelque autre moyen de m'amuser,
et, pour cela, je m'étudiai à ce qu'on appelle, en termes
d'étudiants, courir quelque chose. C'est une honnête tra-
duction de voler.
DE SEGOVIE. 87
Il m'aniva en ce genre les aventures les plas plaisantes.
Passant un soir vers les neuf heures dans la grande rue, et
il s'; trouvait peu de monde à ce moment, J'aperçus une
boutique de confiseur, et sur l'étalage une petite botte de
raisins. Je prends mon vol, je m'approche, je saisis la boite
et me mets à courir ; le confiseur s'élance à ma poursuite ;
avec lui ses serviteurs et ses voisins. J'étais chargé, et bien
que j'eusse de Pavanée, je vis qu'ils allaient m'atteindre.
Au détour d'une rue je jette la botte à terre ; je m'assieds
dessus, j'enveloppe rapidement ma jambe avec mon man- ^
teau, et je me mets à crier en la tenant à deux mains :
— Holà ! Dieu lui pardonne, il m'a Toulé aux pieds.
Ils m'entendirent et accoururent ; alors, je me dis ù dire :
— Très-salDte mère de IMeul et le reste de la prière
du soir.
8H DON PABLO
Le confiseur et les autres avaient Tair furieux, et criaient
à tue4éte.
— ^ Frère, me dirent-ils, un homme n*a-t-il point passé
par ici ?
— 11 est en avant, répondis-je ; il m'a marché sur la
jambe ; mais loué $oit le Seigneur!
Ils gagnèrent au pied là-dessus, et s'éloignèrent. Resté
. seul, j'emportai la botte au logis, et je racontai Taflaire. Les
camarades me félicitèrent beaucoup, mais ne voulurent
pas croire que cela me fût arrivé de la sorte ; je les invitai
donc à venir le lendemain soir me voir courir quelque
autre boîte.
Ils vinrent au rendez- >rous; ils remarquèrent que les
bottes étaient dans Tintérieur de la boutique, et qu*on ne
pouvait les prendre avec -la main ; ils jugèrent donc la
chose impossible. D'ailleurs, le confiseur, averti par ce qui
était arrivé à son confrère aux raisins, se tenait sur ses
gardes. J'arrive, et, à douze pas de la boutique, je mets à la
main mon épée, qui était un fort estoc. Je m'élance vers la
boutique en criant : Meurs! et je porte une pointe vers le
confiseur ; il se laisse tomber, je pique une botte, je l'enfile
de mon épée et je m'en vais. Les camarades étaient ébahis
de mon adresse, et mouraient de rire de voir le confiseur
qui demandait qu'on l'examinât; disant que sans doute je
l'avais blessé ; que j'étais un homme avec lequel il avait eu
une querelle. Mais en levant les yeux, et en reconnaissant le
désordre que l'enlèvement d'une botte avait mis parmi les
DE SÉGOVIE. 89
autres^ il devina la ruse, et se mita se signer de telle sorte,
qu'on crat qu'il n'en finirait pas. J'ayoae que Jamais succès
ne me fit plus de plaisir. Les camarades disaient qu'à moi
seul je pouvais soutenir la maison avec ce que je eourats^ ce
qui est la même chose que voler, à mot couvert.
J'étais jeune, et les éloges qu'on donnait à mon adresse
m'excitaient chaque jour à de nouvelles espiègleries. (Que
de fois la nuit j'ai décroché et changé de place les enseignes
des marchands ; que de fois j'ai mis en campagne les algua-
zils et le guet ; que de fois j'ai mis en émoi les bons habi-
tants d'Alcala en criant au feu au milieu de la nuit! A
l'université, j'étais le bourreau des nouveaux, le mauvais
démon des recteurs^ le tyran des garçons de salle. ) J'ai
volé aux couvents de nonnes je ne sais combien de tasses et
de petits pots, et quand j'allais y demander à boire, je ne
rendais jamais le vase dans lequel on me servait ; c'est à
cause de mes larcins que ces dames ne donnent plus rien
maintenant sans gage '.
Enfin, je promis à don Diego et à tous ses amis d'enlever
un soir lesépées de la ronde elle-même. Nous convînmes
d'un jour, et nous nous rendîmes tous ensemble au lieu
choisi. Je marchais en avant, et, dès que j'avisai la justice,
j'allai à elle avec un autre valet du logis.
— i Est-ce la justice ? demandai-je d'un air fort agité.
— C'est elle, répondit-on.
— i Est-ce le corrégidor?
42
90 DON P\BLO
— C'est lui.
Je me jetai à genoux .
-^ Seigneur, lui dis-j^f n^on salut, ma vengeance, et
rintérêt de l'État sont entre vos mains. Si Voire Grâee
veut faire une grande capture, qu'elle> daigne me per-
mettre de lui parler un instant à Técart.
Il fit ce que je lui demandais, et déjà les archer^ empoi-
gnaient leurs épées, et les alguazils leurs baguettes.
— Seigneur; continuai-je, je viens de Séville à la^uitede
sii^ hommes, les plus criminels du monde, tous voleurs et
assassins. L'un d'eux a tué ma mère et un mien frère pour
les voler; j'ai la preuve de ce fait. Avec eux, selon ce que
j'ai ouï dire, est un espion français, et, à leur^ propos, je
soupçonne - ici je baissai la voi^i — qu'il appartient à An-
tonio Ferez ^.
 ces mots, le corrégidor fît un saut en avant.
— Où sont-ils?
— Seigneur^ dans la maison publique ; que Votre Grâce
se hâte : les âmes de ma mère, de mon frère, vous le paye-
ront en prières ; et le roi !...
— Sus donc, Jésus ! ne perdons pas de temps ; suivez-
moi tous ; donnez-moi une rondache.
— Seigneur, repris-je en l'attirant de nouveau à l'écart.
Votre Grâce va se perdre si elle agit de la sorte. 11 est im-
portant que vous entriez tous sans épées, un à un, car ils
DE SËGOVIE. 94
sont dans des chambres, ils ont des pistolets, et s'ils tous
voient entrer avec des épées, comme la jDstke seule a le
droit d'en porter, ils feront feu. Il vaut mieux n'aToirque
des dagues^, et leur saisir les bras par derrière : nous som-
mes assez nombreux pour cela.
Le moyen plut au corrégidor et la capture à faire Tallé-
cha. Nous approchions; le corrégidor, prévenu, ordonna
à ses gens de cacher leurs épées sous Therbe dans un champ
qui était presque en face de la maison. Ils le firent et pas-
sèrent outre. J'avais averti mon camarade que voir dépo-
ser les épées, les prendre et gagner le logis devaient être
tout un. Il n'y manqua pas ; quand les re^rs entrèrent,
je passai le dernier, et dès qu'ils furent mêlés pat'mt les
gen^ qui étaient là, Je leur faussai compagnie, j'enjllatune
petite rue qui conduit à la Yietoire, et un lévrier ne m'eût
pas atteint. (lue fois entrés et ne voyant rien que des étu-
diants et des libertins, c'est tout un, le^ recors me cher-
chèrent et ne me trouvèrent pas ; ils se 'doutèrent de la
ruse, oourun^nt à leurs épées et n'en virent pas la moitié
d'une.
^ Qui pourrait dire les recherches que firent cette nuit-
là le corrégidor et le recteur ? Ils aUèrenl ()ans toutes les
cours, visitèrent to0s les Kts. Ils vinrent à notre maison.
Pour ne pas étrç reconmi, je m'étais étendu sur mon lit,
un mouchoir autour de la tète, un cierge d'une main et un
cruciflx de l'autre ; près de moi un camarade vêtu en clerc
m'aidait à mourir, et les autres récitaient les litanies. Le
recteur vint et avec lui la justice, et ils sortirent aussitôt,
ne pouvant |penser qu'ils trouveraient là ce qu'ils cher-
92 DO.N PABLO DK SÉGOVIE.
chùeat. Ils ne regardèrent rien, et mieux, le recteur me dit
un répoDB. Il demanda si j'avais déjà perdu la parole, on
lui répondit que oui ; et li-dessus ils s'en altèrent, déses-
pérant de trouver quelque iodice. Le recteur Jura qu'il li-
vrarait le coupable s'il le découvrait, le corrégidor jura de
le pendre, rât-ll le flis d'un grand, et moi je me levai.
Si vous allez à Alcala, ntesseigneurs, vous y entendrez
parler de cette mystification, on s'en souvient encore. Je
ne vous dirai pas comment je .rendis la place du marché
aussi peu sAreque le carrefour d'une forêt, comment Je
frappai d'impAts les boutiques de drapiers, les magasins
d'orfèvres, voire mèâfle les étalages des fruitières, car je ae
pus Jamais oublier l'alTront que j'avab reçu de celles de
Ségorie, quand je fus roi des coqs; les jardins, les vignes,
les vergers d'alentour me payaient tous la dtme. Aussi, ces
bagatelles et quelques autres me donnèrent la réputation
d'un homme actif et subtil entre tous. J'étais le favori dœ
jeunes cavaliers amis de mon maître ; ils se disputaient mes
services et à peine me laissaient-ils à don Diego, k qui j'ac-
cordai toujours cependant le respect que je lui devais et
le dévouement que méritait son affection pour moi.
CHAPITRE VIL
Dea B«^ tateane à SêgMic. Pabto ifpfnwl b Mori de si
et se Rut une règle de (.'oodoïle poor Tainur.
ir koal de qoclqae leaps, don Mégn reçvt
éi MB pèfv Bue Mm ^ci es renfermait nne
seronde pew ■»!. Cette lettre Hait (Tofi
■ieii oarle, «n^Mé Aloaso ttaatpina, fvt>-
epmnrt de lo«le» les fert» pomiMes ', el
rt eoam à SéfavieT rà il tenait de tr^»-^<hi
Jartie e . Le fail est que de toole» le» rénrtln'
» as pen ea yîla lca ffn'efc svirit prùm depoi»
Ereaae, pw «k neï'étiil «Anit^MtM loi.
ithwnmi». yaÉiqB'ilbiilitir«tti vérité, mimwiaHtto
CHAPITRE VII.
Dou Diego Ktounie à Ségovie. Pablo appreod la mort de ses parents
et se f^iinne règle de conduite pour l'avenir.
u bout de quelque temps, don Diego reçut
de son père une lettre qui en renTermak une
Beeonde pour moi. Cette lettre était d'un
mien oDcle, nommé Alonso Ramplon, pro-
e parent de toutes les vertus possibles ' , et
rt connu & Ségovie, où il tenait de très-près
Justice. Le fait est que de toutes les résolu-
g un peu capitales qu'elle avait prises depuis
, treans, pas une ne s'était exécutée sans lui.
Il était boorreou, puisqu'il faut dire la vérité, mais un aigle
96 DON PABLO
parmi ceux du métier. A le voir à Tœuvre, on avait l'eau
à la bouche de se laisser pendre.
Voici le contenu de la lettre qu*il m'adressa de Ségovie à
Alcala :
• Mon fils Pablo, — c'est ainsi qu'il m'appelait, tant il
avait d'affection pour moi, — les grandes occupations que
me donne, dans la place que Je remplis, le service de Sa
Majesté, ne m'ont pas permis de vous écrire plus tôt ; si le
service du roi a des désagréments, c'est surtout par l'excès
du travail, et encore j'en suis bien dédommagé par l'obscur
honneur d'être au nombre de ses serviteurs. J'ai le chagrin
d'avoir à vous donner des nouvelles peu agréables. Votre
père est mort, il y a huit jours, plus courageusement
qu'aucun homme en ce monde ; je puis le dire, car c'est
moi qui l'ai guindé '. Il monta sur son âne sans mettre le
pied à rétrier; la jaquette du supplice lui allait comme si
elle eût été faite pour lui ; en un mot, il avait si bonne
prestance, que tous ceux qui le voyaient passer précédé de
la croix, le jugeaient digne de sa future élévation. Il allait
d'un air délibéré, regardant aux fenêtres, saluant tous
ceux qui quittaient leurs travaux pour le voir ; deux fois
même il se fit la moustache. Il engageait ses confesseurs à
se reposer et approuvait ce qu'ils disaient de bon. Arrivé à
la croix de bois ^, il mit le pied sur l'échelle, ne monta ni
trop lentement ni comme un chat, et, rencontrant un éche>
Ion brisé, il se retourna vers la justice et la pria de le
faire remplacer pour la prochaine occasion, attendu que
d'autres n'auraient peut-être pas autant d'assurance que
DE SÉGOVÎE. 97
lui. Je ne puis vous exprimer Jusqu'à quel point il plut à
tout le monde.
« Arrivé au haut, il s'assit, rejeta en arrière les plis de
son vêtement, prit la corde et se la mita la gorge. Voyant
en ce moment que le théatin voulait le prêcher, il se re-
tourna vers lui.
« — Frère, lui fit-il, je le prends pour dit; donnez-moi
un peu de Credo et finissons promptement, je ne voudrais
pas paraître long.
« Ainsi fut fait ; il me recommanda de lui mettre son
chaperon sur le côté, de lui essuyer la bave, ce que je fis.
Il tomba sans ramasser ses jambes et sans faire de contor-
sions. Il se tint, en un mot, très-gravement ; on ne pouvait
demander davantage. Je le mis en quatre et lui donnai
pour sépulture les grands chemins. Dieu sait quelle peine
je ressens de le voir là, tenant table ouverte pour les cor-
beaux ; mais j'espère que les pâtissiers du pays nous con-
soleront en en mettant quelque peu dans leurs pâtés à
quatre réaux "*.
« Quant à votre mère, bien qu'elle soit encore vivante,
je puis presque vous en dire autant. L'inquisition de To^
lède Fa fait mettre en prison, parce qu'elle déterrait les
morts. Il parait qu'elle faisait la sorcière, et on a dit que
chaque nuit elle embrassait un bouc sur l'œil sans pru-
nelle. On a trouvé dans son logis plus de Jambes, de bras
et de têtes qu'il n'en faudrait à une chapelle de miracles,
et Ton prétend que, comme la vieille Célestine^ On
\5
dit enAn qu'elle a Hguré dans un aaio-de-fé, le jour de la
Trinité, avec quatre cents condamnés à mort.
« J'en suis bien chagrin, car elle nous déshonore tous,
moi surtout, qui suis ministre du roi. De semblables pa-
rentés ne me vont pas.
" Vos parents, mon (Ils, ont laissé ici je ne sais qu^le
somme cachée, cela peut monter en tout à quatre c«nts
ducats. Je suis votre oncle, ce que j'ai sera pour vous. Cette
lettre reçue, vous pourrez venir ici ; avec ce que vous savez
de latin et de rhétorique, vous serez un homme unique
dans l'art du bourreau. Itépondez-moi de suite, et d'ici là
que Dieu vous garde.
Cl De Ségovle, etc.. »
Je ne puis nier que cette nouvelle honte me Bt un
Impression, et cependant je me consolai en partie ;
DE SÉGOViE. 99
est Teffet des vices chez les parents ; les enfants y trouvent
une consolation à leurs peines, quelque grandes qu'elles
soient. — Je courus trouver don Diego ; il lisait la lettre
de son père qui le rappelait auprès de lui, et qui, informé
de mes espiègleries, lui mandait de ne pas m'emmener.
Don Diego me prévint qu'il allait partir, et me témoigna
tout le chagrin qu'il avait de se séparer de moi. Celui que
j'éprouvai n'était pas moins grand. 11 m'offrit de me
mettre au service d'un gentilhomme de ses amis, mais je
le remerciai.
— Seigneur, lui difrje en souriant, j'ai maintenant une
autre ambition et d'autres projets, je vise plus haut ; je
suis, à dater de ce jour, chef de famille, seul maître de
mon nom, et je dois songer à en faire quelque chose.
Je lui appris comment mon père était mort aussi hono-
rablement que Thomme le plus haut placé, comment il
avait été découpé, comment on lui avait octroyé une no-
blesse à quatre quartiers ^, et dans quels termes tout
cela m'avait été écrit par mon seigneur et oncle le bour-
reau, ainsi que la nouvelle de l'emprisonnement de ma-
man ; j'figoutai enfin qu'il me connaissait assez pour que'
je pusse lui dire tout cela sans honte.
Don Diego prit une vive part à mes malheurs et me de-
manda ce que je comptais faire; je lui communiquai mes
projets, qu'il approuva. 11 partit le lendemain fort triste-
ment pour Ségovie, et je restai à la maison sans rien laisser
entrevoir de ce que j'éprouvais. Je brûlai la lettre de mon
JOO DU^ PAULU DE SÉGOVIE.
oDcle, de crainte qu'elle ne tombât entre les n>aiDS de quel-
qu'un, el Je commençai mes préparatifs pour me rendre
moi ausïi et seul à Ségovie, où je voulais recueillir mon
héritage et connaître ma famille, afin de l'éviter.
4114 DON PABLO
cordonnier pour les créances que je lui emportais, les gé-
missements de la gouvernante pour ses gages que je rete-
nais, la colère de Thôte pour le loyer de la maison?
L'un disait :
— Mon cœur Tavait deviné.
L'autre :
— On m'avait bien dit que c'était un mattre fourbe et
un escroc.
Enfin je partis, tellement aimé de tous, que mon absence
en laissa une moitié en larmes et l'autre moitié riant de
celle qui pleurait.
Je cheminais en songeant à tout cela, lorsqu'au delà de
Torote, je rencontrai un homme monté sur un mulet de
bât. Il causait tout seul avec une grande volubilité, et il
était tellement occupé de son sujet, que j'étais à côté de
lui qu'il ne me voyait pas. Je le saluai et il me salua ; je lui
demandai où il allait, et dès que nous eûmes échangé quel-
ques questions, nous notis mtmes à parler de la descente
du Turc et des fbrces du roi. Il prétendit m'exposer com-
ment on pourrait conquérir la terre sainte et comment on
prendrait Alger ; à tout ce qu'il me dit je reconnus que
cet homme était un fou politique. Nous continuâmes
à causer assez joyeusement, et, d'une chose à Tautre, nous
tombâmes sur la Flandre. Arrivé là, il se mit à soupirer.
— Ce pays, s'écria<-t-il, me coûte plus qu^au roi ; voici
quatorze ans que je médite un expédient qui pacifierait
tout en un instant s'il n'était aussi impossible.
DE SÉGOVIE. 105
~ ^ Quelle peut être, lui dis-je, cette chose impossible
qui pourrait produire un si important résultat?
— Quand je dis impossible, seigneur, reprit-il, ce n'est
pas ma pensée bien réelle, car rien n'est plus simple. Cette
chose n'est impossible que parce qu'on ne voudra pas la
faire. Si je ne craignais de vous ennuyer, je vous dirais ce
que c'est; du reste, on le saura plus tard, car je compte
la faire imprimer avec quelques autres mémoires dans les-
quels j'indique au roi deux moyens de réduire Ostende.
Je le priai de me les faire connaître ; il tira alors de sa
poche un rouleau de papier sur lequel il me montra le plan
<Iu fort de l'ennemi et celui du nôtre.
— Vous voyez, me dit-il, que la difficulté en celte ai-
faire consiste dans ce pelit bras de mer ; eh bien , je don-
nerais l'ordre de le supprimer en le desséchant avec des
épongrs.
Cette extravagance m'arracha un grand écla| de rire, et
mon homme me regarda en face.
— Je n'ai dit cela à personne qui n'ait ri comme vous,
tant ce projet fait de plaisir à tout le monde.
— Je n'en doute pas, répiiquai-je, c'est l'effet tout na-
turel d*une pensée aussi neuve et aussi judicieuse ; mais
songez, je vous prie, qu'à mesure que vous épongerez l'eau,
la mer en rapportera tout autant.
— La mer ne fera point cela, j'y ai mûrement réfléchi;
^06 DON PABLO
j'ai imaginé, pour obvier à cet inconvénient, d*en creuser
le Tond de douze stades sur ce point-là.
Je ne répliquai rien, de crainte qu'il ne me dtt qu'il avait
aussi un expédient pour faire descendre le ciel ici-bas. Ja-
mais de ma vie je ne connus un pareil insensé. Il me disait
que Juaneio n'avait rien fait de bien ', qu'il se chargerait
de faire monter toute l'eau du Tage à Tolède d'une ma-
nière plus facile. Quand je lui demandai ce nouveau
moyen, il me répondit que c'était par enchantement.
— ^Avez-vous jamais rien entendu de semblable?
— Du reste, ajouta-t-il, je n'exécuterai rien de tout
cela que le roi ne me donne d'abord une commanderie ;
je suis très-capable de la régir, et j'ai des titres de noblesse
fort honorables.
Âu milieu de ces propos et de ces extravagances, nous
arrivâmes à Torrejon où il s'arrêta, parce qu'il y venait
visiter une parente. Je continuais seul ma route, riant
comme un fou des singulières occupations decetoriginni,
lorsque Dieu et ma bonne étoile me firent apercevoir de
loin une mule paissant en liberté l'herbe du grand chemin
et près d'elle un homme à pied qui feuilletait un livre, fai-
sait des raies dans la poussière et les mesurait avec un
compas. 11 passait d'un côté, il sautait de l'autre, et, de
temps en temps, mettait ses doigts en croix, puis dansait
autour de son ouvrage. J'avoue que je n'osai d'abord le
regarder que de loin, pensant que c'était un enchanteur,
et j'avais peine a me déterminer à passer près de lui. Je me
DE SÉGOVIE. <07
hasardai enfin, et quand je m'approchai il m'entendit. Il
ferma son livre^ alla chercher sa mule, et, en mettant le
pied à rétrier, il glissa et tombé. Je courus le relever.
— Je n'ai pas bien pris, me dit-il, le milieu de la propor-
tion pour faire la circonférence en montant.
Je n'y compris rien et Taidai à se remettre sur sa béte. A
quelques pas de là, il me demanda si j'allais à Madrid par
une ligne droite ou par un chemin circonflexe. Je ne savais
ce que cela signifiait, et je répondis que je suivais la voie
circonflexe. 11 me demanda encore à qui était Tépée que je
portais ; quand je lui eus dit qu'elle était à moi, il la prit
et l'examina.
— Ces branches de la garde, fit-il, devraient être plus
inrandes, afin de mieux parer les coups de taille qui se for<
ment sur le centre des estocades.
Là-dessus, il entama une démonstration si pompeuse et
si diffuse, que force me fut de lui demander quel métier
il professait.
— Je suis, me dit-il, un escrimeur habile par excellence,
ot je puis le prouver en toute occasion.
— Mais en vérité, repris-je en retenant un nouvel éclat
(Je rire, à ce que je vous ai vu faire sur le grand chemin,
dos cercles, des angles, des lignes, je vous aurais pris plu-
tôt pour un enchanteur.
— C'est, me répondit-il, que j'étudiais avec mon grand
40» DON l'ABLO
compas une f^nte par le quart de cercle, dont le résultat
doit être la mort instantanée de l'adversaire, et je m'occu-
pais à la rédiger en termes de mathématique.
— ; Kst-ii possible qu'il } ait de la mathématique là
dedans?
— Kon-seulemont de la mathématique, mais encore de
la théologie, de la philosophie, de la musique et de la
médecine.
~ Quant à cette dernière science, répliquai-je, je n'en
doute pas, puisqu^il s'agit de tuer ^.
— Ne vous moquez pas, me dit-il, je vous enseignerai
tout à l'heure un coup superbe ; parade, riposte à coups
détaille en concentrant les sptrales de l'épée.
— Je ne comprends rien à tout ce que vous me dîtes,
grand ou petit.
~ Ce livre vous en instruira, répondit-il ; il est intitulé
les Grandeurs de rÈpce ; il est très-bon et il enseigne des
miracles. Je vous le prouverai ce^ir ù Rejas, à la cou>
chée; nous prendrons deux broches, et vous me verrez
faire des merveilles. N^en doutez pas, quiconque lira ce
livre tuera tous ceux qu'il voudra.
— Ou ce livre, lui dis-je, enseigne à procurer la poste
aux hommes, ou bien 11 a été composé par quelque doc-
teur.
— Comment, docteur! Bien entendu, c'est un grand sa-
vant, c'est même plus qu'un grand savant ^
bE SÉGOVIE. ^09
En causant de la sorte, nous arrivâmes à Kejas, et nous
nous arrêtâmes devant une hôtellerie. Au moment où je
descendais de ma mule, mon compagnon poussa de
grands cris.
— Faites un angle obtus avec les jambes, ramenez-les
en deux lignes parallèles cl laissez-vous aller perpendicu-
lairement sur le sol-
L'hôtelier, qui me vit rire, en fit autant et me demanda
SI ce cavalier qui parlait de la sorte était Indien. Mon escri-
meur s*approclia de Thôte.
— Seigneur, lui dit-il, donnez-moi, je vous prie, deux
broches pour deux ou trois angles, je vous les rendrai sur-
le-champ.
— Jésus ! fit Fhôte, donnez-moi plutôt vos angles, ma
femme les embrochera ; je n'ai jamais entendu prononcer
le nom de ces oiseaux.
— Ce ne sont pas des oiseaux, répondit mon original;
voyez un peu, ajouta-t-il en se'tournant vers moi, ce que
c'est que de ne pas saviflir! Donnez-moi les broches je ne
les veux que pour escrimer, et peut-Atre ce que vous me
verrez faire aujourd'hui vous vaudra-t-ii plus que tout ce
que vous avez gagné en votre vie.
Les broches se trouvant occupées, il nous fallut prendre
deux cuillers à marmite. Jamais on ne vit rien de plus ri-
sibleau monde. Mon homme faisait un saut et disait :
— Avec ce mouvement, j'atteins plus loin et j'arrive aux
degrés du profil.
10 l)0!N PABLO
Il Taisait un nuire saul, elil ajoutait :
— Maintenant j'emploie un mouvement ralenli pour tuer
j naturel : ceci est d'estoc, et cela de (aille.
Il ne m'approchait pas d'une lieue et tournait autour àe
moi avec sa cuiller ; comme je n'étais pas Tort tran<)uille,
on eût pris cette comédie pour un assaut contre une mar-
mite qui bout et qui s'enltiit.
— Voilà seulement le bon sjsième. me dit-il enfin en
s'iirrétant, plulAt que toutes les niaiseries qu'enseignent ces
misérables maîtres d'escrime qui ne savent que boire.
Il avait à peine aciievé ces mots, que nous vîmes si. ilii'
de l'hAtellerie un mulâtre qui montrait les dents. Il avait
un cliapeau rabattu en forme de parasol, un plastron de
bulHe sous un pourpoint déboulonné et Karni de rubans ;
il avait le.s jambes raKneuiîes conmie Viiigle impérial, le vi-
I)K SÉGOViE. H«
sage traversé d*estafilacles, la barbe fourchue, les mousta-
ches en fuseau, et une dague garnie de plus de grilles et de
plus de traverses qu'un parlofr.de nonnes.
— Je suis examiné, nous dit-il en regardant la terre, et
je porte mon brevet ; par le soleil, qui échauffe les mois-
sons, je mettrai en morceaux quiconque pariera mal de
tout bon fils qui professe les armes *.
Redoutant quelque fâcheux événement, je me mis entre
eux deux, disant au nouveau venu qu'on ne parlait pas do
lui et qu'il avait tort de s'olTenser.
— Qu'il mette Tépée à la main, s['il en a une, continua-
•il, qu'il laisse là sa cuiller à pot, et nous verrons quelle
est la vraie science.
— Cet ouvrage l'apprend, dite haute voix mon pauvre
compagnon, en ouvrant son livré ; il a été imprimé avec
permission du roi, et je soutiendrai avec la cuiller et sans
la cuiller, ici ou ailleurs, que ce qu'il dit est la vérité.
Mesurons, si vous en doutez. Là>dessus, il prit son com-
pas, tira des lignes, et nous dit : — Cet angle est obtus.
— Je ne sais ce que c'est qu'angle et obtus, dit le matlre
en tirant sa dague, je n'ai entendu prononcer pareils mots
de la vie ; place, et avec cette arme je le mettrai en mor-
ceaux.
Il attaqua le pauvre diable, qui se sauva en sautant par
toute la maison.
112 DON PABLO DE SÉGOVIE.
— Il ne me blessera pas, nous cria*t*il en passant près
de nous ; je lui ai gagné les degrés du profil.
L*hAto et ses gens furent obligés de slnterposer et de
mettre la paix entre eux ; je les laissai faire, car je me pA-
mais de rire. On soupa, puis on nous mit dans une même
chambre, le fou et moi, et nous nous couchâmes.
A deux heures du matin, il se leva en chemise et se mit
à parcourir la chambre à tâtons, sautant et disant une
foule d'extravagances en langue mathématique. Il me ré-
veilla, puis s'en alla trouver Thôte et lui demanda de la
lumière, en lui disant qu'il avait trouvé pour Testocade
un terme de proportion qui était le segment de la subten-
dante. I/hôte était furieux et le donnait à tous les diables
pour ravoir réveillé ; il le traita de fou et le mit à la porte.
Mon homme revint me trouver ; il me dit que si je voulais
me lever, il me ferait voir la ruse si fameuse qu*il avait in-
ventée contre le Turc et SOS cimeterres; il disait qu'il vou-
lait aller l'enseigner au roi comme chose très-importante
pour les catholiques. Le Jour venu, nous nous habillâmes
tous et payâmes notre gîte. On réconcilia le fou avec le
raattre d'armes, qui partit en convenant que te système
de mon compagnon avait du bon, mais qu'il ferait plus de
fous que d'adroits, parce que la plupart n'y éntt^ndaicnt
rien.
CHAPITRE IX.
Fïl)lo rL'uuonlri' un |im1«.
E pris le chemin de Madrid, et le Tou me dit
adieu, parce qu'il suivait une route difTé-
rente. J'étais déjà à quelque distance, lors-
qu'il revint en courant et en m'appelant de
utes ses forces. Nous étioas au milieu de la
impagne, où personne ne pouvait nous en-
Ire ; il s'en vint me parler à l'oreille.
- Sur votre vie, seigneur, me dit-il, ne par-
à personne des admirables secrets que je
vous ai confiés en matière d'escrime ; gardez4es pour vous
H6 DON PABLO
seul, vous avez de rintelligenee, ils vous profileront. Je lui
en fis la promesse^ et il s'en retourna.
Je fis plus d'une lieue sans rencontrer personne, son-
geant aux nombreuses diffiottltés que Je trouverais pour
vivre en honnête homme et en homme vertueux ; car j*a-
vais d'abord à dissimuler le triste patrimoine que me lais-
saient mes parents et ensuite à me conduire de telle ma-
nière que ceux qui me connaissaient fussent forcés d'oublier
de qui j'étais issu. J'étais tout heureux d'avoir des pensées
aussi sages, et Je me disais : Si Je suis vertueux, on devra
m'en savoir plus de gré, à moi qui n'ai personne pour m'ap-
prendre à l'être, qu'à tout autre qui aura reçu la vertu
comme héritage de famille.
J'allais discourant de la sorte, lorsque Je rencontrai un
clerc, déjà âgé, qui suivait sur une mule le chemin de Ma-
drid. Nous liâmes conversation, et il me demanda tout aus^
sitôt d'où Je venais.
— D'Alcala, luidis-je.
— Que Dieu maudisse d'aussi méchantes gens, s'écria-
t-il ;il n'y a pas entre eux tous un seul homme d'esprit.
— i Comment, lui demandai-Je, pouvez-vous dire pa-
reille chose d'un lieu qui réunit tant de savants ?
— Des savants! répliqua-t-il, ides savants! Voici qua-
torze ans, seigneur, que je fais à Majalahonda, où j'ai été
sacristain, des noëls, des chansons de Fête-Dieu , et ils
n'ont pas daigné en couronner une seule. Je veux vous
DE SÉGOVIE. U7
convaincre de rinjusiice qu'ils m'ont faite, et vous donner
un échantillon de mes œuvres.
( Alors il fira de ses chausses un petit papier tout cras-
seux, et me lut quelques strophes si extravagantes, si ri-
diculement rimées, que je ne crois pas qu'il en existe de
plus pitoyable dans la collection des noëls passés et pré-
sents '. )
— l Peut-on faire mieux? me dit-il. Croirez-vous que
chacune de ces strophes me coûte plus d*un mois de tra-
vail et d'étude?
— Sans nul doute, répondis-je en étouffant une nou-
velle envie de rire ; de ma vie je n'ai rien entendu de plus
gracieux (Funiversité d'Âlcala n'est qu'une sotte, et ces
couplets méritent toute sorte de récompenses ).
— Ceci n'est qu'un jeu, seigneur ; veuillez écouter main-
tenant quelques pages d'un petit livre que j'ai fait en l'hon-
neur des onze mille vierges, et dans lequel j'ai consacré à
chacune cinquante huitains ^.
Je reculai d'épouvante à l'approche de ce demi-million
de strophes, et je le suppliai de me donner en place quel-
que chose dans le genre divin ^. 11 se mit alors à me ré-
citer une comédie qui comptait plus de journées que le che-
min de Jérusalem.
— Je rai fait en deux jours, me dit-'il , en voici le
brouillon.
Il me montra une liasse qui n'avait pas moins de cinq
120 DON PABLO
— Après le sonnet du lièvre, disait-îK je voas dirai le
trentième, dans lequel je TappeUe étoile.
J'étais au désespoir de penser que je ne pouvais rien
nommer qui ne lui eût fourni matière à quelque disparate,
et je me crus sauvé lorsque nous approchâmes des fau-
bourgs de Madrid, espérant que la crainte d*étre entendu
lui imposerait silence. Ce fut tout le contraire; dès que
nous fûmes dans la rue, il éleva la voix pour faire con-
naître ce qu'il était. Je le suppliai de se taire, lui disant
que si les enfants sentaient le poète, il n'y aurait pas de
trognon de chou qui ne vint à notre adresse. Je lui dis en
confidence qu'il fallait éviter de se faire connaître pour
poëte, parce que depuis peu de temps un poëte renégat,
qui avait renoncé aux muses pour mener une vie raison-
nable, avait lancé contre ses confrères une pragmatique
qui les déclarait fous ^. ( Cette fois j'avais touché la bonne
corde. Notre homme n'avait fait de vers ni sur ce mot ni
sur cette idée, et ma confidence l'effraya beaucoup. 11 me
demanda tout bas si cette pragmatique était promulguée ;
je lui répondis qu'elle le serait bientôt, qu'on n'attendait
pour cela que quelque nouvelle impertinence de messieurs
les poëtes. Dès ce moment il ne dit plus rien et se tint
coi. )
Nous arrivâmes de la sorte à une hAtellerie où il avait
coutume de descendre. A la porte se trouvaient plus de
douze aveugles, qui reconnurent à l'instant le sacritain,
le» uns à l'odeur, les autres à la voix. Ils poussèrent de
grands cris pour lui souhaiter la bienvenue, et le brave
DE SËGOVIE. )2I
homme los embrassu tous. L'un lui demanda une orsison
pour \ejuiiejugcen vers graves et sentencieux, prêtant aux
gestes et à l'action-, d'autres lui demandèrent des com-
plaintes pour les tmes du purgatoire, etchacun lui donna
huit réaux pour arrhes.
— Savez-vous, me dit-il quand il les eut congédiés, que
«es aveugles vont me rapporter plus de trois cents réaux :
aussi, avec rotre permission, je vais me retirer pendant
quelques instants pour leur faire une partie de ces orai-
sons ; puis, après dîner, nous serons libres et nous cause-
FOns tout k l'aise.
in DON PÂBLO
— (jcaod Dieu, me répondit lé pauvre homme, ne sa-
chant s'il devait se mettre en colère, peut-on Iraiterun
poëte de la sorte ! — Marchandise ! — Ce que j'en fais,
seigneur, n*est que par amour de Part et non par esprit
mercantile. ^ Ne vaut-il pas mieux entendre nos aveugles
réciter de bonnes stances, des cantiques convenablement
rimes, plutôt que ces psaumes sans rime ni raison, ces
canciones estropiées et ces vers boiteux nés du cerveau de
quelque pauvre hère de nos provinces? — Marchand, moi!
— Oh! seigneur, quel mot! ) Moi, propriétaire de huit
cent mille couplets efTectifs ; moi qui ai demeuré dans la
même hôtellerie que Lignan et qui ai dtné plus de deux
fois avec Espinel; moi qui me suis trouvé à Madrid aussi
près de Lope de Vega que Je le suis de vous ; qui ai vu
don Alonso de Ercilla plus de mille fois ! ^ Savez-vous que
j'ai chez moi un portrait du divin Figueroa et que j'ai
acheté les grègues que quitta Padilla lorsqu'il se fit moine *?
Je les porte encore, ces grègues , quelque mauvaises
qu'elles soient, les voici.
l'iR parlant de la sorte, le brave sacristain nous exhiber
ses culottes avec une gravité qui fit rire aux éclats tous les
habitués de l'hôtellerie. (Il en f\it tellement déconcerté,
qu'il se leva de table sans ajouter un seul mot, et retourna
s'enfermer dans sa chambre pour achever les stances de
ses mendiants. ) H était, du reste, près de deux heures;
J'avais du chemin à faire avant la couchée; je dis adieu au
sacristain, et, mon écot payé, Je me remis en route.
Je eheniinais paisiblement sur le chemin qui conduit au
j
OË SÉCOVIE. t27
Puerto,-iDrsque Dieu, qui craignait atns doute que l'isole-
ment ne me donnât de mauvaises pensées, me 51 rencon-
trer un soldat. Nous nous saluâmes avec la plus grande
politesse, et In connaissance ne fut pas longue. Il me de-
manda si Je venais de la ca|Htale ; je lui répondis que Je
n'avais Tait qu'y passer.
— C'est tout ce qu'elle mérite, me dit-il aussitôt : <-(.'
pays ne convient qu'à des gens de rien. J'aime mieux, j'en
jure par leChriM, étreà un siège comptant teabeuresdans
la neige Josqa'è la ceinture et maitgeànt do. bois, que de
1
42S DON PABLO
supporter les injustices dont on «d^reuve les gens de bien
en ce pays-là.
— 11 y a de tout à Madrid, seigneur soldat, lui répon-
dis-je ; on sait y faire grand cas des gens de mérite.
~ Grand cas! reprit--il d*un ton courroucé; voilà six
mois que j'y sollicite inutilement une enseigne, après
vingt années de service, après avoir perdu mon sang au
service du roi, comme ces blessures en font preuve.
En même temps, il me découvrit sa cuisse droite pour
me faire voir une cicatrice d'un pouce de long» à laquelle
je reconnus plutôt les traces de quelque furoncle et le
bistouri du barbier que le fer é^ Tenneoii. Il m*en mon-
tra ensuite deux autres à ses talons, en me disant que c'é-
taient des coups de feu ; fen avais deux semblables pro-
duites par des engelures. Il Ata son chapeau et me flt voir
une estafilade qui lui partageait le nez, puis trois autres
balafres qui se dessinaient sur sa figure commejies degrés
d'une mappemonde.
— J'ai reçu tout cela à Paris, me dit*il, pour le service
de Dieu et du roi ; et pour toutes ces taillades de ma face,
je n'ai obtenu que de belles paroles, ce qui ne vaut pas
plus que de mauvaises actions. Lisez ces papiers, seigneur;
par la vie du licencié! jamais homme, vive Dieul jamais
homme aussi signalé, j*en adjure le Christ I n'a fait sem-
blables campagnes.
Jamais aussi signalé^ le soldat disait vrai, car il Tétait à
coups de couteau. Alors il me tira d'une botte de fer -blanc
DE SÉGOVIK. 429
des papiers qui sans doute avaient appartenu à un autre
dont il prenait le nom. Je les lus et lui fis mille compli-
ments, jurant que ni le Cid ni Bernardo n*avaient rien fait
en comparaison de lui.^
— Comment en comparaison! Dites encore, par Dieu!
ni Garcia de Paredès, ni Julian Romero, ni tant d'autres
braves. En dépit du diable, il n'y avait pas d'artillerie
alors, et je jure Dieu que Bernardo n'en aurait pas pour
une heure de ce temps-ci. Si vous allez en Flandre, mon
jeune seigneur, faites-vous raconter les exploits du Brèche-
Dent, et vous verrez ce qu'on vous dira.
— ^ E6t>ce donc vous ? lui demandai-je,
— Eh ! ^ qui donc serait-ce si ce n'était moi? ^, Ne voyez-
vous pas cette brèche dans ma mâchoire? IN'en parlons
pas davantage, il ne sied pas à un homme de chanter ses
propres louanges.
En discourant de la sorte, nous rencontrâmes un er-
mite monté sur un âne et portant une barbe qui lui des-
cendait jusqu'aux genoux ; il paraissait exténué et était
vêtu de drap gris. Nous le saluâmes avec le Deo grattas
accoutumé. Il nous fît admirer les blés de la campagne, et
prit texte de là pour louer la miséricorde du Seigneur.
— Ah! mon père, interrompit le soldat en sautant, j'ai
vu venir sur moi les piques plus épaisses que ces épis ; je
jure le Christ que j'ai fait tout ce que j'ai pu au sac d'An-
vers ; oui, certes, je jure Dieu ...
17
no DON PABLO
l/ermite le pria de ne pas jurer autant.
— On reconnaît bien, mon père, que vous n*ayez pas
été soldat, puisque vous me blâmez d*une chose qui est
inséparable de mon état.
J'éclatai de rire en voyant en quoi il Taisait consister Fart
militaire, et je ne doutai plus que ce ne fût quelque co-
quin, car il n'est point d'habitude plus détestée parmi les
soldats de cœur et de mérite si elle ne Test parmi tous.
Nous arrivâmes aux gorges du Puerto ; Termite récitait
ses prières sur un chapelet qui valait son pesant de bois
et qui ressemblait à un jeu de boules ; le soldat, de son
côté, comparait les rochers aux châteaux qu'il avait vus;
il en examinait le côté fort et le côté faible, et désignait les
points les plus convenables pour y placer de rarttllerie. Je
les regardais tous deux et je craignais autant le rosaire de
Termite avec ses grains énormes, que les mensonges du
soldat.
— Oh! disait celui-ci, comme je ferais sauter avec de la
poudre une grande partie de cette gorge 1 Quel grand ser-
vice je rendrais aux voyageurs!
A Cerecedilla, où nous arrivâmes au sortir des gorges et
à la chute du jour, nous entrâmes tous les trois dans une
hAtellerie où nous demandâmes à souper. C'était un ven-
dredi.
— Amusons-nous un peu en attendant, dit Termite, car
DE SI^GOVIE. 454
Toisiveté est la mère de tous les vices ; jouons des Ave
Maria.
m
Et laissant tomber son rosaire, il tira de sa manche un
jeu de cartes.
— Jouons un peu d'argent plutôt, dit le soldat, cela
nous amusera davantage; j*aicent réaux, je les risquerai.
—J'en risquerai autant, m'écriai-je, alléché par Tespoir
du gain.
L'ermite ne voulait pas nous désobliger,
— J'accepte, répondit-il, j'ai sur moi Thulle de la
lampe ^ qui monte à environ deux cents réaux.
Je me flattai d'être la chouette qui lui boirait son huile ,
mais je souhaite au Turc que tous ses projets réussissent
de la sorte. Nous choisîmes le lansquenet, et, ce qu'il y
eut de bon, c'est que l'ermite feignit de ne pas le con-
iiattre et nous pria de le lui enseigner. L'innocent homme
nous laissa faire deux levées, après quoi il nous mena de
telle sorte, qu'il fit en peu d'instants table nette C'était
pitié de voir comme le fripon raflait tout du creux de sa
main et recueillait de notre vivant notre triste héritage ; il
avait perdu une bagatelle pour nous la reprendre ensuite
avec tout le reste, â chaque coup le soldat lâchait un tor-
rent de jurons, de malédictions et de blasphèmes ( et l'er-
mite ne se donnait même plus la peine de l'empêcher de
jurer ). Moi, je me rongeais les ongles pendant que le
452 DON PABLO
frère luaii les siens sur la table, et il n'y avait pas de saint
que Je n'invoquasse.
L'honnête homme nous pluma complètement; il m'en-
leva six cents réaux, tout ce que j'avais, et au soldat les
cent qu'il avait offerts. Nous lui proposâmes de continuer
sur gages ; il répondit que ce n^avait été qu'un passe-
temps, que nous étions son prochain et qu'il ne voulait pas
nous gagner davantage.
^ Je vous donnerai maintenant un conseil, ajoula-t-il»
ne jurez plus; voyez, je me suis recommandé à Dieu, et cela
m'a porté bonheur.
Nous ne soupçonnions pas l'habileté de ses doigts et
nous le crûmes ; le soldat jura^ mais de ne plus jouer ja-
mais, fît je fis comme lui.
— Vive Dieu! disait le pauvre sergent, — il me confia
que c'était là son grade, — je me suis vu au milieu des lu-
thériens et des Maures, et jamais je n'ai été dépouillé de
la sorte.
L'ermite se mit à rire et retourna son rosaire ; moi, qui
n'avais plus un maravedis, je lui demandai de nous faire
souper et de nous défrayer tous les deux jusqu'à Ségovie,
puisque nous n'en avions plus le moyen. Il me le promit
et commanda soixante œufs pour notre souper.
On nous fit loger dans une salle commune parce que les
chambres de rhôtellerie étaient occupées. Je me couchai
fort triste ; le soldat appela ThAte, le pria de lui garder ses.
DE SKGOVItL ^55
papiers avec la botte de fer-blanc qui les renferiuait et uu
paqaet de chemises liors de service. L'eroiite se recom-
manda à Dieu pendant que nous le recommandions au
diable, et s*endormit. Je restai éveillé quelques instants
encore, cherchant un moyen de lui reprendre mon argent,
et le sergent ronfla bientôt, rêvant à ses cent réaux.
Avant le Jour, le sergent, éveillé le premier, demanda
de la lumière, appela ThAte et lui réclama ses papiers ;
mais voici que ThAte ne pouvait se rappeler où il les
avait mis et lui rendit seulement son paquet. Ce fut une
scène terrible autant que comique. Le pauvre sergent,
en chemise, Tépée à la main, remplissait la maison de ses
cris et poursuivait ThÔtc en menaçant de le tuer ; Termite,
craignant que ce ne fût un coup monté contre ses réaux,
se tenait bien tranquille dans son lit en jouant avec son
rosaire. Enfin, on retrouva les papiers ; le soldat se calma
et acheva de s'habiller; l'ermite en fit autant, paya pour
nous, reprit son ftne, et nous continuâmes ensemble notre
route, fort mécontents, le Brèche-Dent et moi, de n'avoir
pu reprendre notre fortune....
Nouft. arrivâmes sans nouvelle aventure jusqu en vue de
Ségovie ; mes yeux s'en réjouirent, mon cœur battit à l'ap-
proche de ma patrie, mais en cela ma mémoire ne fut pas
d*accord avec mon cœur, et le souvenir du martyre souf-
fert chez Cabra diminua un peu ma satisfaction. J'arrivais
du reste un peu méconnaissable de ce que j'étais en par-
tant; j'avais grandi, j'étais bien vêtu, et ma barbe com-
mençait à poindre.
A la porte de la ville mon cœur se serra, je venais de
^54 DON PABLO
passer près du lieu où Ton expose les restes des suppliciés,
et mon père sans doute était au milieu d'eux attendant la
sépulture. Je continuai mon chemin en me signant, et,
pour éviter des témoins des émotions de toute espèce que
j'allais éprouver, je pris congé de mes compagnons de
route et je m'acheminai seul à travers la ville, ne sachant
auquel de mes concitoyens, à part le gibet, je pourrais de-
mander des renseignements sur mon oncle. Je m'adressai
à plusieurs, et personne ne put me répondre; Alonso Rani-
plon leur était inconnu. J'éprouvai un instant de bonheur
de rencontrer à Çégovie autant d'hommes de bien.
J'étais dans un assex grand embarras, lorscjue, dans une
rue voisine j'entendis le précurseur des hautes œuvres qui
jouait du gosier'; je pressentis que mon oncle n'était pas
loin et qu'il faisait des siennes. Je vis venir en effet une
procession d'hommes nus Jusqu'à la ceinture et sans ca-
puchon, marchant devant mon oncle> qui, un fouet à la
main, chantonnait une chaconne en s'accompagnant sur
le dos de cinq de ces malheureux instruments à corde *. Je
regardais défiler ce cortège, avec un individu auquel je
m'étais donné pour un noble cavalier , l'oncle lève les} eux
en passant auprès de moi, il me voit, s'avise de me recon-
naître et se Jette à mon cou en m'appelant son neveu. Je
crus que j'allais mourir de honte, et je n'osai me retourner
pour prendre congé de mon voisin.
— Viens avec moi, me dit mon oncle, et quand j'en au-
rai flni avec ces gcns-là, nous renlrerons ensemble et tu
dtncrasavec moi.
hE SEGOYIE. 135
JenelemisaDciuMairatà b« jotodrr i u sailr oq â soo
entourage, etje hii rtpondis que j'ûnaîs mimx l'atteodrr:
il me qaiUa et me promit de me reprendre en passant.
J'étais si ronfkis de cettr rencontre, qne si le recoaTremenl
de OMHi bien n'anit pas dépendn de lai. je ne l'aurais
revQ de ma Tir. ( Hais j'allais Mre ricbe le lendemain, r'r~
tait nn dentier calice d'ameitame à aTaIrr. et j'attmdîs. )
Mon onde acheva de donner le connple à ses patients, re-
vint me chercher et me coodiiisit chez loi.
■f**
48
CHAPITRE XI.
»t parfiitemeDl rtçn par son oncle qui le pfésente à tes ai
Il recueille soa bériUge
ei reprend le cbemin de la capitale des Espagues.
r dans la maison d'un porteur d'eau,
de l'abattoir, que demeurait mon bon
; nous entrâmes.
Mon logis n'est pas un palais, me dit-
aïs je vous assure, neveu, qu'il convient
[lent à mes alTaires.
nontAmeg par un escalier semblable aux
chemins de la potence et dans lequel Je m'engageai avec
inquiétude, ne sachant ce qui m'adviendrait en haut.
^40 DON PABLO
Nous pénétrâmes dans une chambre si basse, qu'il fal-
lait presque y maroher dans la posture des gens qui re-
çoivent la bénédiction. L'oncle pendit son fouet à un clou
au milieu de cordes, de liens, de couteaux, de crochets et
d'autres instruments du métier. J'étais tout honteux d'une
semblable réception et d'un aussi triste spectacle ; je n'é-
tais pas au bout.
— ^Tu n'ôtes pas ton manteau? me dit mon oncle.
Âssieds-toi donc.
— Merci, mon oncle, lui répondis-je tout préoccupé, je
n'en ai pas l'habitude.
— ^ Sais-tu que tu as du bonheur de m'avoir rencontré
en semblable occasion ? Tu dîneras bien, j'ai des amis que
je traite aujourd'hui, de bons vivants avec lesquels tu se-
ras enchanté de faire connaissance. I
£n ce moment la porte s'ouvrit, et je vis entrer l'un des
amis de mon oncle. C'était un de ces hommes qui s'en
vont par les rues quêtant pour les âmes du pq^gatotre ; il
était vêtu d'une grande robe violette qui lui descendait
jusqu'aux pieds et portait à la main une tirelire qu'il fai-
sait sonner.
<■
— Mes âmes vont bien, dit-il à mon oncle, elles m'ont ^
autant rapporté aujourd'hui qu'à toi tes fouettés ; nous *«
pouvons nous donner la main.
Us se prirent tous deux la barbe, et l'homme aux âmes, ^
retroussant sa robe et montrant des jambes cagneuses >
DE SÉGOVIE. U\
couvertes de grègues de toile, se mit à danser en deman-
dant si Clémente étatt venu.
— Pas encore, dit mon oncle.
Au même instant parut, enveloppé dans uo capuchon et
chaussé de sabots, un chansonnier de glands, je veux dire
un porcher. Je le reconnus, — pardonnez-moi le mot, —
à la corne qu'il portait à la main au lieu de ravoir à la
'tète, la seule chose qui lui manquât pour être selon Tusage.
Le porcher nous salua à sa manière.
Derrière lui venait un mulâtre manchot et louche ; il
avait un chapeau plus large qu'un parasol, plus élevé
qu'un clocher de paroisse, une épée à embrocher dix
hommes à la file et un justaucorps de buffle. On pouvait
dire qu'il avait un visage de marque, car il était tout fau-
filé d'estafilades. Il entra, salua tout le monde et prit place.
— Sur ma foi, Alonso, dit-il à mon oncle, vous avez
reçu ce matin bonne paye de deux de vos patients, le man-
chot et le filou.
— J'avais, parbleu, bien donné quatre ducats * à Fre-
chilla, le bourreau d'Ocagna, dit en sautant le frère quê-
teur, pour^ qu^il aiguillonnât S3n âne et qu'il ne prit pas
son fouet le mieux fourni, lorsqu'il fut chargé de me ca-
resser l'échiné.
— Vive Dieu ! fit l'homme à la grande épée — c'était
un recors — j'avais mieux payé que cela Lobresno à Mur-
cic ; mais la bourrique n'en imitait pas moins le pas de la
1
t
442 DON PABLO
tortue, et le gueux m'appliqua ses coups de fouet de telle
sorte, que J'en revins.couvert d'ampcmles.
— C'est mal, dit mon oncle, et surtout ce n'est pas
loyal.
— Mes épaules, s'écria le porcher en les secouant, ont
encore leur virginité.
— A chaque porc vient sa Saint-Martin, répondit le frère
quêteur.
— Je puis me vanter, reprit mon bon oncle, que de tous
ceux qui manient l'escourgée je suis le plus consciencieux;
je ne donne que ce que je dois au patient qui se recom-
mande à moi. Ceux d'aujourd'hui m'ont donné soixante
réaux, et ils ont été fouettés en amis avec mon fouet le plus
innocent.
Quand j'eus reconnu quelle honorable société recevait
mon oncle, je me mis à rougir, et il me fut impossible de
le dissimuler. Le recors s'en aperçut.
— ; Est-ce là. dit-il à mon oncle, le jeune clerc qui a
pâti l'autre jour et à qui vous avez renfoncé les épaules?
Je répondis que je n'étais pas homme à être traité de la
sorte. Mon oncle se leva.
— C'est mon neveu, répondit-il, il est maître es sciences
à Âlcala et grand suppôt de l'université.
Le recors m'offrit ses excuses, et les deux autres me firent
j
DE SÉGOVIE. 445
les plus grandes politesses. Quelle hoate ! avec quelle im-
patience j'attendais le dtner, moD argent et le moment de
quitter mon oncle !
On mit la table, ce qui ne Tut pas long, puis l'un des
convives, attachant un chapeau au bout d'une corde, le
descendit par la fenêtre, comme font les prisonniers pour
demander l'aumAne, et le remonta avec le dtner servi
dans des morceaux de plat, des assiettes écornées et des
tessons de cruche. Tout cela venait d'une gargote située
au-dessous du logis de mon oncle. On prit place autour
de la table, le quêteur au haut bout et le reste sans ordre.
Je ne saurais dire ce qu'on nous servit i c'étaient toutes
choses propres à exciter à boire ; je m'abstins, mais les
convives de mon oncle ne s'en firent pas faute ; ils mangè-
rent avec «oi^, on peut le dire, car ce fut moins parce qu'ils
144 DON PABLO
étaient affamés que parce qu'ils calculaient à l'avance la
quantité de vin que ces stiniulants leur feraient boire.
Ce fut bientôt une orgie digne du lieu et des gens ; tous
criaient à la fois ; le porcher faisait plus de bruit que sa
corne ; le recors jurait par tous les saints du martyrologe ;
mon oncle chantait un cantique ; il avait la voix rauque,
un œil à moitié endormi et Tautro qui nageait dans le vin.
Le quêteur, disant que Fanis était bon pour faire boire,
prit une poignée de sel et Tavala tout entière. Il y avait là
une écuelle d'un liquide ayant quelque apparence de bouil-
lon, le porcher s'en empara à deux mains ; mais, au lieu
de la porter à sa bouche, il la dirigea vers sa joue et s'i~
nonda de bouillon de la tête aux pieds. Il se leva brus-
quement en s'appuyant sur la table ; la table n'était pas so*
lide, chavira et tomba sur les autres. Alors grands cris et
grand bruit. Le porcher allégua pour excuse qu'il avait été
poussé par le quêteur, celui-ci lui donna un démenti, et
tout aussitôt ils en vinrent aux mains. Le porcher tapait
avec sa corne, le quêteur avec ses poings qui n'étaient pas
moins durs, et nous eûmes grande peine, mon oncle et moi,
à les séparer. L'oncle, et c'était le moins ivre de la com-
pagnie, disait qu'il n'avait jamais vu tant de monde chez
lui.
Les deux combattants, accablés des efforts qu'ils ve-
naient de faire, furent endormis en un instant; l'archer
était dans un coin fort tranquille et pleurant à chaudes
larmes, parce qu'il avait le vin triste, et mon oncle, qui se
confondait en salutations à un chandelier de bois qu'il pre*
DE SÉGOTIE U5
oajt pour on coBYifey » liiMi poosser sur son lit où bien*
Mil repon.
Dès que le cahne fui répanda dans la maison et que
feus TU les ooafif es en repos pour quelques heures, je les
bisBai là et je passai toute Taprès-dlnée à parcoqrir ma Yille
natale. La maison de Cabra aYait changé d'habitants, et
[appris que l'Iodlgne licencié était mort. Je ne demandai
pas de quoi, la fiûm en a fait bien d'autres.
 la nuit, je retournai à la maison et je trouvai l'un des
coDfires qui se promenait à quatre pattes en cherchant la
porte et en disant que sans doute il n'y en avait plus dans
la maison. Je fus ravi de tant de bonne volonté, et lui mon-
trant ceUe par où fêtais entré, je rengageai à on profiter
pendant qu'elle était ouverte. Il ne me fut pas aussi facile
de réveiller et de congédier les autres ; cependant j'en vins
à bout, et, resté seul avec mon oncle, qui n'était pas com-
plètement ivre, je le forçai à se déshabiller et à se coucher.
Je m'étendis sur un Yîeux matelas dans un coin, et je m'en-
dormis.
Le lendemain matin je témoignai à don Âionso Timpa-
tience que j'éprouvais de recueillir mon héritage et de mo
remettre en route, afin de reprendre mes études. Le brave
homme avait la tête dure, et ma tâche n'était pas facile ;
cependant il se rendit à mes raisons et me fit connaître
que je trouverais, non plus quatre cents, mais trois cents
ducats, que mon père avait gagnés de ses propres mains et
qu'il avait confiés à une bonne femme, à l'ombre de la-
quelle on volait à dix lieues à la ronde. Je lui sus gré, du
49
446 DOIN PABLO
reste, de n'avoir écorné que d'un coin la somme de mon
héritage ; il eût pu le boire ou le manger tout entier sans
que j'eusse la possibilité de me plaindre ; mais pour un
homme aussi borné et aussi abruti, il avait fait un calcul
en partie Tort raisonnable : c'est qu'avec cet argent je pou-
vais travailler, subir des examens, me faire graduer. ( Ce
qui était moins sensé, c'est qu'il ne pensait pas que cela
dût me servir à autre chose qu'à le remplacer un jour
d'une manière éclatante autant que peu commune. )
— Pablo, mon fils, me dit-il lorsque j'eus empoché le
magot, tu auras grand tort si tu ne profites pas et si tu
n'es pas honnête homme, car tu as de qui tenir. Te voilà
riche pour quelque temps, je suis là pour le reste ; ce que
j'ai et ce que je gagne, je te le destine. (Reviens-moi sage
et savant, tu seras la merveille du métier. )
Je le remerciai vivement de ses offres, mais je ne promis
rien quant au reste, mon plan était arrêté. Nous passâmes
néanmoins la matinée à faire des projets, lui tout haut,
dans son sens, moi tout bas, dans un sens opposé. Le soir,
il voulut me conduire visiter dans leurs taudis ses con-
vives de la veille ; ils jouèrent aux osselets, burent comme
de coutume, et j'eus le triste rAle de ramener mon oncle à
moitié ivre. Je le couchai et m'étendis sur mon matelas
(décidé à couper court dès le lendemain à tant do cra-
pule et d'ignominie. Je me proposais, — ce fut toujours là
mon rêve, — de ne fréquenter que les nobles cavaliers, les
hommes de distinction et de le devenir moi-même. Pour-
quoi fauMl que toute ma vie, malgré cette ferme volonté,
DE SÉGOVIE. U7
j'aie été entraîné, poussé par plus fort que mol, hors de la
route que Je voulais suivre t )
Au point du jour, pendant que mon oncle dormait en-
core, je me levai sans bruit, et laissant auprès de son lit
une lettre d'adieux dans laquelle je le priais de ne plus
s'occuper de moi, je sortis, fermai la porte en dehors, re-
jetai la clef dans rintérieur par une chatière, et courus me
réfugier dans une hôtellerie située à Tautre bout de la
ville.
Voici dans quels termes ma lettre était conçue :
« Seigneur Alonso Ramplon, Dieu m'a fait plusieurs
grâces signalées ; il a rappelé à lui mon bon père, il a ren-
fermé ma mère à Tolède, d*où elle ne sortira probablement
qu'en fumée, il ne me manque plus que de voir faire de
votre personne ce que vous faites de celle des autres. Je
veux et prétends être le seul de ma race ; deux et plus c'est
impossible, à moins que je ne tombe entre vos mains et
que vous ne me mettiez en plusieurs morceaux comme
votre frère. Ne vous tourmentez pas de moi, je veux ou-
blier que le même sang coule dans nos veines. Dieu vous
garde, servez-le, ainsi que le roi.
« Pablo. »
<^«OWi>
CHAPITRE XII.
. Une belle rencQplre et une belle connaissance.
» muletier partait le matin même de l'hAtel-
lerie arec des bagages pour Madrid. Il avait
UD âne que je lui louai et sur lequel je m'in-
stallai joyeusement, secouant sur mon oncle
et sur Ségovie la poussière de mes souliers,
ne mis en route ( décidé à mettre en jeu toute
n intelligence et toute mon adresse, afln de
Taire une position conTengble ; je résolus do
Taire peau neuve en touchant le pavé de Madrid, où per-
sonne ne me connaissait, ce qui m'allalt à merveille; de
Jeter bas tout ce qui sentait la tenue d'étudiant et de (ils
de rien ' ) pour endosser l'babit court et le costume à la
mode.
Pour être tout eatier à mes projets et à mes réflexions,
je marchais en avant et à une grande distance du maître de
ma monture, et je désirais fort ne rencontrer personne,
lorsque j'aperçus devant moi, cheminant à pied et à pas
comptés, un gentilhomme de t)onne mine, botté et épe-
ronné, les chausses relevée, l'épée ceinte, le manteau re-
jeté sur l'épaule, un collet de dentelle Formant l'éventail,
le chapeau sur le câté de la tête, en un mot, d'une tenue
parraite. Je pensai que c'était quelque noble cavalier qui
avait laissé sa voiture en arrière, et je le saluai poliment en
passant près de lui.
DE SÉGOVIE. 4S5
— Seigneur licencié, me dit-il en m'exanrinant, vous
êtes plus à Totre aise sur cette bourrique, que je ne le suis
avec tout mon él^ant appareil.
, — En yérité, seigneur, lui répondis-je croyant qu*il vou-
lait parler de son équipage et de ses laquais ; ma monture
est d'une plus douce allure que la voiture, et quelque
commode que soit celle que Votre Grâce laisse derrière
elle, on doit y souffrir encore des cahots et des secousses de
nos mauvais chemins.
— l Quelie voiture me suit ? reprit-il d'un air fort sur-
pris.
En parlant de la sorte, il se tourna brusquement pour
regarder en arrière, et ce mouvement ayant rompu un
cordon, le seul qui rettnt ses chausses, elles lui tombèrent
sur les talons. Je faillis mourir de rire à ce spectacle im-
prévu ; mais le noble cavalier, ne se déconcertant pas, me
pria de lui prêter une aiguillette. Je m'approchai de lui,
il n'avait qu'une bande de chemise par devant et rien
qu*un demi-rideau par derrière.
— Pour Dieu, seigneur, lui dis-je. Votre Grâce fera bien
d'attendre ses valets, car je ne puis lui porter secours, je
n'ai qu'une seule aiguillette.
— Si vous vouiez vous moquer de moi, me répoudit-il
sa culotte à la main, à la bonne heure ; mais je ne comprends
rien à votre histoire de valets.
Je devinai enfin que c'était un pauvre diable, et au bout
20
^51 DON PABLO
d*une demi-lleue que nous flines cAte à cAte, la chose me
devint encore plus claire. 11 m'avoua que si je ne lui faisais
la charité de le laisser monter un instant sur mon âne, il
lui serait impossible de gagner la couchée, tant il était fa-
tigué de marcher en tenant ses grègues. Ému de compas-
sion, je mis pied à terre ; mais, comme il n*avait pas les
mains libres, je fus obligé de le hisser sur la bète, et, dans
ce mouvement, je fis de nouvelles et plus effrayantes dé-
couvertes : dans toute la partie de derrière que couvrait le
manteau, les crevés de son vêtement n'avaient que la peau
pour doublure. Dès que mon homme se vit démasqué, il
prit bravement son parti.
— Seigneur licencié, me dit-il, tout ce qui reluit n'est
pas or. A mon collet de passement^ à ma prestance, vous
avez dû croire que j'étais un comte d'irlos ^. Combien y a-
t-ii dans ce monde de gens qui couvrent ainsi de haillons
ce que vous avez touché !
— En effet, seigneur, lui répondis-je, je m'étais figuré
tout autre chose que ce que je vois.
— Vous n'êtes pas encore au bout, répliqua-t-il, vous
pouvez voir sur moi tout ce que je possède, je n'ai rien de
caché. Vous avez devant vous, seigneur, un véritable hi-
dalgo de droit et de fait, de manoir et de souche monta-
gnarde ', et si la noblesse me soutenait comme je la sou-
tiens, je n'aurais plus rien à désirer ; mais, seigneur licen-
cié, sans pain et sans viande on ne peut faire de bon sang;
aussi celui qui n'a rien ne peut être le fils de quelque
chose *. Je suis bien revenu des titres de noblesse depuis
DE SEGOVIE. ^55
qu'en échange des miens on n*a pas voulu, dans une gar-
gote, me donner seulement deux bouchées un jour que
J'étais à jeun, et cela sous le prétexte qu'ils n'avaient pas
de lettres d'or ^. L'or en lingots vaut mieux que les lettres
en or, il produit davantage, et il y a peu de lettres aujour^
d'hui qui vaillent de l'or ^. Enfin, seigneur, j'ai vendu
jusqu'à ma sépulture, je n'ai pas une palme de terrain sur
laquelle je puisse tomber mort. Les biens de mon père don
Torribio Rodriguez Vallejo Gomez de Âmpuero, — il por-
tait tous ces noms, — ont disparu dans une banqueroute;
il ne m'est resté à vendre que le Hon, et je suis assez mal-
heureux pour ne trouver personne qui en veuille, car cha-
cun aujourd'hui se le donne gi^tis, et ceux qui ne l'ont
pas avant leur nom le mettent après, tels que les seigneurs
Bourdon, Cardon, Gordon, Goridon et tant d'autres ^
Le pauvre hidalgo racontait ses tristes aventures d'une
manière si plaisante, que je m'en amusai beaucoup. Je lui
demandai comment il se nommait, où il allait et ce qu'il
faisait.
— Je porte, me dit-il, tous les noms de mon père et
plus encore; don Torribio Rodriguez Vallejo Gomez de Am-
puero et Jordan.
Ce nom, du reste, était des plus sonores; il commençait
par don et finissait par dan, comme le son des cloches.
— Je vais à Madrid, ajouta-t-il ; un fils atné de famille,
aussi râpé que moi, ne peut pas tenir deux jours dans un
petit pays ; dans la capitale, au contraire, le centre et la
^56 UON PABL(» DE SÉGOVIK.
pairie de tous, it y a table ouverte pour les estomacs
aventuriers ; dès que j'y suis, j'ai toutours cent réaux dans
ma bourse, un lit, un dîner, voire inéinej|uelques plai-
sirs défendus. L'industrie, dans la grvnde ville, est comme
la pierre philosophale, elle change en or tout ce qu'elle
touche.
A ce langage, je crus voir le ciel ouvert, et, par forme
de conversation, pourcharmer les ennuis de la route, je le
priai de me raconter comment et avec qui vivaient dans la
capitaleceuxqui, commslui, n'avaient rien, car il me sem-
blait également difficile de se contenter de ce qu'on avait
et de se procurer ce qui appartenait aux autres.
— ('«s deux métiers, me dit-il, ont, mon enfïmt, de nom-
breux adeptes ; l'adresse est une clef souveraine, elle ouvre
toutes les portes, donne accès partout, capte toutes les vo-
lontés. Vous me croirez sans peine quand Je vous aurai
raconté ma manière de vivre et les ressources auxquelles
j'ai recours; écoutez-moi, et vous n'aurez plus aucun
doute.
^60 DON PABLO
tous ; nous savons par-dessus tout vivre Testomac vide,
car rien n*est pénftle comme de n'attendre son dtner que
d' autrui ^
*^. ■ - .
Nous soiiiines la terreur des festins, la vermine des gar-
gotes ; nous ne vivons presque que d'air et nous vivons
toujours contents ; nous sommes gens à nous suffire d'un
poireau, et nous disons ne nous nourrir que de chapons.
Si quelqu'un vient nous voir, il trouvera notre apparte-
ment rempli d'os de mouton, de volailles, d'éplucftares de
fruits, la porte embarrassée de plumes et de peaux de la-
pereaux. Tout cela, nous le ramassons de nuit dans les
rues pour en faire étalage de jour ; puis, quand vient notre
visiteur, nous nous metton&^n colère :
— ^Se peut-il donc que je ne sois pas assez mattre che2
moi pour obliger cette servante à balayer? Pardonnez-moi,
seigneur; des amis ont dîné ici, et ces valets
Celui qui ne nous connaît pas, prend cela pour argent
comptant et demeure persuadé que nous avons donné un
grand repas.
Je vous ai dit que nous vivions surtout chez les atilfes ;
vous allez savoir comment nous nous y prenosft Pour peu
que nous ayons parlé à quelqu'un une demi-^fois, nous sa-
vons sa demeure et nous tombons chez lui à l'heure où il
se met à table. Nous alléguons pour motif de notre visite
l'afTection que nous lui portons comme à l'homme du
monde le plus aimable et le plus spirituel. S'H se met à
table et qu'il nous demande si nous avons dtné, nous ré-
DE SÉGOVIE. U\
pondons franchement que non ; s'il nous invite, nous ne
faisons pas de façons et n'attendons pas une seconde in-
vitation, parce que de telles délicatesses nous ont plus
d'une fois exposé à jeûner ; s'il a commencé, nous répon-
dons que nous avons dtné ; niais lors même qu'il serait fort
habile à découper la volaille, le pain, la viande ou quoi
que ce soit, nous trouvons là une occasion toute naturelle
d'avaler quelques bouchées.
*— Que Votre Grâce me permette, disons-nous, de lui
servir de maître d'hôtel ; le duc de ...., Dieu veuille avoir
son âme! — et nous avons grand soin de nommer un duc,
ou un comte, ou un marquis parti pour l'autre monde,
— prenait plus grand plaisir à me voir découper qu'à
manger.
Gela dit, nous prenons la pièce, un couteau, et nous la
dépeçons en petits morceaux.
— Dieu ! que cela sent bon ! nous écrions-nous. Ge serait
faire outrage ^ votre cuisinière que de n'en pas goûter ;
c'est une habile femme.
Tout en disant cela, nous goûtons la moitié du plat, et
navet pour navet, porc pour porc, tout passe sous forme
d'essai.
Si de tels moyens nous manquent, nous recourons à la
soupe de quelque couvent, c'est une ressource toujours
assurée ^. Nous nous gardons bien de la prendre en pu-
blic ; nous y allons en cachette et nous donnons à croire
2\
^62 DON PABLO
aux moines que nous agissons plutôt par dévotion que
par besoin.
Il faut voir l'un de nous dans une maison de jeu ; il rend
à tous de petits soins, il mouche les chandelles, il distribue
des cartes. . . , il chante la bonne fortune de celui qui gagne,
tout cela pour un triste réal d*étrenne 3.
Nous sommes d'une rare habileté pour tout ce qui re-
garde notre toilette, et pas un fripier ne nous en remon-
trerait. De même qu*il y a des heures consacrées à la
prière, nous en avons aussi pour nous rapetasser. Dieu
sait avec quelle adresse nous opérons. Nous tenons le so-
leil pour notre ennemi déclaré, car il rend visibles nos
pièces, nos reprises et nos déchirures ; le matin nous nous
plaçons devant ses rayons, le dos tourné et les jambes
écartées, et nous voyons se projeter sur le sol Tombre de
nos haillons, les cffilures produites par Tusure et par le
frottement. Alors nous faisons la barbe à nos chausses
avec des ciseaux. C'est surtout entre les jambes que s'use
ce vêtement ; aussi enlevons -nous habilement des régions
de derrière les morceaux nécessaires aux régions de de-
vant ; il ne nous reste plus guère que la doublure aux par-
ties ainsi dégarnies, mais le manteau seul en est témoin,
et nul n'en peut avoir conOdence à moins de coups de
vent, d'escaliers très-éclairés ou de promenades à cheval,
ce dont nous nous gardons avec soin.
La lumière est notre mortelle ennemie; au grand jour,
nous marchons les jambes serrées, nous ne faisons de ré-
DE SÉGOVIE. 465
vérences qu^avec les chevilles» car, si nous écartions les ge-
noux, on découvrirait le fenètrage de notre costume.
Nous n'avons rien sur le corps qui n'ait été autre chose
et qui n'ait toute une généalogie. Pour preuve, voyez ce
pourpoint ; il est fils d'une paire degrègues, petit-fijs d'une
cape et arrière-petit-fils d'une capuche, souche de la fa-
mille ; il se transformera sans doute en semelles de bas et
en beaucoup d'autres petites choses. Mes chaussons furent
des mouchoirs, qui furent des essuie-mains, qui avaient
été des chemises issues de draps de lit. Devenus chiffons,
tout cela se transforme en papier, sur le papier nous écri-
vons, puis nous en faisons de la cendre pour reteindre les
souliers ; nous en avons vu d'incurables revenus à la vie
par de semblables moyens.
Le soir, nous fuyons les lumièreS; de crainte qu'on ne
voie que nos manteaux sont chauves et nos pourpoints im-
berbes. Hélas ! ils n'ont pas plus de poil qu'un caillou ;
Dieu a jugé à propos de nous en donner au menton et de
la refuser à nos habits.
Nous ne mettons jamais le pied chez les barbiers, et,
pour éviter la dépense, nous nous rasons les uns les autres,
suivant le précepte de l'Évangile : Aide^^-voiis comme de
bons frlrcs. Nous avons grand soin de ne pas fréquenter les
mêmes maisons que nos camarades, et de nous informer,
avant de contracter une nouvelle liaison, si nous n'allons
pas sur les brisées de l'un des nôtres. Nous y mettrions
bientôt la famine avec la rage d'estomac qui nous possède
tous.
DON PABLO
.Nos statuts nous obligent à monter à cheval par les rues
de la ville une fois par mois, ne (Ût-ce que sur un âne, et
Hue fois par an en voiture, quand ce ne serait que sur le
coffre de devant ou sur le marchepied dederrière. Si notre
heureuse étoile nous donne place dans l'intérieur de ta
voiture, nous avons bien soin de nous mettre à la portière,
la tête toute en dehors, saluant tout le monde afin d'être
remarqués, parlant à tous nos amis, k toutes nos connais-
sances, même h ceux qui ne nous voient pas.
Si nous éprouvons des démangeaisons devant des dames
DK SÉOOVIK. Kifi
~ ( hélas ! notre triste costume et notre saleté native nouN
rédaiseot sou vent à cette pénible Infirmité ), -- nous imagi-
Dons une multitude de moyens pour nous gratlnr sans
qu'oo s'en aperçoive* SI c*est à la cuisse, nous ra^Jonions
que nous arons vu un soldat percé d'outre en outre h vMi
«■droit; nous porioos la maio k la place qui nous dé-
et wHÈii wm$ grattons en indiquant la btessure- M
aonmes à réglfse et que ce soit à la poitrine, nous di-
le Mem cmipa, Ion méine qu'00 0*efl serait qu'à l'hi-
irtâhê. Si e^est au dos« nous nous adossons à \m pîiiei ;
nous lieigDOiis de nous lev^ peu à peu pour voir i\iè^i^i$K
Gtaae, f< MNK iko«s trottoes.
1 -
▲u mensoBife «niiitflMiit! Jauiais il f<^ M>rt de >énU; d^'
ïMmtkit : BOUS eolrettâkios ttoU*^ <;otivef b^iUoti d«'
de fwmtfnî, les uns wwme «unis, l*î^MuU<^ootiiiii^
en ay«iit aoio de dire qu i)b mmH tou^ uj^rb vu
fort éloiçiiéb. JanMûfi, iioteKbkss o^la, uoub u^ uoui> auiou-
i J L C too s que cif' //oiie Uâcrmido ; noui» luvuub ie^ (iaUieb qui
font à» aooée^. quelgue jolies qu'elk» soient . tioub u»-
de txnir assidue qu'aux cabaretiet e^ pout noUi. p
aux tidteii«rM> pour noire lugk*. auA i>lafiCiiA>><^u^.^
poiiruo£> coli'^t^ et uo^ fraiser : ce Miut u*st <:i«^uo«^<;> p<;u
€iii:*jani^s. et. quffb*- que soit noire «iaiii*ft*r 0* payhi.
fiieb sont fiatisiau«^b.
^ou^ voyez nHfe- t«otlu«eï. ^. ciuiri*â^-v«jui qu *fli*î^ m/xi* *
«TL «: <: |K>il sur Ul^ }HmÈt*St. MSUr iMf fi. «lUil^. tlïf^lliit-
cuatr» *' A *oi: et coi, ,. pi^uH2-^ou^p*riiMf' qu* / 1 ^. p-.»iij
II*' CUeUlUii* " Il C<4\diHf* p**U P* ^MI^MT! U* i>a^ ** {t* * àâ*
I6« DOIN'PABLO
mise, seigneur licencié, mais d'un collet ouvert et ami-
donné Jamais. D*abord^ parce que c'est un élégant ornement
pour sa personne, ensuite, parce qu'après Tavoir porté des
deux côtés, après l'avoir tourné et retourné, il trouve dans
Tamidon, en le suçant avec soin, un aliment fort convenable.
Rn un mot, seigneur licencié, un cavalier de notre ordre
doit prendre pour règle de n*en avoir aucune ; il doit être
aussi gros de besoins qu'une femme enceinte de neuf mois,
et, plus il en a, mieux il vit au milieu de notre capitale.
Tantôt il est dans la prospérité, roulant sur Tor ; tantôt il
est sur un lit d'hôpital ; après tout, il vit, il vivote, et ce-
lui qui sait se tirer d'affaire est le roi du peu qu'il pos-
sède.
Les étranges doctrines de l'industrieux cavalier, cette
manière originale de vivre, me frappèrent et m'étonnèrent
de telle sorte, que, tout en riant et tout eu devisant, nous
arrivâmes jusqu'à las Rosas, où nous passâmes la nuit.
J'engageai Thidalgo à souper avec moi, car il n'avait pas un
blanc ^, et d'ailleUrs je me sentais redevable envers lui
pour ses théories et ses conseils, qui m'avaient ouvert les
yeux sur bien des choses et me donnaient un goût fort
prononcé pour cette existence aventurière.
Je lui fis part de mes résolutions avant que de nous cou-
cher; il m'embrassa mille fois, me disant qu'il n'avait ja-
mais douté que ses préceptes ne produisissent une vive
impression sur un homme d'autant de sens que moi. Il
m'offrit ses services pour m'introduire à Madrid au milieu
de SCS confrères en industrie et l'hospitalité dans leur re-
DE SÉGOVIE. 1G-
trait. J'acceptai, et j'eus bien soin toutefois de ne pas lui
Taire connaître ma petite fortune ; je déclarai seulement
cent réauk, qui suflirent, avec tes services que je lui avais
rendus et que je lui rendais encore, a m'acquérir son ami-
tié. J'achetai pour lui à notre hAtelier trois aiguUlettes,
avec lesquelles il pAt réparer le désordre de son costume.
Nous passâmes une bonne nuit, nous nous levâmes d(t
bonne heure, et nous lançâmes joyeusement sur la roule
de Madrid.
CHAPITRE XIV.
Ce qui advicot ï Pablo le jour de loa arrivée à Madrid.
[js (tmes notre entrée à Madrid à dix heures
1 matin, el nous allâmes descendre tout
roil au logis des amis de don Torribio. Mous
'nvâmes h la porte, il frappa. Une petite
eille, bien vieille et bien pauvrement cou-
, vint nous ouvrir. L'hidalgo demanda ses
la vieille répondit qu'ils étaient allés cher-
leur vie. Nous restâmes seuls jusque vers
midi, passant notre temps, lui, à me vanter les charmes
de la vie li bon marché, moi, à toul rercirOrr et à tout
étudier.
ni DON PABLO
A midi et demi, Je vis entrer une espèce de spectre, por-
tant de la tête aux pieds une longue soutane noire, plus
râpée que sa conscience, et sur les épaules un petit col-
let. Don Torribio et lui parlèrent quelques instants en
jargon de Bohème * ; puis, le nouveau Tenu vint m'em-
brasser et m*offrir ses services. Après qu.elques instants de
conversation, Thomme à la soutane tira de sa poche un
gant dans lequel étaient seize réaux ; puis une lettre à
l'aide de laquelle il disait avoir recueilH cette somme ( c'é-
tait une autorisation de quêter pour une pauvre femme ) ;
il vida son gant, en tira un autre et les plia ensemble comme
font les médecins. Je m'aperçus que, bien que rentré au
logis, il conservait son petit manteau et que sa soutane
était entièrement fermée et boutonnée ; j'étais nouveau,
j'avais tout à apprendre, je lui demandai donc pourquoi il
s'enveloppait avec tant de soin.
— Mon fils, me répondit-il, j'ai au dos de ma soutane
une énorme chatière, une pièce d'étamine blanche, et par
devant une tache d'huile ; rien de tout cela ne paratt sous
ee morceau de manteau, et je puis aller longtemps de In
sorte.
Alors, il jeta bas son manteau, et je remarquai que
sous sa soutane il portait une espèce de vêtement d'une
forme et d'une nature qui m'étaient inconnues ; je pensai
que c'étaient des chausses, c'en était presque l'apparence;
mais quand il se retroussa pour réparer quelques avaries
de son costume, je reconnus que ce vêtement nouveau
était deux rouleaux de carton qu'il portait attachés à sa
ceinture et qui lui enveloppaient les cuisses de manière à
DE SÉGOVIE. 473
remplir le ylde de son costume et à suppléer à Tabsence de
l'embonpoint, de la chemise et des gr^;ues, meubles qui
lui paraissaient tout à fait étrangers
— J'arrive de vo} âge, lui dit mon catnarade et introduc-
teur, avec une grande maladie à mes chausses, et je vou-
drais bien me mettre à les raccommoder, i Avons-nous ici
quelques morceaux convenables?
— Seigneur, lui répondit la vieille, qui consacrait eliaque
semaine deux journées à ramasser des chiffons par les rues
pour traiter les maladies incurables de ses maîtres; sei-
gneur, nous n'en avons pas un seul de votre couleur, et
voici quinze jours que, faute de morceaux, don Lorenzo
Iniguez de Pedroso reste dans son lit avec une grave ma-
ladie de pourpoint.
Sur ces entrefaites, parut un nouveau camarade ; il avait
des bottes de voyage, un habillement gris et un chapeau à
larges bords relevés des deux côtés. Les deux premiers lui
dirent le motif de ma présence ; il vint à moi et me parla
avec beaucoup d'affection. Il quitta son manteau, sous le-
quel il portait un pourpoint en drap gris par devant et en
toile blanche par derrière. Je me mis à rire.
— Vous vous ferez aux armes, me dit-il avec le plus
grand sang-froid, et vous ne rirez plus ; je parie que vous
ne savez pas pourquoi je porte ainsi mon chapeau avec
l'aile relevée?
— C'est par galanterie sans doute et pour mieux attirer
les regards.
il DON PÀBLO
— Au contraire, reprit-il, c*est pour les détourner ; sa-
chez que mon chapeau n'a pas de coiffe et que de la sorte
je dissimule cetle lacune.
Cela dit, il tira de ses poches une vingtaine de lettres
et autant de réaux, en disant qu'il n'avait pu faire une dis-
tribution complète. Ces lettres étaient toutes écrites de sa
main et signées chacune d'un nom imaginaire ; elles ren-
fermaient des choses insignifiantes, des nouvelles de peu
d'importance, et étaient adressées à des personnes de qua-
lité ; notre aventurier les portait lui-même à domicile, ré-
clamant pour chacune un réal de port, en se gardant bien
de se présenter plus d'une fois par mois chez les mêmes
personnes.
Nous entendîmes en ce moment à la porte une discus-
sion fort animée. C'étaient deux autres membres de la so-
ciété. L'un portait un pourpoint de drap à la vallonné fort
large, une cape de même étoffe, avec le collet relevé, afin
de cacher sa collerette qui était déchirée. Ses hauts-de-
chausses étaient en camelot, du moins la partie apparente,
car le reste était en serge rouge. L'autre avait un rabat en
place de collet, des poires à poudre en guise de manteau ^,
une béquille, une jambe envel^pée de chiffons et de
peaux, parce qu'il n'avait de chausse que pour l'autre
jambe. H se disait soldat et il l'avait été, mais, sans aucun
doute, au plus loin des lieux où il y avait du danger. A
l'entendre, il avait rendu de grands services, il avait eu
d'étranges aventures, et son titre de vieux soldat lui don-
nait entrée partout.
j
DE SÉr.OVIE. 47S
— Vom m'en devez la moitié, disait l'tiomme au large
pouipoint, ou tout au moins une grosse j^rt, et si tous ne
me la donnei pas. Je jure Dieu...
— Ne jurez pas Dieu, interrompît le soldat, car une fois
au logis je ne suis plus boiteux, et je vous prouverai, avec
cette béquille, que je ne suis pas manchot.
— Vous me la donnerez.
— Je ne vous la donnerai pas.
. Et, avec les injures accoutumées, tous deux s'attaquè-
rent, et leurs vêlements volèrent en lambeaux au premier
choc. Nous accourûmes pour mettre le iiol^ et nous de-
mandâmes le sujet de la querelle.
no DON PABLO DE SÉGOVIE.
— Vous voulez rire, reprit le soldat, tous n'aurez rien
de nnoi, Je vous Tatteste, ni moitié ni l'ombre de la moitié.
Vous saurez, seigneurs, qu*au moment où nous étions à
l'église de San Salvador, un petit garçon, s*adressant à ce
malheureux, lui demanda si Je n'étais pas l'enseigne Juan
de Lorenzana. Celui-ci, remarquant que l'enfant portait
quelque chose, lui répondit affirmativement. • Lieutenant,
me dit-il en me l'amenant, voyez ce qu'on vous veut. »
Je compris et Je dis à l'enfant que J étais bien celui vers
qui il était envoyé, et il me remit un paquet renfermant
douze mouchoirs que sa mère adressait à quelqu'un de ce
nom. Maintenant celui-ci m'en demande la moitié ; on me
mettrait plutôt en morceaux : mon nez seul usera ces mou-
choirs.
La cause fut jugée eu sa faveur quant à la propriété,
mais non pas quant à l'usage, car on décida que les mou-
choirs seraient remis à la vieille pour le service de la com-
munauté et qu'il en serait fait des bouts de manche des-
tinés à représenter des chemises, les statuts de l'ordre dé-
fendant de se moucher ^.
La nuit venue, nous nous couchâmes tous ensemble et
si serrés, que nous ressemblions à une collection d'instru-
ments de barbier dans un étui. Nous avions volontaire-
ment oublié de souper ; plusieurs se couchèrent sans quitter
leurs vêtements ; ils n'avaient, du reste, pas besoin de cette
précaution pour être fidèles au précepte qui défend de se
coucher tout habillé.
CHAPITRE XV.
a prëcédenl, el qu'il ne faudrait jias lire, i
que U répétition.
IKU daigna Taire luire le }our, et nous nous
tntmes tous souples artnes. J'étais d^à aussi
accoutumé à mes nouveaux camarades que
s'ils eussent été mes frères. — Il n'y a jamais
l d'intimité et d'afTeclion que lorsqu'il s'agit
aire le mal. — C'était plaisir que de voir l'un
lettre la chemise en douze fois, ou mieux en
douze morceaux, récitant une prière h chacun comme le
prêtre qui s'habille ; l'autre qui garait une de ses Jambes
dans les défilés de ses chausses et qui la retrouvait dans
des endroits où il n'était pas convenable qu'elle se mon-
\U DON PABLO
le regard fixe et tellement ardent, que le pété s'en dessécha.
Jamais je ne soutins une lutte plus terrible ; Thonneur et
l'ordre me disaient de le voler, Timpatience et la faim me
conseillaient de Tacheter. Une heure sonna ; n'osant
prendre ni un parti ni Fautre, je songeais à me réfugier
dans une taverne, et déjà j'en 'prenais le chemin, lorsque,
— ce Tut la volonté de Dieu, — je me trouvai nez à nez avec
un certain licencié nommé Flechilia, camarade d'univer-
sité, que j'avais perdu de vue depuis longtemps et qui
montait la rue en courant. . . Je me jetai dans ses bras, et il
eut quelque peine à me reconnaître à la manière dont j'é-
tais costumé.
—^Gomment, c'est vous, seigneur licencié? lui dis-jeen
l'embrassant ; que de désirs j'éprouve de vous voir, que de
choses j'ai à vous dire, et combien je suis peiné de devoir
partir ce soir !
— J'en suis peiné autant que vous, me dit-il d'un air
distrait, et, s'il n'était tard, je m^arréteraSs pour être tout
à vous. Mais je suis attendu à dtner chez une mienne sœur,
mariée à Madrid, et je vous demande mille pardons si...
— 4 Gomment, repris-je, la senora Ana est ici? Gourons,
je vous prie ; quelles que soient les affaires qui m'amènent
en ce quartier, je veux remplir auprès d'elle les devoirs
d'un galant homme.
11 y allait d'un dîner à prendre au vol ; j 'entraînai le li-
cencié, et, chemin faisant, je lui contai que j'avais décou-
vert dans Madrid une jeune fille dont il avait été fort amou-
DE SÉGOVIE. ^87
n^ux à Alcala, et je m'engageai à le présenter chez elle.
Cette habile confidence lui alla droit au cœur et nous, con-
duisit jusqu'à son logis, où nous entrâmes. J'épuisai avec
sa sœur et son beau-frère toutes les formules de la galan-
terie; et eux, ne se doutant pas du véritable motif de ma
visite, me répondirent par pure politesse que s'ils avaient
prévu la venue d'un hôte aussi aimable, ils eussent fait
quelques dispositions pour le recevoir. L'occasion me pa-
rut belle, je l'interprétai à ma manière.
— /, Vrai Dieu I répondis-je, ne suis-je pas un ancien
ami? ce serait me faire injure que de. me traiter avec cé-
rémonie.
On se mit à table, et je fis de môme.
Pour calmer le licencié, qui ne m'avait aucunement in-
vité et que mon aplomb déconcertait, je me mis à l'entre-
tenir tout bas de la jeune fllle, à lui dire qu'elle m'avait
parlé de lui, qu'elle l'aimait toujours, et autres mensonges
de même nature.
Pendant ce temps, je ne perdais pas un ccMip de dent ;
je répandis le carnage au milieu des entrées ; j'avalai pres-
que tout le bouilli en deux bouchées et sans malice, mais
avec tant de hftte, qu on eût pu croire que je n'étais pas sûr
de ma conquête, même lorsque je la tenais entre les dents.
IMeu m'est témoin que le caveau commun de VAniigun de
Valladolid n'engloutit pas un corps avec plus de prompti-
tude que je n'expédiai l'ordinaire de ces braves gens ^.. Ce
fut avec plus de hâte que n'en met un courrier extraordi-
188 DON PABLO
naire. Ce dut être pour eux un spectacle inaccoutumé que
le rapide passage du bouillon p j ima gorge, la netteté des
assiettes qui sortaient de mes mains et des os que je me dé-
cidais à abandonner ; j'eus même grand soin, dans les in-
tervalles, s'il faut dire toute la vérité, de faire passer dans
mes poches bon nombre de rogatons. On desservit, je pris
le licencié à l'écart, et je continuai à Tentretenir de sa belle
et des moyens que je pouvais avoir de Tintroduire chez
elle. Enûn, comme nous étions près d'une fenêtre, je fei-
gnis de m'entendre a{ peler dans la rue.
— Je suis à vous, seigneur, ni'écriai-je ; je descends.
Je demandai l'agrément de mes hôtes, promettant de
revenir à 1 instant. Ils m'attendent encore aujourd'hui.
J'allai, en sortant de là, à travers les rues jusqu'aux en-
virons de la porte de Guadalajara, et je m'installai sur un
bancdevant la boutique d'un marchand. Dieu voulut bien
amener de ce côté deux belles dames, deux demi-vertus
du grand ton, à demi voilées, suivies d'une duègne et d'un
petit page. Elles entrèrent dans la boutique, je les y ac-
compagnai ; elles demandèrent au marchand s'il avait quel-
que velours de façon nouvelle ; je pris part à l'examen des
étoffes, offrant de les aider de mon choix, causant, riant,
plaisantant et ne laissant plume ou aile à la raison. L'ai-
sance avec laquelle j'agissais parut leur faire penser que
j'avais du crédit dans la maison, et comme je n'avais rien
à risquer, je leur fis les plus belles offres de service. Elles
firent des façons, prétendant qu'elles ne pouvaient rien
IIK SÉUOVIË. 189
accepter d'une personoe qu'elles ne connaissaieDt pas.
J'insistai et tes priai de me permettre de leur eorojer des
toiles qu'on m'avait apportées de Milan et que je terais re-
mettre chet elles par mon page. J'indiquais, en parlaal
ainsi, an page qui, nu^éle au milieu de la me, altendaît
son mattre, occupé dans une boutique voisine. Je sortis
même pour hii parler, et lui af aot Tait signe avec autorité
de venir à moi. Je Teints de fui donner des ordres, mais
je lui demandai en réalité et par contenance, s'il n'appar-
tenait pas ao commandeur mon oncle, ce qu'il nia tout
naturellement. Afin de ane donner de l'imporlame, j Alaî
100 DON PABLO DE SÉGOVIE.
mon chapeau à tous les auditeurs et à tous les cavaliers
(|ui passaient, et, sans en connaître aucun, je leur fis les
plus grandes politesses, comme si j'eusse été leur ami le
plus Tamilier. A tout cela et à un écu d'or que je tirai de
ma poche, avec mine de faire Faumône à un pauvre, mes
deux belles dames eurent lieu de juger que j*étais un ca-
valier distingué.
Il se faisait tard, elles se mirent en devoir de partir, et
m'en demandèrent la liberté, on me recommandant de
n'envoyer mon pa$;re chez elles qu'avec les plus grandes
précautions. Je les priai, par faveur et par souvenir, de me
laisser un rosaire monté en or que portail la plus jolie des
deux, le demandant comme gas^e de l'entrevue qu'elles me
promettaient pour un autre jour. Hllles hésitèrent, je leur
offris en garantie mes cent écus d'or; elles voulurent bien
ne pas les accepter, tout en pensant sans doute qu'elles ti-
reraient un jour de moi bien davantage, et me laissèrent
le chapelet.
En s'éloignant, elles voulurent savoir mon adresse ; je les
conduisis par la rue Major, devant une maison de belle
apparence où était un carrosse sans chevaux. Je leur dis que
c'était là ma demeure, et que la maison, le carrosse et le
mattre étaient à leur service; j'ajoutai qu on me nommait
don Âlvaro de ('.ordoue, et prenant galamment congé
d'elles, je me dirig^^ai vers la maison, où je feignis d'entrer
pour attendre qu'elles fussent éloignées.
CHAPITRE XVI.
Dans lequd Pahlo conliime le même récit jusqu'^ la mite en prison
(le loute la bande.
nuit fut venue, nous revînmes tous
>. J'y trouvai le soldat aux guenilles
une torche de cire qu'on lui avait
pour accompagner un défunt, et
lit conservée.
t se nommait Magazo, naturel d'O-
it été capitaine dans une comédie et
u contre les Maures dans une pa-
rade. Quand il parlait avec des gens qui revenaient de
Flandre, il disait qu'il avait été en Chine ; h ceux qui arri-
494 DON PABLO
vaient de Chine, il parlait de la Flandre. Il prétendait avoir
eu part à plus d'un siège et avoir aidé à renverser plus
d'un château — ( château de cartes et siège de bois sans
doute.). — Il professait un grand culte pour la mémoire
du prince don Juan, et Je Tentendis dire maintes fois qu'il
avait été honoré de Tamitié de Louis Quijada. Il parlait de
Turcs, de galions et de capitans en homme qui connais-
sait par cœur tous les couplets populaires où il en est ques-
tion. De la mer, il n'en savait pas un mot, car il n'avait de
navaZ-qu'un goût prononcé pour les navets, et il disait, en
racontant le combat livré par don Juan à Lépante, que ce
Lépante était un Maure d'une immense bravoure.
Nous fûmes rejoints par mon camarade don Torribio,
qui arriva le nez poché, la tête emmaillottée, couvert de
sang et de boue. Questionné sur l'origine d*un pareil état,
il nous raconta qu'il avait été à la soupe de San Geronimo
et qu'il avait demandé double portion pour des personnes
honorables et pauvres. On en priva d'autres mendiants
pour la lui donner, et ceux-ci, fort colères, se mirent à le
suivre. Au détour d'une rue, ils le virent se cacher der-
rière une porie et y avaler ses deux portions d'un air dé-
terminé. On commença par lui reprocher d'avoir trompé
les bons pères, de se faire nourrir au préjudice des au-
tres ; puis des paroles on passa aux coups, après les coups
vinrent les contusions, puis les bosses au front. On le bat-
tit en brèche avec deux pots de terre, et une écuelle de
bois qu'on lui fit flairer sans précaution lui mit le nez en
compote. Il perdit son épée dans la bagarre ; et le portier
du couvent, qui accourut au bruit» eut peine à mettre le
DE SÉGOVIE. ^95
holà. Enfin, notre pauvre frère éUdt tellement pressé, tel-
lement serré de près, qu'il offrit de rendre ce qu'il avait
pris. €ette offre, qu'il fit du plus profond de sa conscience,
réveilla Findignation générale.
— Voyez ce monceau de guenilles, s'éeria un maudit
étudiant — mendiant et parasite de première force —
voyez cet épouvantail à moineaux , il est vide et triste
comme une boutique de pâtissier en carême, il est plus
troué qu'une flûte, plus tacheté qu'une pi^ plus bigarré
que le jaspe, .plus barbouillé qu'un livre de musique, et il
ose partager la soupe du saint avec nous, avec moi gradué
bachelier es arts à Tuniversité de Siguenza S moi qui puis
être évéque un jour ou dignitaire de TÉtat.... Fi! pour
Dieu!
Le brave portier fut obligé de se jeter au milieu de la
foule ameutée par ce forcené, et sans sa protection, notre
pauvre ami ne fût rentré au logis que par moitiés.
( Entre nous tous, du reste, c'était une lutte d'amour*
propre, c'était à qui raconterait la meilleure aventure ou
rapporterait le plus beau trophée. ) Merlo Diaz, l'un de
nos frères, qui rentra quelques instants après don Tor-
ribio, avait sa ceinture garnie d'un chapelet de petits pots
et de verres dont il avait fait provision à tous les tours
des couvents de nonnes où il allait demander à boire à
chaque instant et d'où il revenait sans honte, gardant tout,
contenant et contenu ^.
Don Lorenzo del Pedroso obtint plus de succès que Diaz:
^96 DON PABLO
il arriva avec un très-bon manteau qu'il avait échangé dans
une salle de billard contre le sien qui n'avait poil ni plume.
Don Lorenzo était coutumier du fait ; en arrivant dans un
billard, il Atait son manteau sous prétexte de vouloir jouer,
et le mettait avec les autres ; puis, ayant grand soin de ne
s'engager à aucune partie, il retournait ,aux manteaux,
prenait le meilleur et s'en allait. Pedroso était le fournis-
seur ordinaire de la société ; on lui avait donné pour quar-
tier les Jeux de bague et de boule.
Tout cela n'était rien ; il y eut unanimité d'approbation
et de cris de joie lorsque parut don Cosme. Il était escorté
d'une multitude d'enfants déguenillés, boiteux, blessés,
manchots, affligés de toutes les maladies possibles. Don
Cosme avait choisi le métier d'empirique et faisait une
grande dépense de signes de croix et d'oraisons qu'une
vieille de ses amies lui avait apprises'. 11 gagnait à hii
seul plus que tout le monde ; car si le consultant n'appor-
tait pas quelque chose sous son manteau, si l'argent ne ré-
sonnait pas dans sa poche, si quelques poulets ne piaulaient
pas dans le sac, le mal était dé<daré incurable. U exploitait
ainsi la moitié du royaume. 11 faisait croire tout ce qu'il
voulait, d'autant qu'il était des plus forts en matière de
mensonge, au point qu'il ne pouvait plus dire la vérité,
même par mégarde.
C'était un hypocrite des plus huppés ; il opérait au nom
de Tenfant Jésus, et n'entrait jamais dans une maison sans
y appeler la bénédiction du Saint-^lsprit ; les grains de son
rosaire, le meuble indispensable d'un hypocrite achevé.
DE SÉGOVIE. ^a7
étaient pour le moins gros comme des oranges ^. Il avait
bien soin de laisser voir sous sa cape un bout de discipline
taché du sang d*un poulet ; il était bien aise que quelque
vermine le démangeât^ afin de donner à croire qu'il
portait un cilice; il était enchanté de mourir de faim, afin
de se donner le mérite d'un Jeûne volontaire. Quand il
nommait le diable, il ajoutait : — « Dieu nous en dé-
livre et nous en garde. » — Il baisait la terre en entrant
dans une église, il se disait indigne, il ne portait jamais les
yeux sur les femmes ; la main quelquefois. Avec toutes ces
grimaces, il imposait au peuple de telle sorte, que cha-
cun se recommandait à lui, c'était se recommander au
diable....
Après don Cosme, vint Folanco, faisant grand bruit et
parlant bien haut ; il s'équipa en notre présence d'une be-
sace, d'une grande croix, d'une longue barbe postiche et
d'une clochette. Son métier était de parcourir les rues la
nuit en psalmodiant sur un ton lugubre :
Réveillez-vous, vous qui dormez ,
Priez Dieu pour les trépassés! ,
Il recueillait de la sorte un grand nombre d'aumônes ;
quand il voyait une maison ouverte, il y entrait; s'il était
sans témoins et sans empêchement, il volait tout ce qu'il
trouvait; s'il apercevait quelqu'un, il faisait sonner sa clo-
chette et répétait de sa voix de pénitent :
Réveillez-vous, vous qui dormez... .
Je racontai k mes nouveaux amis mes aveaturesdela
matinée et Je leur exhibai le rosaire que J'avais conquis.
Ils m'accablèrent de félicitations, et le rosaire fui remis k
la mère Lebrusca, la vieille gonvernaate, qui fut diargée
de le vendre et d'en encaisser la valeur. La bonne vieille,
directrice, conseillère et recélea&e du lo^, passait une
partie de son temps k courir de maisons en maisons pour
yvendre les objets volés par les frères; ici elle disaitqu'ils
provenaient d'un grand seigneur dans la gène ; là, d'une
pauvre deiDfHselle qui vendait tout pour avoir du pain;
partout enfin elle avait un prétexta à donner, une histoire
k raconter. Elle pleurait souvent, croisait les mains, sou-
pirait du plus profond de ses entrailles et appelait chacun
mon enfant. Elle portait pour vêtement — k vrai dire par-
DE sÉGOVir,. in
dessus une très-bonne chemise, un jupon, une robe de
dessous, une robe de dessus et une mante — certain sac
de bure déchirée, qui lui provenait, disait-elle, d'un bon
ermite de ses amis retiré dans les montagnes d'Alcala ^.
Le diable, qui ne se tient Jamais en repos et qui se mêle
toujours des affaires de ses serviteurs, voulut, un jour
qu'elle était allée vendre je ne sais quelles guenilles dans
une maison, que quelques-unes Hissent reconnues par un
ancien propriétaire. On alla chercher un alguazii,on s'em-
para de la vieille, qui avoua tout et nous dénonça.
L'alguazil la laissa dans la prison et s'en vint à notre lo-
gis, où il trouva tout le collège d'aventuriers, moi com-
pris. Il avait avec lui une demi-douzaine de recors, bour-
reaux aspirants, à l'aide desquels il condsisit notre saint
ordre en prison.
^'
CHAPITRE XVII.
Tribulations <le Publu daus \» phioa. Hisloire <le RobleUa, île don
Carlo»', (lu ihcvalicT des Vitacles, de deux n
et (l'un paquet d'Iiabils. De quelle mani
PaMo, la vieiMe, et les avenlui'iers
scsBinis sortent de prison.
iBU sait combien nous prêtâmes à rire dans
les rues aussi bien qu'à la prison ! Nous étions
tous attachés et rudement lires les uns par
leurs capes, les autres sans capes, laissant à
découvert des vêtements rapiécés de blanc et
noir. Un recors, voulant saisir l'un de nous
ne manière solide, et ne rencontrant que des
Ions en charpie, chercha à l'empoigner par
la peau ; mais il ne trouva rien à prendre, tant le pauvre
diable était desséché. D'autres laissaient entre les mains
des recors les morceaux de leurs pourpoints et de leurs
204 DON PABLO
grègues, et le chemin qu'ils avaient parcouru était semé
de débris et de haillons.
On mit en entrant, à chacun de nous, deux paires de
fers, Tune aux mains, Tautre aux pieds, et on nous descen-
dit dans un cachot. En me voyant sur ce triste chemin, je
songeai à tirer parti de l'argent que j'avais sur moi. Je pris
un ducat et m'approchai du geôlier.
— Veuillez m'entendre en secret, seigneur, lui dis-je
en laissant briller mon écu à ses yeux.
11 comprit et me tira à Técart.
— Je vous en supplie, repris-je, ayez pitié d'un homme
de bien ! — Je lui pris la main, et, comme ses doigts
étaient accoutumés à porter semblables bagues, il se laissa
faire et entendit à merveille.
— J'examinerai la maladie, me répondit-il, et, si elle
n'est pas sérieuse, vous descendrez avec les autres.
Je compris la défaite, et baissai humblement la tète sans
répondre. Il me laissa dans le vestibule et conduisit mes
amis tout en bas.
Quand la nuit fut venue, on m'envoya coucher au pre-
mier étage, dans la salle commune. On me désigna mon
lit : il se composait d'un mauvais matelas jeté sur la dalle
au milieu de vingt autres, occupés par les prisonniers. Je
m'y étendis; on éteignit la lumière, et, au bout de quel-
ques instants, nous oubliâmes tous nos chaînes.
Il V 91 ail pn» <i*f skm. «t a b ti^e f^ »«>« ffM^Has». le
robiBrt dTvK* frMiaÎK' dsstiufe a Se^iFûr dip rna è se»
co mp agBOM^fMfortof: H a ce mfc^cfK «tût f«9çip»iiv^.
a raide iThai^ <ï.}Ib^. o»»' pl?titt^ l^^ife de fipr iKitta. Apr»:*^
les prcniètn^ ^t^i^rfs i:»r ^fe* as «Knm'^il- r^»'* i^'.-cçîfi*. r?«-
Tcfllês par Li *:c' *>«i T:-r?t^ fcs or-* icf»» k» *iïtr»<
boire i la îia-iïrn*^- « •îfi.it^A^ f-.«3 .!^ li-^siKtî: r»t»:-cti«w
la ta*f^ -ît i»*^ *t!h^ .>;ia ^j-. re^î.: i lu ': la. IL f -»^.t U-*:.
que le tran a»? r^-i*-. J^il *i x at if*»*^Ti* q»ie b:*.« tt »*
par mes i :«*.=» le tr :•-» nfle iîi^«:-*-ne J:<i peQ de !L^r«
soât. en * !?• rii^ irt je»-': îw Ç"^ ni" L^^ryip- /V.i*«e sLie*-i
fait de MMt Uire. «'»' i r*5:»:û«it li v.»» e^ ô-.»- 1* ht a^c* a
écrit la-4fiiiiz2 rii* je «ru* Ti'.rt.iue- de Tt-i- t:«-j^-r^ sl» lie.
■ot ?*» çiH ^ «eriL»> f*fcTj*iEl- y* v^k: t • ■u> >e tie
Jî^T-hT* iu il titt*e de fer. k rjt»' eu r.-iMR*'. k*^€*^-
To«ai «r« tiîH»c.:-îî h le l^^e dt ! ui. dt^ buie'ur*. t< î**«u-
o'éiaubt |.^iH> r-ei^îLut- f^a *.llt yarlt w.Iie- îtKHiài V.»u^ '«^b
lîls et r*fi^'Alb e«ui i'il diribaieLT «i»-.»re 1! îfciwit 'jlii^
Lé ocmipj*^ : (iiiiciaj mai*, ttupfvf. *4 itaTit.ît»::
L'akadde «i!» - etJt*nioaurr tout « tafmjer <it tT^AA^tiatit
*c« rasKitti w fr'e^îiQtihbeiit. nnnii* t^ti V.»i-*f J;<!tf
araté de «te* tiup}.»ôii«. 1- i»v^*^ Iî* wiUe. jj <if m'^v.»!* q»: î nnm-
dationel^-i d^iiHiia*- Ui «^u!»** l' ^ **u: u)tf*iiMirt*' pîtnui iiM*b
conqMÇTDOiM' fHnir reH«*ï' but uioi U»uve ic- îfiuw. e1 ; Vu>
beaatlire. rieu lie put ti»»» jusMli^r j> i:»ôii*T. p'*évi»><*iî'
d'ailleurs qu* |»Julôî uue à*- m* l<tisM^f ci»tiduif> ti<»iiv*- uuH-
204
hO^
Krègues, et le chemin <i
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«• -*«^ t*î pour
-f. r-o Je fa-
...» '*^*u pte
• cm; 'C tous
^r ui. Il
DE SÉGOVIE. 207
couvert de balafres, d'estafilades, et plus
' écumoire ; ses oreilles étaient en nombre im-
nez recollé.
.>utdtion de Robledo était des plus grandes dans
: il fut le héros et Facteur principal d'une multi-
i'aventures surprenantes, dont la dernière, qui lui
.lu le coup de grâce, mérite de vous être racontée.
(
Ici Pablo s'arrêta, consulta du regard son illustre auditoire, et
Jupiter lui ayant fait signe qu'on daignerait l'écouler, il se recueillit
un instant, et reprit de la sorte. '• '^
HISTOIRE
DB mOBUDO, DE DOIT CARLOS, DU CHEVALIBR DES MXRAGLES,
DE DEUX NOUBBICKS BT D UN PAQLET I) HABITS.
Il y ayait à Madrid un jeune cavalier fort riche , d'un
cairactère de!» plus joyeux, et grand coureur d'ayentures,
nommé don Carlos. Il venait, i Tépoque où commence ce
récit, de faire un héritage assez impori;ant, et il était arrivé
de Salamanque, après un yoyage de quelques semaines.
20H DONPABLO
avec une somme d^environ deux milla ducats et une jolie
collection de joyaux de prix.
Un soir il se disposait à sortir, lorsqu'il reçut la visite de
plusieurs de ses amis qui venaient le féliciter de Theureuse
issue de ses affaires. Parmi ces visiteurs, et le plus em-
pressé de tous, vint un certain gentilhonune nommé don
Antonio, qu'on surnommait le chevalier des Miracles.
Tout, en effet, était miraculeux autant que problématique
dans sa manière de vivre ; on ne lui connaissait ni rente ni
revenu ; et cependant on le rencontrait partout, à la ville,
à la cour, au Prado, en fort bel équipage, toujours bien
suivi, mis avec élégance. Les jeunes cavaliers s*épuisaient
en conjectures sur son compte, et on était arrivé à croire
qu'il avait quelque moyen secret et peut-être peu délicat
d'entretenir tout ce train. Don Carlos l'aimait beaucoup
malgré tous ces doutes ; il le reçut à bras ouverts, causa
longuement avec lui de son voyage, et enfin le conduisit
dans le cabinet où il avait renfermé ses ducats et ses
joyaux ; après quoi le chevalier des Miracles prit congé
de lui.
Don Carlos, retenu chez lui par d'autres visiteurs, ne f^t
libre que fort tard, et il était plus de minuit lorsqu'il put
sortir et faire, comme cela lui arrivait souvent, une prome-
nade nocturne i travers les mes désertes de Madrid.
Il avait déjà fait beaucoup de chemin et il était loin de
sa demeure, lorsqu'il lui vint la mauvaise pensée qu'il avait
peut-être été trop conAant avec le chevalier, et qu'avec an
homme poursuivi à tort ou à raison de doutes aussi graves.
DE SEGOVIE. 2(19
îl eût dû être plus circonspect et moins eommunicatif. Cette
pensée grandissait à etiaque moment et le tourmenta enfin
de telle sorte, qu'il rebroussa chemin afin d'aller trans-
porter son trésor dans une autre pièce s'il en était encore
temps.
En passant auprès du cimetière d'une église voisine de
sa maison, il entendit une voix plaintive et des cris étouf-
fés. Don Carlos était brave ; laissant donc de côté toute
crainte superstitieuse, il entra dans le cimetière, s'assura
que son épée était libre, et s'avança vers un petit bâtiment
en planches servant de charnier, et d'où paraissaient sortir
les cris qu'il entendait. Un rayon de lumière perçait à tra-
vers les planches mal jointes, il fit le tour, arriva à la
porte» et il cherchait à approcher sans être entendu, lors-
que son pied rencontra un ossement, l'écrasa, et ce b^ruit
donnant l'éveil dans l'intérieur , Carlos entendit une voix
demander ; qui va là?
Au même moment un homme, de belle taille, sortit du
charnier, tenant d'une main son épée et de l'autre une lan-
terne sourde, dont il dirigea la lumière sur don Carlos.
Celui-ci, apercevant une épée, tira la sienne et se mit en
devoir d'en découdre ; mais, tout aussitôt, l'inconnu jeta
son arme et s'approcha.
— Ah ! seigneur don Carlos, s'écria-t-il, quel heureux
hasard vous amène ici I
Grande fut la surprise de Carlos en reconnaissant la
voix du chevalier des Miracles, et il lui demanda ce qu'il
faisait li.
27
240 DON PABLO
— Hélas ! seigneur don Carlos, lui dit don Antonio, tous
me Yoyei dans un bien grand embarras. Ecoutez-moi. 11
y a près de deux années que J'ai épousé secrètement une
jeune fille d'une des plus riches et des plus nobles familles
de Madrid ; je n'ai pour confidents que deux amis qui m'ont
servi de témoins, et le prêtre qui nous a mariés. Depuis ce
temps, ma femme n'a pas quitté la maison de son père,
et jamais, jusqu'à ce jour, aucun soupçon n'a existé sur
notre liaison.
Ce soir, au moment où je venais de vous quitter, elle
m'envoie chercher, elle m'écrit qu'elle ressent les douleurs
de l'enfantement, me prie de l'aider à sortir de chez
elle, et de la conduire en un lieu sûr où elle puisse du
moins être à l'abri de la première exaspération de son
père, qui la tuerait s'il avait connaissance de sa faute.
J'y cours, elle sort sans être aperçue, et j'allais la con-
duire près d'ici, chez une femme qui m'est dévouée, lors-
que rémotion, la douleur, la fatigue l'ont forcée de s'ar-
rêter, et je n'ai trouvé d'autre reAige que ce charnier qui,
heureusement, était ouvert.
Au moment où don Antonio achevait cette singulière
confidence, de nouvelles plaintes se firent entendre ; puis^
après un instant de silence et un long soupir, ces mots :
--Ah ! Dieu soit loué !
Le chevalier et don Carlos coururent vers le charnier el
trouvèrent la jeune femme délivrée d'un bel enfant qui
peut se vanter, s'il vit encore, de s'être trouvé bien prè?
DE SÉGOVIË. 2H
de la mort, au moment où il venait au monde. Le cheva-
lier conjura don Carlos de veiller sur la mère ; et, enve-
loppant l'enfant dans son manteau, il partit, en courant, le
porter chei une nourrice qu*il avait retenue depuis plu-
sieurs jours.
Voilà don Carlos, le chercheur d'aventures, servi à sou-
hait, mais dans le plus grand embarras où il se fût vu de
sa vie. 11 se tenait près de la jeune femme, la soutenant,
lui rendant tous les soins qu'il était en son pouvoir de lui
rendre en pareil lieu et à pareille heure ; mais il y avait si
peu de bougie dans la lanterne, que peu d'instants après
le départ du chevalier, elle s'éteignit tout à coup, et les
deux patients, — je dis deux, car don Carlos l'était autant
que la jeune femme, — se trouvèrent dans une complète
obscurité. La jeune femme en fut tellement effrayée que,
malgré toutes ses soufTrances, malgré toute la faiblesse
résultant de l'état où elle se trouvait, elle ne voulut pas
attendre plus longtemps le retour du chevalier, et conjura
Carlos de lui procurer un asile et des soins qui lui deve-
naient à chaque instant plus nécessaires.
Ici redoublait l'embarras de Carlos ; le chevalier ne lui
avait donné, à ce sujet, aucune instruction. Enfin, il se
souvint d'un ancien serviteur de sa famille qui était marié
et qui demeurait à vingt pas de l'église ; et, soutenant la
malade dans ses bras, il allait l'y conduire, lorsque
Mais ici il est important que je vous raconte ce qui ve-
nait de se passer à quelque distance et dans la maison
même de don Carlos. Robledo, qui, comme je vous Tai
212 DON PABLO
dit, était un dee plus indiutrieui larrons de Madrid, avait
eu v«nt du petit trésor que notre aventurier gardait en ce
moment diei lui. Profitant de la sortie de Carlos, il avait
pénétré, à l'aide de fausses clef^, dans le corps de logis
qu'il habitait seul ; et, à Torce de fureter, il avait décou-
vert le cabinet où étaient le trésor, le meuble qui le ren-
fermait, et s'était emparé des ducats et des joyaux. Non
content de celte capture, ilavait choisi deux habillements,
les plus beaux de la garde-robe, il avait fait du tout un
paquet au milieu duquel les jojaux étaient soigneusement
enveloppés, et, chargeant sur ses épaules ce riche fardeau,
il était sorti sans fermer les portes, et plus diligemment
qu'il n'était entri^.
A quelques pas du logis de don Carlos il se trouva pres-
que nez à nez avec une ronde d'archers ; il fit aussitAl volte-
face, et, craignant d'être reconnu, il se mit à courir dans la
DE SÉGOVIE. 215
direction du cimetière ; les archers, entendant qu*on courait
devant eux, pensèrent tout de suite que ce devait être un
voleur, et se mirent à sa poursuite. Robledo était agile, il
avait de Tavance ; mais, de peur que son Fardeau ne finit
par ralentir sa fuite, il alla vers le charnier et Ty jeta ;
certain de Ty retrouver lorsqu'il aurait dépisté le guet .
Ge paquet tombant aux pieds de la jeune femme, au
moment où elle se disposait à sortir, lui causa une telle
frayeur, qu'elle oublia un instant ses souffrances, et don
Carlos, ignot'ant le présent qu'on lui faisait de son bien,
mit tout aussitôt Tépée à la main et s'avança vers la
porte sans dire mot.
Au bruit qu'il entendit, au craquement des os sur les-
quels marchait le jeune cavalier, Robledo, qui s'était
appuyé un instant contre la porte pour reprendre haleine,
pensa, sans doute, que quelque fantôme, envoyé par Dieu,
venait lui reprocher ses crimes; et plein d'effroi, fuyant
ce nouveau danger, sans songer à celui qu'il voulait éviter
un instant auparavant ; il sortit en toute hâte du cimetière,
et donna tête baissée au milieu du guet. Cette rencontre
fit néanmoins sur lui le même effet que produit^ sur un
homme ivre, le fossé plein d'eau dans lequel il se préci-
pite. Réveillé, dégrisé, et ne voulant pas se laisser prendre
comme un niais ; il mit à la main un espadon, dont il était
armé, et s'en servit avec tant d'adresse, que, ne se laissant
approcher par personne, il parvint à se faire jour au milieu
des archers et à leur échapper à l'aide de l'obscurité.
Cependant la jeune femme, de plus en plus souffrante.
2M DON PABLO
impatiente de prendre du repos, sollicitait don Carlos de
remmener. Celui-ci, n^entendant plus aucun bruit, la
souleva de nouveau dans ses bras ; et, réunissant toutes ses
forces, la porta chez son serviteur où elle reçut, à riostant,
tous les soins que nécessitait son état.
De son c6té, le chevalier des Miracles avait porté son
enfant chez la nourrice. Tout occupé des premiers soins à
donner à i*innocente créature que le froid avait saisie et
qui semblait plus près de mourir que de vivre, il avait
chargé le mari de la nourrice de retourner, pour lui, avec
une lanterne, au charnier du cimetière, et d'indiquer à
don Carlos Tasile qu'il avait choisi pour la mère, ne pou-
vant Fy conduire lui-même.
L'homme arrive au cimetière et n'y trouve plus per-
sonne ; il entre dans le charnier ; il en fait le tour en trem-
blant et met le pied, par hasard, sur le paquet abandonné
par Robledo. Il recule aussitôt d'effroi; mais, cependant,
reprenant un peu d'assurance, il dirige sa lanterne vers
cet objet, et dès qu'il reconnaît des habillements, il pense
(qu'ils ont été oubliés par don Carlos ou par la jeune fenune,
il les ramasse et se retire.
Don Carlos, quitte de ses obligations, avait repris le
chemin de sa demeure ; assailli de nouveau par les inquié-
tudes que son aventure de la soirée avait un instant dissi-
pées, il monte en toute hâte dans son appartement, court
à son cabinet dont il trouve la porte ouverte, la serrure
forcée, et tombe à la renverse en reconnaissant que tout
lui a été enlevé, bijoux et ducats.
DE SÉGOVIE. 2IS
Ne sachant qui accuser de ce yoI audacieux, il pensa,
dès le premier moment, que ce pouvait bien être quel-
que malin tour du chevalier des Miracles ; et ce larcin
lui semblait Texplication naturelle de la lenteur qu'avait
mise le chevalier à venir le rejoindre au cimetière. Il y
retourna donc aussitôt, en toute hâte, résolu d*y atten-
dre don Antonio, qui finirait bien, sans doute, par songer
à ses devoirs, plutôt qu'à une plaisanterie pour laquelle
le temps était fort mal choisi.
Carlos arriva à la porte du cimetière au moment où en
sortait le mari de la nourrice. Encore tout ému de sa co-
lère et trompé par Tobscurité, il croit reconnaître le che-
valier, il se jette sur lui avec furie, Taccable d'injures et le
menace de le livrer à la justice comme voleur. L'autre se
débat ; et pendant la lutte, le paquet tombe et roule à
leurs pieds.
Un alguazil, qui avait été de guet toute la nuit, passait
en ce moment et retournait chez lui fatigué et, surtout,
contrarié de n'avoir arrêté personne : il aperçoit deux
hommes qui se coUètent ; il marche à eux, les somme de lâ-
cher prise et de lui répondre. La voix de la justice n'a jamais
rencontré de sourds en Espagne : il est tout aussitôt obéi.
Le jour commençait à paraître, et Carlos ne fut pas peu
surpris en voyant à la place du chevalier des Miracles un
homme qui lui était tout à fait inconnu. L' alguazil en ce
moment ayant commencé son interrogatoire d'un ton ma-
gistral; Carlos, encore tout ému, ne sut que répondre, et
pendant ce temps l'homme à la nourrice trouva bon, quoi-
210 DON PABLO
que ionocent , de se sauver comme un coupable, c*est-à-
dire avec une rare agilité, laissant là le paquet et le reste.
L'alguazil, furieui, n'ose le poursuivre de crainte de ne
pouvoir le joindre et de perdre du même coup ses deux
prisonniers ; il touche don Carlos de sa baguette et lui
commande de le suivre au nom du roi. Don Carlos reftise,
proteste, et» Falguazil insistant, il le menace de son épée.
L*alguazil aussitôt crie : Aide à ta justice I et ce cri, sem*
blable à un coup d'escopette qui, tiré au milieu d'une
ruine, en ferait sortir des centaines d*oiseaux de nuit,
amène en un instant sur le lieu de la scène un troupeau de
recors.
Notre ami Robledo, pendant toutes ces allées et venues,
n*avait pas oublié sa conquête et n'avait pas renoncé à la
reprendre. 11 arriva de ce c6té pendant qu'on se querel-
lait, et aperçut le paquet d'habits qui gisait piteusement à
terre à quelques pas des disputants. 11 met le chapeau à
la main, s'approche d'un air dégagé, semble écouter tour
à tour> avec toute l'indifférence d'un curieux, les raisons
de l'alguazil et celles de Carlos, et ne perd pas de l'œil le
paquet chéri. Pendant que les recors arrivent et entourent
le prisonnier, il se baisse, ramasse le paquet sans empres-
sement , et se garde bien de fuir ; tout au contraire, il
marche à cAté de la troupe, on le prend sans doute pour
le valet du seigneur alguazil ou pour celui de l'inculpé ; et
on ne s'en occupe pas le moins du monde. On passe près
d'une ruelle obscure, l'habile filou ralentit sa marche,
tourne à gauche, marche lentement d'abord, puis allonge
DE SÉGOVIE. 2n
le pas, gagne au pîod, se sauve, et, dans la crainte d'être
repris, sort de Madrid.
A d'autres maintenant. Le chevalier des Miracles» lais-
sant son enfant aux soins de la nourrice, court au cime-
tière et n'y trouve ni son messager, ni sa femme, ni Carlos.
Pensant que celui-ci a trouvé un asile pour la malade, il
se rend chez lui, y apprend le vol dont il vient d'être vic-
time. Inquiet, accablé de fatigue, ne sachant où retrouver
son ami ou sa femme, il retourne chez la nourrice et y
arrive en même temps que le mari.
Celui-ci accourait tout effaré, pâle et défait, disant qu'il
était poursuivi par la justice, qu'il était contraint de fuir
et de se cacher, à cause de certain paquet trouvé entre sen
mains et qu'on Facensait d*avoir volé. Il embranse sa
femme, dît adieu au chevalier et repart sao$ phif atten-
dre. La pauvre femme se trouve mal, et les danger» aux-
quels elle croit son mari exposé font en elle une telle réto-
lutioD, que son lait s'arrête.
Voilà le pauvre chevalier dans iemharras le plus grand,
ayant sur les bras un ealént qu'il ne peut nourrir avec la
meilleure v«»looté du monde, et prêt k pierdre patience au
milieu d^un M concoors d'étranges incident», fj^^n^ <ie
oon6anf au hasard, il prend un cmrmse de louage et %e
fait conduire dans un petit village voisin de Madrid H
nommé Getafë, où il a quekfues eonnai^ances et dans le-
quel, en fraisant à toutes les portes, il espère enOn irmt-
ver une nourrice pour son enfant.
La Providence hn vient en aide \^h une heure de rp-
2>?
248 DON PABLO
cherches, il trouve une nourrice, Tarrète, lui remet son
enrant et^se dispose à retournera Madrid. Au moment
où il remontait dans son carrosse, il entendit .un grand
bruit dans la salle basse de ThAtellerie, et la curiosité
rayant poussé, il vit un homme qui en tenait un autre par
le collet et semblait vouloir Tétrangler.
— ^ Te voilà donc, trattre de voleur ? lui disait-il ; c'est
toi qui m*as volé à Tolède il y a un an ; je te reconnais,
et tu ne m*échapperas plus.
m
Le voleur se débattait, se disait honnête homme et pré-
tendait qu*on le prenait pour un autre.
— i Quel est ce paquet que tu portes et que tu caches
avec tant de soin? reprit l'homme de Tolède ^sans doute
encore quelque larcin que tu auras fait à Madrid... ?
A ces mots, le chevalier se Ht place au milieu des
curieux ; il s'approcha de l'accusé , le questionna adroite-
ment et finit par acquérir la certitude qu'il n'était autre
que celui qui avait dévalisé don Carlos. Tout aussitôt on
fit appeler le juge, le paquet fut ouvert, on fit l'inventaire
de ce qu'il renfermait; et le chevalier ayant déclaré y
reconnaître les bijoux volés à son ami, on conduisit le cou-
pable en prison, et les pièces de conviction furent déposées
jusqu'à nouvel ordre chez le mattre de l'hôtellerie.
L'arrivée et les explications du chevalier firent tout aus-
sitôt relAcher don Carlos, qui se confondit en excuses vis-
à-vis de son libérateur de ravoir soupçonné un instant.
Il le conduisit chez sa femme, qui l'attendait avec la plus
DE SÉGOVIE. 2^9
vive impatience ; puis, s'occupant de ses propres affaires,
il obtint qu'un alguazil et un officier de justice fussent
expédiés à Getafé pour en ramener le voleur et les pièces
du procès.
Tout fut bientôt expliqué. Robledo, qui avait de nom
breux comptes à régler avec la justice, fut condamné à
être pendu, et vint dans notre prison attendre son dernier
jour. Don Carlos retrouva son trésor intact, sauf les petites
brèches que fait la justice à tout ce qui lui passe par les
mains ; on rappela de son exil volontaire le mari de la pre-
mière nourrice, qui fut généreusement dédommagé de sa
frayeur ; enfin on sut qu'il n'y avait rien de miraculeux
dans la manière de vivre du chevalier des Miracles, et que
sa femme, qui jouissait déjà d'une grande fortune, l'avait
constamment mis à même de mener un train convenable.
11 restait à dissiper l'inquiétude des parents de la jeune
femme , à leur expliquer sa disparition et à calmer leur
colère, ce qui n'était pas chose facile. Don Antonio, qui
avait de nombreux amis et des parents haut placés, y em-
ploya tout ce qu'il put réunir d'hommes recommandables
et influents. Plusieurs d'entre eux échouèrent; mais,
comme dona Teresa était fille unique ; comme don Anto-
nio était, sauf la richesse, un parti des plus honorables ;
comme, après tout, ce qui était fait ne pouvait pas plus se
défaire qu'on ne pouvait refaire ce qui était défait ; les deux
amants obtinrent le pardon le plus complet, la réconcilia-
tion se fit d'une manière solennelle ; et, dès que l'état de
l'accouchée le permit, une fêle brillante, à laquelle fut in-
22» DON PABLO
fîté loat ce que Madrid comptait de noble et de distiogué,
serrit à la fois d'assemblée de fiaoçailles, de (ête de noces
et de cérémonie de relevailies.
Rien ne troubla Jamais le bonheur des jeunes époux, ni
la ?ive amitié de don Carlos et de don Antonio ^.
0- -♦-»^x^^e-et«-«~ -Q
Refenons à la prison. Le Géant, Robledo et quatre vau-*
fienSt leurs acolytes, se disposaient à se yenger, la nuit
suiTante, sur le dos de mes anciens amis, de ce que leurs
poches ne pouvaient fournir à la bienvenue; et, bien que
j'eusse contribué pour ma part, je ne laissai pas de crain-
dre quelques éclaboussures.
La perspective d'une nouvelle nuit d'angoisses et d'in-
somnie me fit faire de sérieuses réflexions^ qui tournèrent
toutes à ravantage du geôlier. Je laissai là mes pauvres
amis, auxquels je demandai pardon de leur fausser com-
pagnie, et j'allai droit au geôlier, à qui je graissai la patte
avec trois réaux de huit ^. Dès qu'il m'eut dit qu'il con-
naissait le greffier chargé d'instruire notre procès , je le
priai de Tenvojer cherdier par un de ses aides. Le greflier
I>l£ SÉGOVIE. 221
venu, Je le tirai k l'écart, et, après l'avoir mis au fait de
notre affaire, je lui confiai que j'avais quelque argent ; Je
le priai de me le garder, el lui demandai de prendre les
intérdU d'un malheureux geullthomme compromis par
mégarde, et fort innocemment, dans celte malheureuse
aventure.
— Vous n'ignorez pas, seigneur cavalier, me dit-il
quand il eut palpé ce que je lui destinais, que tout, en
pareil cas, dépend de nous, et qu'il peut arriver malheur
à celui qui, avec nous, n'agit pas en homme de bien. J'en
ai plus envoyé aux galjtres a titre gratuit qu'il n'y a d'ar-
ticles dans la loi. Fiez-vous à moi, ot soyez certain que je
vous tirerai de lit sain et sauf.
222 DON PABLO
Il s'en alla là-dessus, et à peine arrivé à la porte, il re-
vint à moi poar me demander quelque chose en faveur du
brave Diego Garcia ralguazil, auquel il était convenable,
disait-il, de mettre un bâillon d'argent; puis en Taveur du
rapporteur, afin de Faider à avaler tout Tarticle qui me
concernait.
— Un rapporteur, seigneur cavalier, syouta-t-il, est
homme à anéantir un chrétien d'un froncement de sour-
cils, d'un éclat de voix, ou d'un coup de pied frappé sur le
sol afin de réveiller Tattention distraite de l'alcade, — ce
qui arrive quelquefois.
Je compris, me le tins pour dit et j'ajoutai cinquante
réaux à ceux que je lui avais déjà donnés. En retour de
tant de générosité, il m'engagea, d'un air dégagé, à redres-
ser le collet de mon manteau, qui était de travers, et
m'indiqua deux remèdes contre la toux que m'avait donnée
mon baptême de la veille autant que la fraîcheur de la
prison.
— N'ayez aucun souci, ajouta-t-il en s'éloignant, et ne
négligez pas votre geôlier ; avec huit réaux vous obtiendrez
de lui toutes les douceurs et tous les allégements possi-
bles; ces gens-là n'ont de vertu et de bonté que par
intérêt.
Je compris l'avertissement, le geôlier reçut un écu,
m'enleva tous mes fers et me permit d'entrer dans son
logis, où je trouvai bientôt l'occasion d'être au mieux
avec lui.
DE SÉGOVIE. 225
11 avait pour Temme une baleine, et pour filles deux
diablesses, laides, méchantes, et menant, en dépit de leur
visage, assez joyeuse vie.
■\
Il arriva que le soir, pendant que j'étais là, le seigneur
Blandones de San Pablo, le susdit geôlier, rentra pour
souper après sa besogne faite et ses pensionnaires parqués ;
il paraissait préoccupé, de fort mauvaise humeur, et ne
voulut pas manger. Sa femme, dona Ana Moraes, que
cette disposition de son mari paraissait inquiéter, s'appro-
cha de lui et le pressa, Timportuna de telle sorte, qu'il se
décida à parler.
-T- Il y a, il y a, lui dit-il, que "ce fripon d'Âlmendros
l'Aposentador m'a dit, pendant que nous nous disputions
pour le fermage, que vous n'étiez pas propre.
— L'insolent I répondit-elle, ^ est-il donc chargé d'ébar-
ber les éméchures de mes jupons? Sur les jours de mon
aïeull tu n'es pas un homme si tu ne lui as pas arraché la
barbe, i Faut-il pas qu'il m'envoie ses valets pour me net-
toyer ? Dieu me soit en aide, ajouta-t-elle, en se tournant
vers moi, il voudrait faire croire que je suis juive comme
lui ; mais on sait que, s'il vaut vingt maravédis, il en a dix
de vilains et deux fois cinq d'hébreux. Sur ma parole, sei-
gneur don Pablo, que je l'entende, et je lui rappellerai la
croix de Saint-André que méritent ses épaules ^.
— Allons, allons, calmez-vous, femme, dit le geôlier.
— Bon Dieu, il a dit que j'étais juive, et vous avez
écouté cela de sang-froid ! C'est [ainsi que vous soutenez
224 DON PABLO
rtionneur de dona Ana Moraes, votre femmo, -fille de
Stefania Rubio et de Juan de Madrid !
— ; Comment, interrompis-jc, de Juan de Madrid?
— Oui, Juan de Madrid, naturel d'Aunon... Je vous jure
que rhomme qui a osé parler de moi de la sorte est un
juif, un fripon et pis encore.
— Juan de Madrid, seigneur, dis-je au geôlier, d'un air
grave, était le frère aîné de mon père, je prouverai ce
qu'il est et ce qu'il mérite. J'ai dans mon pays un titre de
famille, en lettres d'or, portant le nom de mon père et le
sien '^ : je prends ma part de cette injure, et si je sors de
prison, je forcerai cet insolent à se désavouer cent fois.
La découverte d'un nouveau parent causa une grande
joie à mes hôtes, et surtout l'histoire du titre de famille.
Le mari voulut avoir des détails plus précis sur notre
parenté ; et, de crainte d'être pris en flagrant délit de men-
songe, je jouai le courroux, la colère, l'indignation, et il
ne put obtenir de moi que des jurements. Tous deux alors
se mirent à me calmer, me priant de laisser dire l'Apo-
sentador et de n'y pas penser davantage, mais rien n'y put
faire { et, comme un chien qu'on a mis en colère, je gro-
gnais, je murmurais, et je me remettais à aboyer au mo-
ment o^ on y pensait le moins).
— Juan de Madrid, disais-je, je prouverai le respect qui
lui est dû I — Puis, un instant après : Juan de Madrid,
l'atné!... dont le père, Juan de Madrid, avait épousé Ana
de Acevedo! Juan de Madrid!
DE SÉGOVIE. 225
(Tant de zèle pour Thonneur de la famille ; le jécit que
je leur fis, à ma manière, de mes aventures, et les preuves
évidentes que je leur donnai de mon innocence, me firent,
du geôlier et de sa femme, des partisans dévoués ; je fus
chez eux, bien choyé,) bien couché, bien nourri; et le bon
greffier, sollicité par mon cousin et encouragé par quel-
ques nouveaux écus, fit si bien, qu'au bout de quelque
temps, la vieille fut mise dehors sur un palefroi gris à
longues oreilles, conduit par la bride et précédée d'un
crieur public. Hélas ! on abusa de ce qu'elle était femme,
pauvre et sans défense, et ces méchantes gens, certains
que personne ne serait là pour y mettre opposition, osè-
rent faire la leçon au crieur qui la proclama voleuse, et
au bourreau, qui eut la lâcheté de la battre. Mes compa-
gnons la suivirent dans une tenue un peu décolletée, leurs
haillons les ayant entièrement quittés de la tête à la cein-
ture inclusivement ; mais la justice ne s'en offensa pas,
au contraire V- On eut Taimable attention de leur faire
visiter la ville, ce qu'ils n'avaient pu faire depuis si long-
temps; puis on les mit dehors pour six années.
Je sortis complètement blanc par la grflce du greffier et
du rapporteur, qui, pour tenir l'engagement pris en son
nom, changea de ton, parla bas, sauta plus d'une phrase,
et avala maint article lorsqu'il fut question de moi.
o%^9^^
29
250 DON PABLO
mouchait très-souvent les chandelles et découpait à table.
A réglise, elle avait toujours les mains jointes ; dans les
rues, elle avait sans cesse quelque chose à désigner ; chez
elle, c'était à tout moment une épingle à remettre dans
sa chevelure ; elle jouait de préférence aux dames ; elle
faisait sans cesse semblant de bâiller afin de montrer ses
dents, et de se faire des croix sur la bouche *. Enfin toute
la maison n'était occupée que de ses mains, et tout le
monde, même ses parents, en était ennuyé.
11 n'y avait dans la maison des logements que pour trois
locataires. Un seul était vacant lorsque je me présentai, et
je trouvai dans les deux autres un Portugais et un Cata-
lan, qui m'accueillirent fort bien, et avec lesquels je fis
prompte connaissance. Je jugeai, tout en m'instaliant, que
la jeune fille serait pour moi une distraction des plus
agréables ; et Tavantage d'habiter sous le même toit me
parut inappréciable. Je me mis donc à lui faire les yeux
doux ; je faisais à sa mère et à elle une multitude de contes
que j'imaginais à plaisir ; je leur apportais toutes les nou-
velles de la ville,' vraies ou fausses ; et je leur rendais, en
un mot, tous les petits services possibles, pourvu qu'ils
ne me coûtassent rien. Je leur fis croire que je savais faire
des enchantements, que j'étais nécromancien, que je pour-
rais, si je voulais, faire disparaître la maison ou la faire
paraître en feu, et mille autres choses dont elles ne dou-
taient pas, car elles étaient des plus crédules. J'acquis
bientôt, de la sorte, les bonnes grâces de la jeune fille,
mais ce n'était pas son amour. Il est vrai que l'habit fait
tout en ce monde, et je n'étais pas des mieux vêtus. Mon
I)K SEGOVTE. 251
cousin le greffier, que je me gardais de négliger et que je
visitais souvent, par reconnaissance du pain que je man-
Reais à sa lable, m'avait aidé, il est vrai, ù améliorer ma
garde-robe ; mais elle n'était pas encore assez brillante
pour que mes hAtesses eussent de moi toute la bonne opi-
nion convenable. Il fallait donc k toute force me faire pas-
ser pour riche et faire croire que j'en voulais faire un
secret. J'employai à cela deui ou trois anciens amis que le
hasard me fit retrouver. L'un d'eux, que J'envoyai à mon
l(^is en mon absence, alla y demander le seigneur don
Itamiro de Guzman ; c'était le nom que Je m'étais donné,
mes amis m'ayant convaincu qu'il n'en coûtait rien de
se choisir un nom, et que cela pouvait être Tort utile.
Il s'informa de don Remiro, un homme d'affaires fort
252 DON PABLO
riche, occupé pour le moment de contracter avec le roi
deux traités importants. Les hôtesses ne me reconnurent
pas à ce portrait, et répondirent qu'il ne demeurait diez
elles qu*un don Ramiro de Guzman plus râpé que riche,
petit de corps, d'un visage ordinaire et pauvre.
— C'est celi^i-là même que je cherche, répliqua l'autre,
et je ne demanderais rien à Dieu si j'avais toutes les rentes
qu'il possède au delà de deux mille ducats.
Cette confidence et quelques autres firent un grand effet
sur les pauvres femmes ; et mon officieux ami leur laissa,
en les quittant, une Tausse lettre de change de neuf mille
écus, qu'il les pria de me remettre afin que je l'acceptasse.
La mère et la fille ne doutèrent plus de ma fortune, et
jetèrent tout de suite leur dévolu sur moi pour en faire un
mari. Je rentrai de Tair d'un homme qui ne s'attend à rien
et elles me remirent tout aussitôt la lettre de change.
— Seigneur don Ramiro, me dirent-elles, il est deux
choses qu'on cache difficilement : la fortune et l'amour.
; Pourquoi Votre Grâce, qui sait combien nous lui sommes
dévouées, nous a-t-elle fait un secret de sa position ?
Je feignis d'être fort contrarié de l'arrivée de la lettre
de change, et sans leur répondre, je montai à mon ap-
partement.
Dès le moment qu'elles me crurent de l'argent, tout ce
qui venait de moi fut trouvé charmant Elles applaudis-
saient à toutes mes paroles ; personne n'avait meilleur air
que moi. Quand je les vis si bien amorcées, je fis ma dé-
DK SÉGOVIË. 255
claratioD à la petite, qui in*éeouta avec une grande joie et
me répondit de la manière la plus tendre. Le soir même,
afin de les confirmer dans leur opinion sur ma fortune, je
m'enfermai dans ma chambre, qui n'était séparée de celle
de la mère que par une cloison très-mince, et tirant de
ma ceinture cinquante écus, je les comptai tant de fois,
qu'elle put calculer jusqu'à six mille. L'heureuse croyance
dans laquelle je les mis eut pour moi les plus beaux ré-
sultats, et toutes deux ne songeaient qu'à me servir et à
m'entourer des soins les plus minutieux.
Mon voisin le Portugais se nommait Senhor Vasco de
Meneses^ chevalier de l'ordre du Christ. 11 portait le man-
teau noir, les bottes, le petit collet et d'immenses mous-
taches. Il se consumait d'amour pour dona Berengère de
Reboliedo, c'était le nom de notre jeune hôtesse ; et quand
il était amoureusement assis auprès d'elle, il soupirait plus
qu'une béate à un sermon de carême. Il se mêlait de chan-
ter et le faisait d'une manière pitoyable, et passait une
partie de sa vie à jouer au pharaon avec le Catalan.
Celui-ci était la créature la plus triste et la plus miséra-
ble que Dieu eût jamais créée. Il mangeait un jour sur
trois, et un pain tellement dur, qu'un médisant eût eu
peine à y mordre^. Il faisait le brave, et il ne Tui manquait
cependant que de pondre des œufs pour être une poule
complète, car il était vaniteux comme nul au monde.
Quand ils s'aperçurent tous deux que j'allais si vite en
affaires, Ils se mirent à dire du mal de moi. Le Portugais
m^appelait fripon et déguenillé ; le Catalan me traitait de
50
254 DON PABLO
lAche et de débauché. Toot cela, je le savais, je Tarais en-
tendu plus d*une fois, mais je ne voyais pas qu'il fût né*
cessaire d*y répondre, et je les laissais dire. Cette persécut-
tion ne m*empèchait d'ailleurs pas de faire ma cour à la
petite ; je lui parlais fréquemment, et je lui écrivais des
billets passionnés, commençant tous par les phrases d'u-
sage :
Je prends la hardiesse... »
« Votre divine beauté... »
Je dépeignais mes peines dans un style de feu, je m'of-
frais comme esclave, et je signais toujours avec un cœur
percé d'une flèche. Nous en vtnmes bientôt au fti, et un
jour, pour entretenir la haute opinion que j'avais donnée
de ma qualité, je sortis de la maison, je louai une mule,
je me déguisai complètement, et je revins à ThAtellerie.
Lk^ changeant ma voix, je me demandai moi-même.
— i N'est-ce pas ici, dis-je, que demeure Sa GrAce le sei-
gneur don Ramiro de Guzman, seigneur de Valcerrado et
Vellorote?
— Il y a ici, répondit la jeune fille, un cavalier de ce
nom, de petite taille...
*
— l Voulez-vous avoir la bonté de lui dire que Diego
de Solorzano, intendant de ses rentes, passant par ici pour
des recouvrements, est venu lui baiser les mains?
r«la dit. je m'en allai, et je revins dans ma tenue ordi-
DE SÉGOVIË. 255
uaire au i>out de quelques instants. On me reçut ayec
encore plus de prévenances que de coutume ; et, tout en
me faisant la commission de l'intendant, on me demanda
pourquoi j'avais caché que j'étais seigneur de Valcerrado
et Veliorote.
dette comédie acheva la jeune fille ; elle eut envie d'un
mari aussi riche, et consentit à me donner un rendez-vous.
Nous convînmes donc que la nuit suivante, vers une heure
du matin, elle m'attendrait à la fenêtre de sa chambre. U
me fallait, pour cela, suivre une longue galerie et escalader
un toit qui séparait son appartement du mien. Mais le
diable, qui est toujours aux aguets, voulut être de la
partie. Je traverse la galerie sans être vu ni entendu ,
j'arrive au toit, je m'y hasarde ; mais le pied me manque,
je glisse et je m'en vais tomber sur un toit inférieur dépen-
dant de la maison d''un greffler, et si lourdement, que je
brisai toutes les tuiles, dont les morceaux ne me laissèrent
pas les côtes sans impression.
Le bruit réveilla la moitié de la maison, on crut que
c'étaient des voleurs, — il est vrai que les gens de ce métier
ont quelquefois le caprice de choisir semblable prome-
nade ; — enfin, on monta sur le toit. Je cherchai alors à
me cacher derrière une cheminée, mais ce mouvement
ne fltqu*accrottre les soupçons. Le greffier et deux clercs
me rouèrent de coups et me garrottèrent sous les yeux de
ma belle sans me donner le temps de me reconuattre. L'in-
nocente fille riait comme une folle, je lui avais dit que
j'étais habile dans l'art des enchantements, et elle pensait
2U DON PABLO DE SÉGOVIb:.
que ma chute n'était qu'une plusanterie ; elle s'imaginait
que, pendant que j'occupaiB les autres à la poursuite d'un
semblant de moi-mdme, j'allais en réalité paraître h sa
Tenètre ; aussi m'attendait-elle toujours en m'engi^eant
toutbas à entrer. Hais, hélas! c'était bien moi qui recevais
les coups de poing et les coups de bâton ; je criais, et elle
riait tov^ure.
Enfin le greffier, séance tenante, et sans perdre de
temps, se mit à verbaliser ; il me fouilla, me trouva des
clefs dans la poche et écrivit, mal^ l'évideDce et toutes
mes protestations, que c'étaient des rossignols et des cro-
chets. Je lui dis que j'étais don Ramiro de Guzman, et il se
mit i rire. Battu devant ma belle, pris sans raison, injus-
tement accusé, je ne savais plus à quel saint me vouer.
Je me mis à genoux devant le grefOer, je le priai, je le
conjurai au nom de Dieu, mais rien ne fit, et il ne voulut
pas me relAcher. Tout cela se passait sur le toit, et je cooh
pris qu'à tout en ce monde, même à des tuiles, on peut
faire porter Taux témoignage. Enfin , le procès-verbal
dressé, on me fit descendre, par une lucarne, dans une
cuisine où je fus enfermé.
CHAPITRE XIX.
Comment Pahlo lenie une granitp »
E ne Termai pas les yeux de toute la nuit,
songeant à mon malheureux sort qui n'é-
tait pas tant d'être tombé sur un toit, que
de me trouver entre les mains du greffler.
uandje songeais aux Ci-ochets qu'il préten-
lit avoir trouvés dans ma poche, aux pages
I avait écrites sur ce point, je reconnaissais
: douleur que rieo ne croit autant en ce
ide qu'un délit en puissance de greffier.
)e passai la nuit à faire des projets; un instant Je son-
dai À le conjurer au nom de Jésus-Christ, mais Je fus
2A0 DON PABLO
arrêté par le souvenir do tout ce que les scribes avaient
fait souffrir au fils de Dieu *. Plusieurs fois Je tentai de me
délier, mais le traître m'entendait aussitdt et s'en venait
examiner mes liens. Il était plus occupé du bon procès
qu'il allait me faire, que Je ne Tétais moi-même de ma
délivrance. Il se leva au point du jour, s'habilla à la hâte
et le premier de la maison, puis il reprit sa courroie et
revint me caresser les côtes, tout en me faisant un long
discours sur le péché de vol, avec l'éloquence d'un homme
qui connatt à fond le métier.
Nous en étions là, lui, dans une grande veine de généro-
sité et me donnant force coups, moi, fort tenté de ne pas
être en reste avec lui et de lui offrir de l'argent, lorsque
survinrent le Portugais et le Catalan. Le résultat trop réel
de mon escapade avait fini par détromper Berengère.
Après m'avoir vu tomber, et recevoir une aussi cruelle
correction, elle avait compris qu'Q y avait, dans mon fait,
du malheur et non pas de l'enchantement ; alors elle fit
de telles prières à mes deux commensaux, qu'ils se déci-
dèrent à venir à mon aide.
En les voyant entrer, et en s'apercevant qu'ils me con-
naissaient, le greffier les prit pour mes complices et dé-
gaina sa plume pour les inscrire au procès.
L« Portugais ne s'y prêta pas. et malmena fort le
greffier.
— Apprenez, lui dit-il, que je suis un noble cavalier,
gentilhomme de la chambre du roi; le seigneur que voici,
DE SÉGOVIE. 241
ajouta-Ml, en me désignant, est un noble hildalgo ; et le
tenir attaché est le fait d'un coquin,
Alors, et malgré le greffier, qui hurlait comme un
Maure et appelait à Taide, il se mit en devoir de me délier.
Aux cris de leurs patrons accoururent les deux clercs —
demi*recors, demi-crocheteurs. — Ils foulèrent aux pieds
leurs propres capes, chiffonnèrent leurs collets ; comme ils
agissent toujours, pour faire croire aux coups de poing
qu'ils n*ont pas reçus ; puis, sans oser prêter assistance à
leur mattre, ils criaient comme lui et demandaient secours
au roi. Mes deux voisins ne m'en détachaient pas moins.
Le greffier, ne se voyant pas secouru, changea de système :
— Je jure devant Dieu, s'écria-t-il, qu'on n'agit jamais
de la sorte avec moi, et si vous n'étiez pas ce que vous
êtes, seigneurs cavaliers, il pourrait vous en coûter
cher. Veuillez désintéresser ces témoins , m'indemniser
des tuiles cassées et me rendre la justice de reconnaître
que je n'y mets point d'animosité.
Je compris à Tinstant, et lui mis huit réauxdans la main.
J'étais bien tenté de lui rendre les coups de bâton qu'il
m'avait donnés; mais comme il eût fallu reconnaître que
je les avais reçus, je l'en tins quitte et m'en allai avec mes
voisins, que je remerciai — le visage meurtri de gour-
mades, et les épaules quelque peu moulues de coups de
gaule — de ma délivrance et de la liberté que je leur
devais.
Le Catalan riait comme un fou et conseillait à Bereogère
51
242 DON PABLO
de m'^user sur-le-champ, afin de renverser le proTerbe,
disant que* s'il est dans Tusage d*6tre battu après avoir
été **, il est fort rare d'être battu d'abord, et ** ensuite.
Le lourdeau ne me ménageait pas les équivoques ; et il
abusait de ses droits à ma reconnaissance qui ne me per-
mettait plus de me fâcher. — Dès que j'entrais chez mes
voisins pour les visiter, il n'était question que de gaule, de
manche à balai, de bois vert, d'habits à secouer, et de
noix à gauler.
Ainsi poursuivi, persécuté, forcé de rougir sans cesse
devant ma belle, battu incessamment en brèche par la plus
redoutable de toutes les armes, le ridicule, je songeai à
quitter la maison, mais je voulais surtout ne payer ni
logis ni pension.
Je m'entendis, à ce sujet, avec un brave licencié de ma
connaissance, nommé Brandalangas, naturel de Hornillos,
et avec deux de ses amis. Un soir ils arrivèrent tous les
trois, demandèrent l'hétesse et lui déclarèrent qu'ils ve-
naient pour m'enlever secrètement, au nom du saint
office. Cette déclaration l'effraya, mais liât surprit d'autant
moins que je m'étais fait passer pour nécromancien. Lors-
qu'on m'emmena, elle n'osa rien dire ; mais lorsqu'elle vit
qu'on enlevait aussi mes eflets, elle voulut y mettre oppo-
sition et les retenir, en garantie de ce que je lui devais ;
mais les braves familiers déclarèrent que tout ce qui m'ap-
partenait appartenait à l'Inquisition. A pareille réponse il
n'y avait mot à souffler, elle laissa faire et fut réduite, pour
se consoler, à dire qu'elle s'y était toujours attendue. 1^
DE SÉGOVIE. 245
Catalan et le Portugais, auxgaelselle conta raventHre, de-
meurèrent persuadés que j'avais été enlevé par des démons
plutôt que par des familiersru n'y avait cependant pas de
différence ; et il est de fait qu'en m'aidant à quitter le logis,
libre et sauf de tout payement, Brândalangas et ses amis
me rendirent un véritable service de démons familiers.
Une fois hors de là, je tins conseil avec mes libérateurs,
et je décidai de changer complètement de système aussi
bien que d'habit. Je résolus de prendre le costume à la
mode, les chausses de cuir fauve, le grand collet relevé,
plus un laquais, ou mieux deux petits laquais, ce qui était
en ce moment du meilleur ton. Mes conseils prétendaient
que le plus sûr résultat de ce système, qui me donnerait
l'apparence d'un riche cavalier, serait un brillant mariage,
résultat très-commun à Madrid.;' ils me promirent même
de se mettre en quête pour moi, de me chercher un parti
convenable et de m'aider de tous leurs moyens.
(Je dois avouer, avec franchise, que cette existence de
vagabond m'était à charge ; j'avais du noir dans l'Ame, des
accès de mélancolie ; cette idée de pécher une femme me
souriait, et je l'adoptai à l'instant. Nous arrêtâmes un ap-
partement dhonorable apparence; j'avais sauvé du greffe,
de la prison et des industriels une somme encore assez
ronde, qui pouvait me conduire quelque temps ; je pris
donc résolument mon parti.
Avant de me séparer de mes amis, Je jugeai convenable
de leur faire quelques recommandations. Je pris pour cela
te ton d'un homme d'importance, et me posant comptai-
244 DON PABLO
samment dans un grand fauteuil pendant qu'ils se tenaient
debout devant moi :
— Un instant; leur disrje en souriant. Puisque Vos Sei-
gneuries veulent bien faire pour moi Toffice d'agents ma-
trimoniaux, il est de toute justice qu'elles][connaissent mes
principes à ce sujet. Dès le moment que je suis un noble
cavalier, il m*est permis de dire quelles conditions je
désire chez la femme qui deviendra la mienne. Écoutez-
moi )
« Je désire qu'elle soit noble, vertueuse, et surtout in-
telligente ; car, si elle est sotte, elle ne saura ni conserver
ni utiliser les deux autres qualités. Dans la noblesse, je ne
veux point de morgue ; et je veux qu'elle ait la vertu d'une
femme mariée et non pas celle d'un ermite, d'une béate
ou d'une religieuse. Son meilleur missel doit être son
mari, et ses prières seront ses devoirs.
(( Je ne la veux ni laide ni belle. Laide, ce n'est pas une
compagnie, mais un ennui ; belle, ce n'est pas un plaisir,
mais une sollicitude. S'il me faut choisir entre ces deux
conditions, je l'aime mieux belle que laide, parce qu'il
vaut mieux avoir sollicitude qu'ennui, et avoir h garder
qu'avoir à fuir.
« Je ne la veux ni riche ni pauvre ; je veux qu'elle ait de
l'aisance ; je ne veux pas qu'elle m'achète et ne veux pas
l'acheter. ( Prenez-la riche, cependant ; les circonstances
où je me trouve me permettent cette infraction aux règles
que je m'étais faites.)
DE SÉGOViË. 245
« Gaie ou triste, je Taime mieux gaie ; car, un jour ou
l'autre, la tristesse ne nous manquera pas. Prendre une
femme soucieuse, boudeuse, cherchant les petits coins
comme une araignée, pleureuse comme un oignon, c'est
épouser un perpétuel compliment de condoléance.
H Je veux qu'elle ait de Télégance pour ma satisfaction,
non pour celle des oisifs ; elle doit adopter une tenue dé-
cente et non celle qu'inventera la coquetterie des autres
femmes. Elle ne doit pas faire ce que font quelques-unes,
mais ce que toutes doivent faire ; je Taime mieux avare
que prodigue ; car, de la prodigalité il y a tout à craindre,
de la parcimonie il y a beaucoup à espérer. La trouver
libérale serait un bonheur extrême.
« Qu'elle soit blanche ou noire, brune ou blonde, je n'y
mets ni importance ni préférence ; je veux seulement, si
elle est noire, qu'elle ne cherche pas à se faire blanche.
De pareils mensonges rendent défiant plutôt qu'amou-
reux.
« Petite ou grande, peu m'importe.
« Grasse ou mince : je déclare que si elle n'est entre-
lardée, c'est-à-dire entre gras et maigre, je l'aime mieux
mince. Je préfère une âme dans un roseau ou des os ha-
billés de peau, qu'une cuve sur des tréteaux.
« Je ne la veux ni jeune, ni vieille, ce serait le berceau
ou la tombe ; j'ai oublié les chansons à endormir les
enfants ; et je n'ai pas encore appris les répons. Je veux une
femme faite ; si elle est jeune, tant mieux.
246 DOiN PABLO
« Je désirerais beaucoup qu'elle n*eùt pas de trop jolies
mains, de trop jolis yeux ou une trop jolie bouche. Quand
ces trois choses arrivent à la perfection, elles rendent in-
supportable celle qui les possède ; elle gesticule pour qu'on
voie ses mains, elle fait des mines pour qu'on voie ses
yeux, et elle sourit toujours pour qu'on admire ses dents.
L'afféterie gAte les perfections, la simplicité fait oublier
les défauts.
« Je ne la veux pas orpheline, parce que je hais les
anniversaires, les bouts de l'an et les commémorations; je
ne lui veux pas, non plus, une parenté au grand complet.
Je lui désire un père et une mère, parce que Je ne les
redoute pas. Les tantes, je les verrai avec plaisir au pur-
gatoire et je ferai dire des messes pour elles , tant et
plus.
« J'adresserais à Dieu bien des actions de grâce si elle
était sourde et bègue ; deux inconvénients qui mettent un
frein aux conversations et qui rendent les visites difficiles ;
si elle était de moyenne qualité, ce serait une affaire d'or,
car une femme de haute condition dépense l'année entière
en paroles, en visites reçues et rendues ; bègue et sourde,
rien de tout cela n'est à craindre.
« Encore un mot; j'aurai grande estime pour la femme
qui sera comme je la désire ; et je saurai supporter cello
qui sera comme je la mérite.
« Telles sont, seigneurs, mes désirs et ma volonté, et
maintenant je me recommande à vous^. »
DE SÉGOVÎË. 247
Ceci fut prononcé avec un ton de fatuité qui me fit dire,
par le licencié, qu'avant peu j*en remontrerais aux plus
huppés. Nous sortîmes en riant, eux, pour vaquer à leurs
affaires, et moi, pour réunir tous les éléments de ma tenue.
Je visitai tous les fripiers, j'allai à toutes les ventes à
Tencan, et je finis par me composer un costume de fort
bon goût. J'allai de là chez un loueur de chevaux, j'en
choisis un sur lequel je me redressai de mon mieux. 11 ne
me manquait plus que les laquais, mais je n'en pus trou-
ver à louer le premier jour. J'allai dans la rue May or et je
m'arrêtai devant une boutique de harnais, en ayant Tair
de choisir un équipage pour mon cheval.
Je fus accosté, au bout de quelques instants, par deux
cavaliers de bonne mine, montés sur de jolis chevaux ; ils
me demandèrent si j'avais intention d'acheter un har-
nais garni d'argent, que j'examinais avec attention. Â
cette question je cessai de m'occuper du harnais, affectant
l'air d'un homme peu satisfait ; et, me tournant vers les
deux cavaliers, je leur fis mille politesses et entamai avec
eux une longue conversation. L'un d'eux portait sur la poi-
trine une broderie d'ordre, l'autre une chaîne de diamants
que je reconnus pour les signes distinctifs de l'ordre de San-
tiago et d'une commanderie. Ils me dirent qu'ils allaient
se promener au Prado, et je leur demandai la permission
de me joindre à eux. Je priai le marchand, s'il voyait
venir mes pages et mes laquais, de les envoyer au Prado;
je lui décrivis ma livrée, puis je me plaçai entre mes deux
nouveaux amis. Us réunirent leurs pages, leurs laquais, et
nous nous mtmes en route. Cet arrangement m'enchantait
2'i8 DON PABLO
d'autant plus, que, pour ceux qui nous voyaient passer, il
était impossible de déterminer à qui appartenait cette va-
letaille, pas plus que de désigner celui de nous trois qui
n*en avait pas. Nous causâmes de tout et nous causâmes
beaucoup, des fêtes, des joutes, des femmes, du carrousel
de Talavera ; d'un cheval, couleur porcelaine, que je pré-
tendais posséder; et je leur vantai, avec emphase, une
jument rouane qu'on devait m'amener de Cordoue. Dès que
je rencontrais un page ou un laquais, conduisant un cheval,
je le faisais arrêter, je liu demandais à qui était la bête,
j'en examinais les qualités, les marques, et je deniandais
si elle était à vendre. Je priais qu'on lui ftt faire sous mes
yeux deux tours de rue ; et eût-elle été parfaite, j'avais
toujours soin de lui trouver quelque défaut, et j'indiquais
le moyen do le corriger. Le bon hasard voulut qu'il se pré-
sentât, pendant notre promenade, plusieurs occasionsde ce
genre ; mes compagnons étaient tout interdits et semblaient
se demander quel était ce diable d'écuyer. Je leur dis que
j'étais à la recherche de bons chevaux pour moi et pour
un mien cousin. Nous arrivâmes delà sorte au Prado. En y
entrant, je dégageai mon pied de l'étrier, je portai le talon
en arrière, et mettant mon cheval au pas, je parcourus
lentement la promenade, toujours entre mes deux cona-
pagnons. J'avais mon manteau rejeté sur l'épaule, mon
chapeau à la main; je regardais fièrement tous les prome-
neurs, et je crus reconnaître avec joie qu'aucun ne se
rappelait m'avoir rencontré en d'autres temps et sou9
d'autres habits, en plus triste compagnie et en plus humble
allure. Nous joignîmes une voiture, dans laquelle étaient
des dames, et les deux cavaliers me proposèrent de les
DE SËGOVIE. 24»
aborder, et de leur faire notre cour. J'acceptai ; je leur cé-
dai galammeot le cAté des plus jeunes et me plaçai k la
portière des deux plus âgées, qui semblaient la mère et
la tant« ^
Ces dames étaient fort aimables : l'une avait environ
cinquante ans, l'autre un peu moins. Je leur dis mille
cboses tendres qu'elles voulurent bien écouter — car il
n'y a Temme au monde, quelque vieille qu'elle soit, qui
ait autant d'années que de présomption. — Je leur dis que
je serais trop beureux si je pouvais leur faire agréer quel-
que présent; je leur demandai quelle était la position des
jeunes dames qui les accompagnaient, elles me répondi-
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DE SÉGOVIE. 25^
s , et leurs barbes en tremblaient. Je devinais que les
ux nobles chevaliers étaient pris à court ; et no'emparant
' roccasion, je m'écriai que je regrettais Tabsence de
les pages que j'eusse envoyés à Tinstant chez moi prendre
('S caisses de confitures que je venais de recevoir. On me
('mercia de ma gracieuse intention, et je suppliai ces
lames de venir le lendemain à la Casa del Campo *. où
je serais bien heureux de leur offrir une collation. Elles
acceptèrent à Finstant, m'indiquèrent leur demeure et me
demandèrent la mienne; puis leur voiture les emmena,
le repris avec mes Compagnons le chemin de la ville. Ma
générosité à Fend roi t de la collation et mon empresse-
ment à les tirer d'un mauvais pas, m'avaient acquis leur
aflection ; et pour m'en donner le témoignage, ils me sup-
plièrent de venir souper avec eux. Je me fis un peu prier,
puis je montai à leur logis, affectant de temps à autre un
accès de mauvaise humeur contre mes valets qui m'avaient
abandonné, et jurant de les chasser le lendemain. Quand
six heures sonnèrent, je leur dis que j'avais un rendez-vous
galant, et leur demandai la permission de me retirer. Je
les quittai, et lious convînmes de nous retrouver le lende-
main soir à la Casa del Campo.
J'allai rendre nion cheval au loueur et je rentrai chez
moi, où je trouvai mes deux suppôts jouant au quinola. Je
leur racontai mon aventure, nous tînmes conseil, et il fut
arrêté que nous ferions servir la collation, et que nous y
consacrerions deux cents réaux ; cela convenu, nous nous
mimes au lit. J'avoue que je ne pus dormir de toute la
nuit, et que je fis, tant qu'elle dura, mille projets sur l'em-
2S2 DON PABLO OE SÉGOVIK.
ploi de la dol. Ce qui me souriait le plus était de faire
bâtir une maison ou de la placer en rentes ; je ne savais
trop ce qui serait le meilleur et ce qui me rapporterai! le
plus.
CHAPITRE XX.
Continuation des aventures de Pablo ; ses succès se succèdeni,
mais de notalilfs disgrtces succèdent aux succès.
Lfltjour le lendemain, et nous Dous levâmes
tous pour nous occuper des valets k enrAler,
de la vaisselle plate à emprunter et de iacolla-
tion a préparer. L'argent a pouvoirsur tout,
il commande à tout, il n'est personne qui
lai manquer de respect. Je m'abouchai avec
chef d'office de grande maison, qui pour
I bonne somme, mit à mes ordres argen-
terie, valets et collation. La matinée se passa à tout dis-
poser, et, le soir, j'allai louer un nouveau cheval sur
lequel, à l'heure convenue, je me dirigeai vers la Casa del
256 DON PABLO
Gampo. J'airais ma ceinture garnie de papiets et de mé*
moires, six boutons de mon pourpoint déboutonnés et
d'autres papiers apparaissaient par cette ouverture.
J'avais été précédé au* rende9»vbus par les damés et mfis
amis de la veille ; on m'attendait. Les dames me reçurent
avec toutes les marques possibles d'affection, les cavaliers
me dirent vous au lieu de Votre Grâce^ en signe de fami-
liarité ' .
J'avais dit que je me nommais don Felipe Tristan, et ce
ne l\it, pendant toute la soirée, que Felipe par ci, Felipe
par là. Je m'excusai d'être arrivé le dernier, sur les occu-
pations que me donnaient le service de Sa Majesté etl'exa-
men des comptes de mon majorât; j'ajoutai que j'avais
eu un instant la crainte de manquer au rendez-vous, et je
les engageai à se disposer, sans plus tarder, pour la col-
lation.
Un instant après moi arriva le chef d'offlce avec son atti-
rail, son argenterie et ses valets ; mes conviés ne faisaient
que me regarder et ne savaient que dire. Je lui donnai
ordre d'aller au cabinet de verdure, d'y dresser son ser-
vice et je proposai, en l'attendant, d'aller visiter les pièces
d'eau. Les vieilles vinrent à moi pour me faire toute sorte
de cajoleries, et je pus enfin voir les jeunes personnes à
visage découvert. Jamais, depuis que Dieu m'a octroyé
mes entrées dans ce monde, je n'ai vu chose plus gra-
cieuse et plus parfaite que celle vers qui je braquais mes
espérances matrimoniiales. Elle était blanche, blonde, rose,
sa bouche était petite, ses dents menues et bien rangées,
son nez bien Tait, ses yeux grands, bien Tendus et verts ;
elle était convenablement grande, elle avait des mains
charmantes et l'accent un peu zézayant. L'autre n'était
pas mai, mais elle avait une tournure plus délibérée et elle
portait le nez trc^ en avant. Nous parcourûmes les Jardins,
visitant les pièces d'eau, et Je découvris, pendant ce peu de
temps, que ma fiancée en espérance eût couru de grands
dangers du temps d'Hérode par excès d'innocence, elle
ne savait pas parler. Du reste, je me consolai Tacilement
2ÎMJ DON PABLO
de cette première dérogation à mes principes. Rien ne dé-
dommage de la laideur d'une femme, pas même un grand
esprit; un peu de beauté, au contraire, fait oublier beau>
coup de sottise, on peut trouver une compensation à ce
malheur dans la compagnie d*Aristote, de Sénèque ou d*un
bon livre.
Nous nous dirigeâmes vers le cabinet de verdure, et, en
passant près d*un buisson, une branche accrocha la garni-
ture de mon col et me le déchira un peu. Ma prétendue
accourut, me l'attacha avec une épingle d'argent, et la
mère me dit d'envoyer leed chez elle le lendemain, et que
dona Âna — c'est ainsi que se nommait sa flUe — me le
raccommoderait. Tout allait à ravir, mes amours aussi bien
que la collation, et tout fut trouvé à merveille, les fruits,
les confitures et les sucreries.
Au moment où on desservait, je vis venir à travers le
jardin un cavalier, suivi de deux laquais, et je reconnus en
lui, au moment où je m'y attendais le moins, mon ancien
mattre et ami, don Diego Coronel. Je ne perdis toutefois
pas contenance, je suis persuadé que je ne m.e laissai pas
trahir par un seul pli de mon visage ; cependant il parut
tout surpris en m'apercevant, s'arrêta devant moi et re-
garda alternativement mon costume et ma figure. Enfin,
il saluâmes amis de la veille, s'approcha des dames, qu'il
appela ses cousines, et pendant tout ce temps, ne cessa de
porter ses regards sur moi. J'allai, par maintien et de
l'air du monde le plus dégagé, dire quelques mots au
chef d'office, et en même temps don Diego engagea avec
mes deux convives, qui paraissaient être ses amis, une
DE SÉGOVIË. 259
conversation très-animée. 11 leur demanda mon nom —
ainsi que Je le reconnus depuis •— llS' répondirent que je
me nommais don Felipe Tristan, quej^étais un cavalier fort
honorable et fort riche. I>on Diego me regardait et se si-
gnait. Enfin, en présence de ces dames, de tout le monde,
il vint à moi.
— Que Votre Grâce me pardonne, me dit-il. Dieu m'est
témoin qu'avant qu'on m'eût appris votre nom, je vous
prenais pour tout autre que vous êtes. Jamais je n'ai
rien vu d'aussi extraordinaire. Vous ressemblez, à s'y
méprendre, à un valet nommé Pablillos, que j'avais à
Ségovie et qui était fils d'un barbier de la même ville.
Tous se mirent à rire, et je me tins à quatre pour qu'un
peu d'embarras ne vint pas me trahir. Je lui répondis en
souriant que j'avais le plus^ grand désir de voir cet homme
auquel on m'avait dit plusieurs fois que je ressemblais
beaucoup.
— Jésus I beaucoup t reprit don Diego, il ne peut y avoir
de ressemblance plus frappante. La taille, l'organe, la
tournure, rien n'est plus singulier. En vérité, seigneur,
j'en suis tout ébahi.
Les deux dames, la mère et la tante se récrièrent et
prétendirent qu'il était de toute impossibilité qu'un cava-
lier d'autant de distinction pût avoir quelque chose de
commun avec un semblable valet.
— Je connais fort bien le seigneur don Felipe, ajouta
i une d'elles — sans doute pour se justifier de toute com-
260 DON PABLO
plicité dans les soupçons de don Diego *- c'est lui qui
voulut bien» à la prière de mon mari, nous donner rhosr
pitalité à Ocana.
Je compris et je répondis avec un profond salut que
ma plus ardente volonté était et serait toujours de servir
ces dames en toute occasion selon mes faibles moyens.
Don Diego me fit mille protestations de dévouement et me
demanda vivement pardon de Toflènse qu'il m'avait faite
en me prenant pour le fils d^un barbier.
— Vous ne voudrez pas le croire, seigneur» i^outa le
traître , sa mère était sorcière, son père filou, son oncle
bourreau, et lui-même était le plus mauvais garnement,
rtiomme le plus pervers, que Dieu ait mis sur terre.
le n'en pouvais plus, il me fallait un Immense effort de
courage pour écouter en face, et sans sourciller, un ausâ
triste éloge des miens et de moi-même. Quelques instants
encore, et j'étais au bout de mes forces.
Epfln, etgrAces à Dieu, on parla de rentrer. Je remontai
à cheval avec les deux autres cavaliers, et don Diego prit
place dans la voiture des ces dames. Il leur demanda qui
avait fait servir la collation et comment elles me connais-
saient. La mère et la tante répondirent que j'étais un riche
héritier de bon nombre de ducats et que je paraissais vou-^
loir épouser Anita ; elles rengagèrent à prendre des infor-
mations qui lui prouveraient, sans pul doute, que J'étais un
parti non-seulement convenable, mais même fort hono-
rable pour toute la famille. Ces dames rentrèrent ainsi à
DE SÉGOVIE. 261
leur maison, qui était dans la rue de FArenal près San
Felipe.
De notre câté, nous montâmes, comme la veille, au
logis qu'occupaient mes deux amis, ils me proposèrent de
jouer, sans doute dans l'intention de me plumer ; Je devi-
nai la ruse, et néanmoins je consentis. Ils prirent des
cartes — elles étaient dressées et façonnées comme des
petits pAtés — je perdis un tour et feignis de vouloir par-
tir ; je me rendis à de nouvelles instances et me mis à leur
gagner environ trois cents réaux avec lesquels je pris
congé d'eux pour rentrer chez moi.
J*y trouvai mes deux camarades, le licencié Branda-
langas et Pero Ix)pez qui étudiaient, avec des dés, quelque
merveilleuse tricherie. Dès qu'ils me virent, ils quittèrent
tout pour me demander le récit de mes aventures de la
journée. Je leur racontai tout de suite comment la ren-
contre de don Diego m'avait mis dans une cruelle perplexité
et ce qui s'était passé entre lui et moi, ils me consolèrent,
me conseillèrent de dissimuler toujours et de ne reculer
on aucune manière, ni pour aucune raison, devant le but
que j'avais choisi.
Ils me dirent alors qu'on jouait au lansquenet, ce soir-là,
chez un apothicaire voisin ; j'étais devenu fort habile sur ce
jeu et J'en connaissais à merveille toutes les ruses. Nous
résolûmes d'aller y faire un mort — c'est-à-dire y enterrer
une bourse — et J'envoyai mes deux amis m'annoncer.
Ils demandèrent humblement qu'on voulût bien ad-
mettre à la partie un frère de Saint-Benoit qui était ma-
262 DON PABLO
lade et qui, venu à Madrid chez une parente pour se
soigner et se guérir, était muni d'une passable quantité
de réaux de huit et d'écus. Cette confidence fit ouvrir
de grands yeux.
— Bravo I s'écria-t-on de toutes parts; vienne le frère.
— C'est un homme Tort considéré dans l'ordre, reprit
Pero Lopez, et pendant qu'il en est momentanément de-
hors, il veut causer à son aise ; c'est surtout dans ce but
qu'il désire être admis.
^ — Qu'il vienne , qu'il vienne, et qu'il en soit selon son
gré.
— Et pour la bienvenue? demanda Brandalangas.
— Nous n'en parlerons pas , dit vivement le maître du
logis.
Mes acolytes vinrent me rejoindre ; j'étais déjà travesti.
J'avais un mouchoir autour de la tète, un vêlement com-
plet de bénédictin, que je m'étais procuré par hasard il y
avait quelque temps, et des lunettes. Ma barbe, coupée
court, contrairement aux règles de l'ordre, me donnait
un air demi-latque, une apparence de moine en congé
qui ne nuisait nullement. J'entrai d'un air très>humble,
je m'assis. Le jeu commença et s'engagea bien, tous s'en-
tendaient comme larrons en tripot. Mais ils eurent beau
s'entendre, j'en savais plus qu'eux, je les menai bon train
et leur donnai de tels coups de griffe que, dans l'espace de
trois heures, j'amenai à moi plus de treize cents réaux. Je
déposai mon étrcnne, murmurai d'un air contrit un
DE SÉGOVIE. 265
H Loué soU le Seigneur, » priai mes victimes de ne pas se
scandaliser de me vœr jouer, igoutant que c^était un
passe-temps et rien de plus. Je les avais mis à sec, et ils se
donnaient à tous les diables ; je pris congé d*eux et me
retirai avec mes deux amis.
il était une heure et demie du matin quand nous ren-
trâmes au logis ; nous partageâmes le gain et nous cou-
châmes. Le lendemain , entièrement rassuré sur mes
craintes de la veille, je m*habillai de bonne heure et allai
chercher mon cheval ; je n'en trouvai pas un à louer, ce
qui me flt reconnaître qu*il y avait bien d'autres cavaliers
de mon espèce. Il est de si mauvais ton d'aller à pied ! Je
le sentais encore mieux maintenant que j'y étais contraint.
J'allai vers l'église de San Felipe et j'aperçus le laquais
d'un licencié tenant un cheval par la bride et attendant son
mattre qui était descendu pcTur aller écouter la messe. Je
lui mis quatre réaux dans la main et lui demandai, pen-
dant que son mattre était à l'église, de me laisser faire
deux tours dans la rue de l'Ârenal. C'était le, vous le
savez, seigneurs, que demeurait ma dame. Il y consentit,
je montai et fis deux tours dans le haut de la rue , deux
tours dans le bas sans voir personne ; au troisième, dona
Ana parut. T>ès que je l'aperçois, je veux faire caracoler
mon -cheval, mais je ne connaissais pas ses habitudes et je
n'étais pas excellent cavalier ; je lui donne deux coups de
cravache, je relève la main, il se cabre ; puis, lançant deux
ruades, il se met^à courir et se jette avec moi, les oreilles en
avant, dans un tas d'ordures. A Tinstant tous les enfants
du quartier m'entourent, et je me relève furieux au der-
264 DON PABLO
nier point d'une semblable mésaventure arrivée en pré-
sence de ma dame. — Maudite bète, ro'écriai-je tout baut,
et maudit soit celui de qui Je la tiens. On m'avait averti
de ses caprices, j*ai eu tort de vouloir les combattre.
Le laquais avait couru à son cheval qui s'était arrêté de
suite, je me remis en selle, et au même moment, attiré par
le bruit, parut à la fenêtre don Diego Coronel qui demeu-
rait dans la même maison que ses cousines. Sa vue man-
qua me faire perdre contenance. 11 me demanda si je
m'étais blessé, je lui répondis que non, bien que j'eusse
une jambe contusionnée. Le laquais me priait tout bas de
laisser là le cheval, de crainte que je ne fusse aperçu par
son mattre qui allait bientêt sortir pour se rendre au pa-
lais. Le malheur me poursuivra partout 1 — Au moment
même Tavocat arrive par derrière, s'empare de son valet,
l'accable de coups de poing et lui reproche à très-haute
voix d'avoir prêté son cheval. 11 ne s'en tient pas là, il vient
tout droit à moi et m'invite, d'un air fort courroucé et en
jurant Dieu, à mettre pied à terre.
Tout cela se passait sous les yeux de ma dame et en
présence de don Diego. Jamais homme roué de coups,
fouetté et bâton né, n'eut si grande honte. J'étais accablé,
et ce n'était pas à tort, d'être, à deux pas de distance, la
victime de deux disgrâces aussi humiliantes. A la fin il me
fallut descendre ; l'avocat reprit sa place et s'en alla. J'a-
vais à donner à don Diego une défaite passable, Je tflchai
de reprendre un peu d'assurance et je m'avançai jusqu'au*^
dessous de la fenêtre où il s'était placé.
DE SÉGOVIE. 265
— Jamais, lui dis-j^? j^ n'ai monté de ma vie une plus
mauvaise béte. J'étais venu ce matin à San-Felipe sur un
charmant cheval aubère fort emporté et très-coureur. Je
parlais de ses défauts à plusieurs cavaliers de mes amis en
leur prouvant toutefois que j'avais su m'en rendre mattre.
Ils me dirent qu'ils en connaissaient un que je ne domp-
terais pas aussi facilement, c'était celui de ce licencié. Je
voulus l'essayer. Vous ne pouvez vous imaginer combien
ce maudit animal a les hanches dures, et c'est miracle
qu'avec une aussi mauvaise selle je ne me sois point tué.
— C'est la vérité, répondit don Diego, et il me parait
que Votre Grâce s'est blessée à la jambe.
— En efTet, repris-je ; aussi vais-je retrouver mon che-
val et regagner mon logis.
Dona Âna parut aussi satisfaite de me voir hors de dan-
ger qu'elle avait été émue et effrayée de ma chute ; mais
don Diego ne me sembla pas convaincu.
Un malheur n'arrive jamais seul ; j'avais mal com-
mencé la journée, et ce ne fut, tant qu'elle dura, que dis-
grâces sur disgrâces. Rentré chez moi, je courus rendre
visite à un coffre dans un coin duquel j'avais déposé tout
l'argent qui me restait de mon héritage, et mon gain de
la nuit précédente, moins cent réaux que j'avais sur moi ;
le corfre avait disparu, le bon licencié Brandalangas et son
ami Pero Lopez s'en élaient chargés et n'étaient pas ren-
trés. Je restai comme mort et ne sachant comment remédier
à cette terrible perte.
— Malheur, me dis-je tout bas, à qui se fie sur un bien
34
266 DON PABLO
mal acquis]; il s'en va comme il est venu 1 Malheureux que
je suis! iQue ferai -je? ^Vais-je me mettre à leur pour-
suite ? i Irai-je porter plainte à la justice? — S'ils sont pris,
ils dénonceront mes fredaines et m'enverront mourir à la
potence ; si Je yeux les poursuivre, ^où les trouverai-je?
Tout bien calculé, pour ne pas perdre encore le ma-
riage que j'espérais — et je comptais sur la dot pour répa-
rer toutes mes pertes — je me résolus à rester et à en
presser la conclusion. Je dtnai du meilleur appétit que
je pus, et le soir j'allai louer mon cheval et me promener
dans la rue de ma belle. Comme Je n'avais pas de laquais
et que Je ne voulais pas paraître n'en pas avoir, j'atten-
dis, au coin de la rue, que je visse passer quelque homme
qui en eût l'apparence, et je le précédai, le prenant ainsi
à mon service à son insu. Je fis ce manège toute la soi-
rée, profitant de tous les passants dont la tournure prétait
à la circonstance.
Don Diego cependant conservait la persuasion que j té-
tais bien le Tripon qu'il avait connu autrefois ; il ne se
payait pas trop de l'histoire de mon cheval aubère» et
mon aventure avec le laquais de l'avocat lui semblait fort
mal expliquée. Il se mit à m'épier, à s'informer de moi et
de la manière dont je vivais. Il fit tant enfin, qu'il sut la
vérité de la manière du monde la plus imprévue. Il ren-
contra un jour le licencié Flechilla — le même chez qui
Je m'étais invité à dîner lorsque je vivais avec les cheva-
liers d'industrie — et celui-ci, me gardant rancune de l'a-
voir si brusquement quitté et de n'être pas retourné le
voir, se plaignit de moi à don Diego dont il savait que j'a-
DE SÉGOVIE. 2i»7
^ais été le valet ; il lui raconta comment et dans quelle
tenue Je TaYais accosté un jour, comment il m*avait re-
connu U ?eiUe à cheval sous un costume fort élégant, et
comment, n*ayant pu l'éviter , je lui avais raconté que
j'allais flaire uo très-riche mariage. Don Diego n*en de-
manda pas plus long et retourna chez lui. Près de la
Puerta del Sol, il aperçut nos deux amis, le commandeur
et le chevalier de Santiago, il courut à eux, leur conta
Faventure et les engagea à venir me guetter le soir même
dans la rue de TArenal, afin de m'y laver la tête d'im-
portance. Il les prévint qu'ils me reconnaîtraient à son
manteau qu'il me ferait prendre. Les cavaliers acceptèrent
la partie avec empressement. Vers la fin de la journée je
les rencontrai tous les trois, ils dissimulèrent de telle
sorte que je ne pouvais croire avoir jamais eu de meil-
leurs amis. Nous tînmes conseil sur ce qu'il serait conve-
nable de faire en attendant VAve Maria. Puis les deux
cavaliers nous quittèrent et descendirent la rue; don
Diego et moi restés seuls, nous nous dirigeâmes vers San-
Felipe. A l'entrée de la rue de la Paz, don Diego m'ar-
rêta.
— Sur mon âme, don Felipe, me dit-il, changeons de
manteau ; il faut que je passe dans cette rue et je ne veux
pas être reconnu.
— Avec grand plaisir, lui répondis-je.
L'échange se fit à l'instant, je lui offris mes services»
mais il me témoigna le désir d'être seul, et s'éloigna.
Je l'avais à peine quitté, que deux sacripans qui l'atton-
268 DON PABLO
datent pour lui administrer une correction au nom de
quelque maîtresse délaissée, me prenant pour lui à la cour
leur du manteau que je portais, m*assaillirent et firent
pleuvoir sur moi une grêle de coups de plat d'épée; je
criai, ils reconnurent à ma yoix que j'étais un autre, et
s'enfuirent, me laissant sur les épaules la créance de don
Diego, et sur la figure trois ou quatre contusions.
Cette alerte diminuait un peu mon penchant pour les
promenades nocturnes ; cependant à minuit, heure à la-
quelle depuis quelques jours je venais causer avec dona
Âna, je m'engageai dans la me de TArenal. J'arrive à la
porte, je m'annonce par le signal accoutumé et je vais pour
entrer ; au même instant l'un des deux cavaliers qui me
guettaient pour don Diego, me barre le passage, m'assène
deux coups de bâton sur les jambes et me renverse sur le
sol ; l'autre arrive et me fait une saignée d'une oreille à
l'autre. Puis ils m'enlèvent ma cape et me laissent dans
la rue en me disant : « C'est ainsi qu'on punit les fripons
et les imposteurs de bas étage. »
Je me mis à crier et à demander confession ; et comme
je ne savais par qui j'avais été assailli, je pensai que ce
pouvait être l'hôte de chez qui j'étais sorti à l'aide de l'In-
quisition, ou le geôlier dont je m'étais joué, ou les cama-
rades qui m'avaient volé ; enfin j'attendais dans des transes
terribles le couteau qui allait me donner le coup de grflce,
sans savoir à qui je devrais en tenir compte, et sans soup-
çonner un instant don Diego ou ses amis. J'appelai, je
criai au voleur; à l'assassin ; la justice accourut. J'étais
sans cape, avec une rigole longue d'une palme à travers la
DE SËGOVIE. 269
figure ; on m'accabla de questions auxquelles je ne bus
que répondre, et enfin on m'enleva pour me faire soigner.
On me porta chez un barbier qui me pansa, puis on me
demanda où Je demeurais, et l'on m'y conduisit.
Je me couchai et Je passai une nuit bien triste et bien
agitée ; J'avais le visage divisé en deux r^ons, le corps
contusionné, les Jambes tellement meurtries de coups de
bâton, que je ne pouvais me tenir debout. J'étais blessé,
volé, défiguré, Je ne pouvais plus poursuivre ni mes
voleurs ni mon mariage ; je ne pouvais ni rester à Madrid
ni en sortir.
CIIAIMTBE XXI.
lin, estro|iip fl mué de coups, suîl |>ar distraclioii un cours [lublic
lie mendicil^.
Il ohtienl île ^tranilK succ<>s, si' );uéril, s'enrichit el s'en va.
: lendemain, dès l'aube, j'aperçus au chevet
le mon lit l'hàlesse de la maison. C'était une
emme de bien , frisant la cinquantaine
irmée d'un grand chapelet et dont le visaRe
sec et ridé comme une pomme cuite au
ou comme une coquille de noix. Sa réputa-
était grande dans le quartier, elle y était
aimée, choyée, recherchée autant que le (\it en son temps
la vieille Célestine, d'illustre mémoire. Sa maison était
connue de tout ce qui avait du cœur, de la Jeunesse, de la
274 DON PABLO
beauté ; et il était peu de jeunes filles qui ne fussent ses
écolières. Nulle aussi bien qu'elle ne savait enseigner la
manière de porter le voile et de laisser coquettement à
découvert les parties du visage les plus dignes d'être vues.
A celle qui avait de belles dents, elle conseillait de rire
toujours, même en pleurant ; à celle qui avait de jolies
mains, elle donnait des leçons d'escrime ; elle enseignait à
la blonde de laisser flotter ses cheveux en longues boucles
sous la toque et sur les épaules ; à celle qui avait de beaux
yeux, elle apprenait ces clignotements, ces élans vers le
ciel, ces manœuvres sans nombre qu'on ne pourrait ana-
lyser dans un volume de cinq cents pages. Elle en remon-
trait aux plus savantes dans Fart de composer des fards ;
elle prenait les brunes, les noires, les corbeaux les plus
invétérés, et les blanchissait de telle sorte, que les maris ne
lès reconnaissaient plus lorsqu'elles rentraient chez elles.
Elle disait qu'il était, pour chaque âge, une manière d'ob-
tenir les générosités d'un galant : pour les fillettes, par
gentillesse ; pour les jeunes filles, par faveur ; et pour les
vieilles, par dévouement . Elle avait des recettes pour tous les
maux, pour toutes les passions, pour tous les désirs. Enfin,
et ici je m'arrête, de peur d'en trop dire, la brave femme
était des plus habiles dans l'art si familier à ma pauvre
mère et à la bonne Cyprienne, ma gouvernante. Que d'in-
nocences toutes trois ont protégées * !
J'ai cru ce portrait nécessaire, et je demande qu'on me
le pardonne; on aura, du moins, quelque pitié de moi en
songeant aux mains dans lesquelles j'étais tombé, et on
comprendra mieux les discours que me tint mon hôtesse
i
DE SÉGOVIE. 275
qui ne parlait que par proverbes, ainsi qu'on peut en
juger.
— A toujours prendre et ne rien mettre, me dit-elle, on
voit bientôt le fond du sac; à chacun ici-bas selon ses œuvres ;
selon la poussière la boue; selon la noce le gâteau. Je veux te
conseiller, mon fils, ett'indiquer une meilleure manière de
vivre ; tu es jeune, aussi je ne m'étonne pas que tu fasses
fausse route, que tu gaspilles ton temps autour de la bonne,
sans penser que tout en dormant nous marchons vers la
tombe. Je ne suis plus qu'un tas de terre, mais je puis,
mon enfant, t'indiquer ton chemin.. 11 m'est revenu que tu
as dépensé beaucoup de bien sans savoir comment ; qu'on
t'a vu, ici, tantôt étudiant, tantôt coquin fieffé, tantôt
cavalier, selon que t'a poussé le hasard et suivant ce que
les circonstances t'ont inspiré. Dis-moi qui tu hantes, mon
fils, je te dirai qui tu es ; qui se ressemble se rassemble, et
la brebis recherche sa pareille ; mais sache que de la main
à la bouche se perd souvent la soupe ^ Gomment, nigaud !
les femmes te mettent martel en tête, tu loges chez moi,
tu sais ce que je suis et tu ne penses pas à moi ! Oubliais-
tu donc que je suis sur cette terre l'inspectrice perpé-
tuelle de cette sorte de marchandise, que je ne vis que des
services que je suis appelée à rendre, et que nulle aussi
bien que moi ne sait engager une intrigue et mener à bonne
fin une aventure. Au lieu de t'adresser à moi, tu t'en vas,
avec un fripon et un autre fripon, à la poursuite d'une
poupée de céruse et d'amidon qui t'en a donné à retordre.
Avant d'user leurs jupons, ces dames veulent toujours
savoir ce qu il leur en reviendra. Sur ma foi, mon fils, tu
276 DON PABLO
eusses épargné bien des ducats si tu te fusses adressé à moi,
car moi je ne tiens pas à l'argent : je le jure sur les âmes
de ceux que j'ai perdus, et puisse m'échoir un bon ma-
riage eu récompense de ma franchise, je ne te demande-
rais pas, à rheure qu'il est, un maravédis de ce que tu me
dois pour ton logement, si je n'en avais besoin pour
acheter des simples et des petites bougies.
La bonne femme allait sur les brisées des apothi-
caires, elle se graissait souvent les mains pour s'en aller
par le chemin de la fumée tenir conseil avec les sorcières,
ses pareilles.
Je compris que, malgré tout le désintéressement affecté
par mon hôtesse, sa visite, son discours et ses bons con-
seils n'avaient pas d'autre but qu'une demande d'argent.
Je me mis en devoir de lui compter ce que je lui devais, et
au même instant le malheur, qui jamais ne m'oublie, et
le diable, qui toujours pense à moi. voulurent que des
recors fussent envoyés pour l'arrêter sous accusation de
concubinage, et on savait que son amant était au logis.
Les recors entrèrent dans ma chambre ; me voyant au lit
et elle auprès de moi, deux d'entre eux me prirent pour
celui qu'ils cherchaient, me tirèrent dehors et me traitè-
rent fort rudement. Les deux autres, pendant ce temps,
s'emparèrent de l'hàtesse en l'appelant voleuse et sor-
cière. Au bruit qu'ils firent en nous arrêtant, aux cris que
m'arracha la douleur, l'amant de la belle, qui était dans
une pièce voisine, chercha à s'échapper. Les recors qui
l'aperçurent, et à qui un autre habitant du logis avait
j
DE SÉGOVIE. 277
«
appris que je n'étais pour rien dans leur mandat, couru-
rent après lui , Fempoignèrent et me laissèrent là, fort
meurtri et fort maltraité, mais riant, malgré ma douleur,
de tout ce qu'ils débitaient à Thôtesse.
— Qu'une mitre vous ira bien, la mère, disait Tun, et
que je serai heureux de voir mettre trois mille navets à
votre service ^.
— Les seigneurs alcades, disait Taulre, vous ont déjà
choisi des plumes afin que vous fassiez brillamment votre
entrée.
Ils attachèrent c6te à côte leurs deux prisonniers, me
demandèrent pardon de leur erreur et s'en allèrent.
Je restai huit jours encore dans cette maudite maison,
souffrant beaucoup et livré aux barbiers du voisinage qui
me firent une douzaine de points sur la figure. Il me fallut
prendre des béquilles, et, pour comble de misère, lorsque
je pus sortir je venais de dépenser le dernier de mes cent
féaux ; l'hôtesse, les barbiers, les drogues, le logis et la
nourriture avaient tout absorbé. Je pris le parti d'aller
vendre .ma défroque de cavalier, mes beaux pourpoints,
mes cols brodés, mes chausses, tout cela était fort bon
encore. De l'argent que j'en tirai, j'achetai un vieux coUetin
de cuir de Gordoue, un large pourpoint de toile d'étoupe,
un gaban de pauvre rapiécé, mais propre, des guêtres et
de vastes souliers. Je me renversai sur la tète le collet de
mon gaban, je pendis à mon cou un christ de cuivre et
un rosaire à mon côtr. Je cachai dans la doublure de mon
pourpmnt soixante réaux qui me restaient, puis je m'a-
bandonnai à ma nouvelle Tortune. In pauvre, qui savait
parfaitement son état, m'apprit à donner à ma voix un ton
douloureux, m'enseigna quelques phrases bien larmoyan-
tes; et Je metralnaipariesruesdela ville, pratiquant mon
nouveau métier.
— Donnez, bon rlirt'lien,disuis-,|c d'une voix exl«nuce.
^\-^
DE SÉGOVIE. 279
donnez, serviteur de Dieu, au pauvre estropié, il est sans
ressource et il a faim.
C'était là ma formule de la semaine, mais pour les jours
de fête j'en avais une autre que je débitais sur un ton
différent.
— Fidèles chrétiens, disais-je, dévots du Seigneur, au
nom de la reine des anges, mère du Christ, faites Fau-
mône au pauvre perclus qu'a frappé la main de Dieu.
Je m'arrêtai un instant, chose des plus importantes, et
je reprenais :
— Le mauvais air et une heure fatale m'ont frappé
pendant que je travaillais dans une vigne ; et mes membres
sont restés perclus. Je me suis vu sain et robuste comme
vous tous et comme je demande à Dieu qu'il vous con-
serve Loué soit le Seigneur!
Là-dessus pleuvaient les doubles maravédis, et je gagnais
beaucoup d'argent. J'eusse gagné bien davantage si je n'avais
eu un concurrent redoutable. C'était un gros garçon, laid
comme le péché, manchot des deux bras, estropié d'une
jambe, qui parcourait les mômes rues que moi dans une
charrette, et recueillait beaucoup plus d'aumônes parce
qu'il parlait fort mal.
— Prenez pitié, serviteurs de Jésus-Christ, disait-il
d'une voix rauque en terminant par un cri de fausset,
prenez pitié des maux que le Seigneur m'a envoyés pour
mes péchés. Donnez au pauvre, et Dieu vous le rendra....
Donnez au nom du bon Jésus
280 DON PABLO
Le malheureux pariait faux, écorciiait tous ies mots et
n'en gagnait pas moins gros comme lui ; je compris qu'en
matière d'aumône le style et le ton font plus de mal que
de bien ; c'était une science que Tétude et les épreuves
pouvaient seules me donner ; aussi en peu de temps j*eus
changé de langage, les doubles maravédis revinrent à ma
sébile, et je fis de magnifiques récoltes. Du reste, j'étais
digne de compassion ; mes deux jambes étaient envelop-
pées, attachées ensemble, enfermées dans une poche de
cuir ; et je ne pouvais me traîner sans mes deux béquilles.
Je passais la nuit sous la porte d'un chirurgien avec un
pauvre du quartier — Tun des plus effrontés coquins que
Dieu ait créés. — 11 était fort riche, et nous le considérions
comme le recteur de l'ordre des mendiants; il gagnait
plus que tous les autres. Le pauvre diable ne manquait
pas d'infirmités naturelles, mais il comptait davantage sur
celles que produisait l'artifice, pour émouvoir la charité
publique ; il se serrait un bras près de l'épaule avec un
cordon, de sorte que sa main était gonfiée et son bras tout
enflammé ; il avait près de lui un coussin sur lequel repo-
sait ce bras malade et immobile.
— Considérez, disait-il d'une voix dolente, lesafflicUons
que Dieu envoie au chrétien !
Si une femme passait : — Belle senora, lui criait-il,
Dieu conduise votre âme. Et toutes les femmes du quartier
passaient h dessein devant lui et lui faisaient l'aumAne
pour être appelées belle senora.
S'il voyait venir un soldat, jeune ou vieux : — Ah ! sei-
gneur capitaine î
S) c'était un homme, m«l on bien mis : — Ah 1 seignear
cavaHer !
A ceux qui passaient en voiture , il disait : — Votre
Seigneurie.
Au clerc qui venait sur une mule : — Seigneur archi-
diacre, — et seigneur âool«Dr, à l'apprenli chirui^n.
En un mot, il flattait d'une manière terrible. Je me liai
avec lui d'une telle amitié, qu'il me prenait pour compère
de toutes ses ruses, pour confldent de tous ses secrets, et
plus d'une Tois il m'associa h ses bénéfices.
Il avait trois petits enfants qui s'en allaient par les rues
demandant l'aumAneet volant tout ce qu'ils pouvaient. Ils
lui rendaient compte chaque soir de leurs recettes de la
journée, et il gardait tout. Il était de moitié avec plusieurs
des enfants commis dans les églises à la garde des troncs,
et il partageait avec eux les saignées qu'il parvenait h y
Taire. Avec les conseils et les leçons d'un si bon maître,
j'acquis bientAt un talent égal, et J'exploitai aussi h mer-
veille toute cette pe.tite engeance. En moins d'un mois
J'étais le possesseur de plus de deux cents réaux qui ne
devaient rien à personne, mais que Je devais ti tout le
monde ; et ce petit pécule Ait bientôt considérablement
accm par une nouvelle invention pour laquelle mon
camarade de chambre me proposa un acte d<
Jamais mendiant n'eut une idée plus industriel
enlevions chaque jour, à nous deux, quatre on
CHAPITRE XXI
Don r^blo !>e Elit comédien, |>oeitr, galaiil de oonii«s. Trulicdu
bonlieur au point de vue de i:liaque proressioii.
:)uelquc distance de Madrid, je rencontrai,
dans une hAtellerie, une compagnie de comé-
diens qui s'en allaient à Tolède. Leur équi-
page se composait de trois charrettes. Dieu
ulut qu'au milieu d'eux je reconnus un de
es anciens camarades d'Alcula qui avait
é les sciences pour se Taire histrion. Le
e garçon eut d'abord grand'peine à me
nnattre, mais enfin, après maint signe de
croix, il me lendit la main et nous renouâmes connais-
sance. Je lui dis que je quittais Madrid et que je i^tierchais
2S8 DON PABLO
navire ^ ce navire arrivait désemparé et sans provision ;
j*eas à dire : « Voici le port • ; j*appelai « sénat n les gens qui
se trouvaient là, je demandai pardon des fautes % Je me
tus et Je m'en allai. Il y eut des bravos, et, à dater de ce
jour, j*eus des succès au théâtre.
On mit à Tétude une comédie composée par un de noâ
camarades ; cela me surprit beaucoup, et Je ne comprenais
pas que les comédiens fussent poètes; Je croyais qu'un si
beau titre ne pouvait appartenir qa*à des hommes doctes
et savants, et non à des êtres aussi complètement igno-
rants. Mais cela est venu k un tel point, qu*U n'y a pas un
auteur qui n'écrive des comédies, pas un comédien qui ne
fasse sa force de Maures et chrétiens ; et je me souviens ce-
pendant que dans le principe il n'y avait de comédies que
du bon Lope de Rueda et de Naharro '.
Enfin nous représentâmes notre comédie, et personne
n'y comprit rien, ce qui ne nous empêcha pas de la re-
prendre le lendemain. Elle commençait par une bataille ;
j'entrais en scène armé de toutes pièces, y compris la ron-
dache ; et sans celte circonstance, qui fut des plus heu-
reuses pour moi, J'eusse succombé sous la pluie de coings,
de concombres et de trognons de toute espèce que nous
envoya le bon public. Jamais on ne vit un tourbillon sem-
blable, et la comédie le méritait bien. On y voyait un roi
de Normandie qui, hors de tout propos, se faisait ermite ;
puis un intermède composé de deux laquais bouffons, et
enfin, au dénoûment de l'intrigue, tout le monde se ma-
riait... et bonsoir.
DE SÉGOVIE. 289
Nous trailftiiies fort mal noire camarade le poêle ; et
comme pour ma part je lui remontrais assez vivement h
quel danger il nous avait exposés» il me répondit qu'il n*y
avait rien de lui dans cette comédie ; qu'en prenant à Tun
un incident, à Tautre un autre, il avait fabriqué du tout
un manteau de pauvre, et que tout le mal venait de ce que
les coutures avaient été mal faites. 11 m'avoua que les co-
médiens-poëtes étaient tous sujets k restitution parce
qu'ils n'avaient d'esprit que celui qu'ils avaient appris, et
de talent qu'à l'aide de leur mémoire ; que l'appât de
deux ou trois cents réaux rendait fort communs ces petits
larcins. Puis, quand une compagnie voyage, il ne manque
pas sur son chemin de poètes qui viennent lui offrir des
tXMnédies ; on les prend pour les lire et on ne les rend pas ;
le flus habile de la bande y ajoute une niaiserie, en re-
tranche quelque chose de bien dit, et s'en déclare Tau-
leur.
— Jamais comédien, ajouta-t-il, n'a fait un couplet
d'une autre manière.
Cette manière d'agir ne me parut pas des plus mau-
vaises, je fus tenté d'en essayer, et je me sentis tout à coup
le feu sacré de la poésie ; je .connaissais quelques-uns de
nos poètes, j'avais lu Garcilaso, j'en savais assez pour pra-
tiquer l'art avec succès ; je me mis à l'œuvre; et la poésie,
l'amour de la danseuse et les représentations remplirent
ma vie de la manière la plus agréable. Au bout d'un mois
de séjour à Tolède, nous avions joué beaucoup de bonnes
comédies et obtenu du public le pardon de nos erreurs
57
290 DON PABLO
passées ; j^ayais déjà une certaine réputation, on me nom-
mait Alonsete, du nom d'Âlonso que j'avais pris dès mes
débuts ^, et on me surnommait le Cruel, du titre d*un rôle
que j*aYais rempli à la grande satisfaction du parterre et
de la populace. Ma fortune marchait à grands pas, j'avais
déjà trois habillements complets; les auteurs de plusieurs
compagnies me faisaient des propositions et voulaient me
débaucher. Je faisais Tentendu et je tranchais du connais-
seur ; je critiquais les comiques en renom ; je reprenais
Pinedo sur quelque^uns de ses gestes ; je donnais mon
approbation au jeu naturel de Sanchez ; je disais de Mo-
rales qu'il était délicieux ' ; on me demandait mon avis
pour les décorations et pour la mise en scène ; si quelqu'un
proposait de lire une comédie, c'était moi qui Técoutais.
Enfin, infatué de tant de succès, je mis au jour quelques
stances, mes premiers-nés en poésie ; puis un intermède
qui ne fut pas du tout trouvé mauvais. Gela fait, j'osai
une comédie, et, afln qu'elle ne pût manquer d'être une
chose divine *, je pris pour sujet et pour titre Notre-Dame
du Rosaire. Elle commençait par la symphonie de rigueur;
on y voyait les flmes du purgatoire et les démons parlant
le langage reçu et proférant les cris d'usage — bou. . . bou. . .
ou.. .ou, en entrant en scène, et ri...ri...i...i...i, en sor-
tant. Ma comédie eut du succès ; on applaudit surtout
quelques strophes où j'avais mis le nom de Satan, et des
stances où je racontais sa chute du ciel et le reste.
Je n'eus bientôt plus assez de mains pour composer ;
j'étais assailli par tous les amoureux ; les uns voulaient
des couplets sur des sourcils, les autres sur des yeux ; ce-
DE SÉGOVIE. 291
lui~ci me demandait une ode à propos de mains, celui-là
des stances pour des cheveux. J'avais un prix Axe pour
chaque chose ; et comme il y avait d'autres boutiques, je
travaillais à bon marché, afin d'achalander la mienne. Je
fournissais de cantiques les sacristains et les sœurs con-
verses ; les aveugles seuls m'eussent fait vivre par une
prodigieuse dépense d'oraisons qu'ils payaient huit réaux
la pièce. Deux d'entre ces oraisons ont eu longtemps une
grande réputation, celle du Juye équitable qui était grave,
harmonieuse et pleine d'action, et cette autre qui com-
mence ainsi :
Mère du Verbe iDcarnc ,
Fille du divin Père ,
Daigne m'accorder la gr&ce, elc.
J*avais le vent en poupe, j'étais riche, heureux, et déjà
j'aspirais à être auteur. Il m'arriva, un jour que je travail-
lais à une comédie, une aventure originale que je vais vous
raconter, seigneurs^ bien qu'elle soit un peu à ma honte.
J'avais Thabitude, quand je composais, de me promener
dans ma chambre et de réciter toutes mes tirades à mesure
que Tinspiration me les dictait, avec autant de chaleur
que si j'eusse été au théâtre. Ce jour-là donc, j'étais à
l'œuvre, j'écrivais une scène de chasse ; la servante du
logis montait l'escalier qui était étroit et obscur, et m'ap-
portait mon dîner; elle arrive à la porte de ma chambre
et l'entr'ouvre au moment même où je récitais avec de
grands cris cette strophe de ma scène :
Fuyez ! fuyez ! gardez-vous de cet ours,
Il m'a blessé, il est furieux,
Et va se précipiter sur \ous!
292 nON PABLO
U brare fille m entend, elle était Galicienne et partant
des plus simples ; elle veut fuir, marche sur ses jupes,
tombe et roule dans Tescalier, renverse la soupe, brise
les plats, descend jusqu*en bas comme une boule, se relève
sans avoir aucun mal, et se sauve dans la rue en criant : —
A Taide, un ours est dans la maison, il a tué un homme î
J*entends*ses cris, je descends en toute hâte, et je trouve
toua.les voisins déjà réunis se disposant à chasser la bête
fauve. Alors je leur racontai la cause de l'effroi de la ser*
vante et j'eus beaucoup de peine à les persuader. Je fus
obligé de jeûner ce jour-là, et pour comble d'ennui, l'a-
venture fut connue de mes camarades et devint en un in-
stant la fable de toute la ville.
Ce ridicule épisode, et quelques autres du même genre>
commençaient à me dégoûter du métier de poëte, lorsr-
qu'il nous survint une catastrophe qui m'acheva. Mon
auteur — ils sont tous de même — avait des créanciers.
Ceux-ci, sachant qu'il avait fait à Tolède d'assez bonnes
affaires auxquelles il ne daignait pas les admettre à par-
ticiper, le firent arrêter et mettre en prison. Cet événe-
ment mit le désordre parmi nos comédiens, et chacun
s'en alla de son cûté. Quant à moi — je dois dire la vérité
— bien que les camarades voulussent m'entratner avec
eux dans quelque autre compagnie, je refusai et m'en tins
là. Je n'avais choisi cette profession que par nécessité, elle
me plaisait peu, j'étais riche, en bon chemin, je préférai
rester libre et vivre aussi joyeusement que possible. Je
pris congé de tous et les laissai partir.
DE SÉGOYiE. 2t»3
Une fois dégagé da triste métier d'histrion, je commen-
çai une Yie nouvelle, et je devins — je prie vos seigneu-
ries de ne pas s'offenser de ce que je vais dire — je
devins amoureux de parloirs et de grilles, je me fis le
rival de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je fis la cour aux
nonnes des couvents.
L'une d'elles qai était belle comme la tiéesse Vénus
A ces mots, nOiislre aniditoire fit entendre on murmure approtidleor,
çl Vâios esnja de baisser modestement les j&a.
Pablo continua :
L'une d'elles m'avait demandé, lorsque j'étais poëte, un
grand nombre de cantiques. Elle était derenue éprise de
moi après m'ayoir yu représenter saint Jean l'évangéliste
dans une comédie dirine. Je lui avais confié que j'étais le
fils d'un noble cavalier, et elle me comblait de bontés ;
mais elle m'avait dit qu'elle était fort peinée de me voir
comédien. Devenu libre enfin, je lui écrivis la lettre sui-
vante^ :
« Pour vous seule, et pour vous plaire, j'ai renoncé à
tout, j'ai quitté ma compagnie. Toute autre que la vAtre
est pour moi la solitude. Maintenant je serai d'autant plus
à vous que je serai plus à moi. Daignez me faire savoir
quand il y aura réception au parloir, et je saurai en même
temps quand j'aurai le bonheur^ etc. »
««. tbr^v nif L'mff^iu. ftit- nju: uiÉHHBBe et pvtaiit
ll^- nt»« sur.nif-^ «m- ft>.D lun wmrcàt tm
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{)E SEGOVIE. 295
Une fols dégagé du triste métier d'histrion, je.commen-
çai une vie nouvelle, et je devins — je prie vos seigneu-
ries de ne pas s*offenser de ce que je vais dire — je
devins amoureux de parloirs et de grilles, je me ûs le
rival de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je fis la cour aux
nonnes des couvents.
L'une d*elles cpii était belle comme la tléesse Vénus
A ces mots, rillustre auditoire fit entendre un murmure approbateur,
et Vénus essa^ de baisser modestement les yeux.
Pablo continua :
L*une d*elles m'avait demandé, lorsque j'étais poëte, un
grand nombre de cantiques. Elle était devenue éprise de
moi après m'avoir vu représenter saint Jean Févangéliste
dans une comédie divine. Je lui avais confié que j'étais le
fils d'un noble cavalier, et elle me comblait de bontés ;
mais elle m'avait dit qu'elle était fort peinée de me voir
comédien. Devenu libre enfin, je lui écrivis la lettre sui-
vante^ :
« Pour vous seule, et pour vous plaire^ j'ai renoncé à
tout, j'ai quitté ma compagnie. Toute autre que la vôtre
est pour moi la solitude. Maintenant je serai d'autant plus
à vous que je serai plus à moi. Daignez me faire savoir
quand il y aura réception au parloir, et je saurai en mémo
temps quand j'aurai Iç bonheur^ etc. »
i
DE Sftr.OVlK. 2»3
vois paraître à 1» grille une vieille asthma-
C'est là le trop Tréquent réiultat des signaux de cou-
vent, ce qui n'est qu'un jeu pour la Jeunesse est une habi-
tude cbez les vieilles ; et l'homme qui attend, prend trop
auvent pour l'appel d'un rossignol le sifflement de la
chouette.
J'attendis sur nouveaux frais jusqu'au commencement
des vêpres ; je les écoutai tout au long, et c'est pour cela
qu'on nomme les galants de nonnes des amoureux solen-
2U DON PABLO
nels ; d'abord parce qu'ils sont grands consommateurs de
vêpres; en second lieu, parce que rarement ils en sortent
contents, l'inexactitude et Toubli des promesses étant les
défauts dominants des nonnes ^.
(ici je veux raconter, non pas seulement ce qui m^arriva,
mais encore ce qui arrive en général; aussi doi&je avouer,
dans toute la naïveté de mon âme, que cette fois ne fut
pas la seule que j'attendis ma belle nonne, ou du moins
que j'attendis sans qu'elle pût nous ménager un entretien
à travers les grillages.) J'entendis des vêpres par paires, je
m'allongeai le cou d'une aune à force de guetter ou de
regarder ; je devins le camarade du sacristain^et de l'en-
fant de chœur ; et le vicaire, qui était un homme de bonne
humeur, me prit en amitié. Rien de tout cela ne me dé-
courageait, j'y mettais une opiniâtreté digne de plus de
succès.
Après vêpres, j'allais sous les fenêtres du couvent; elles
donnaient sur une terrasse passablement grande, et néan-
moins il fallait envoyer retenir sa place, dès midi, comme
pour une comédie nouvelle ; il y avait queue de dévots.
Je me plaçais où je pouvais ; et c'était un spectacle curieux
que les différentes postures des amants qui venaient là ;
celui-ci regardait sans cligner de l'œil, celui-là prenait
position, une main sur son épée et l'autre sur son rosaire,
comme une figure de pierre sur un tombeau ; tel levait les
mains et tendait les bras d'un air séraphique ; tel autre,
ouvrant la bouche plus qu'une pauvresse, ne disant mot,
semblait montrer son cœur à sa bien-aimée à travers sa
DE SEGOTIEl ±9C
belle, pnoil mr la temae cb «ouart le bns à
fenine; cefaë-lâ umjîI ai«c «se snraale qpi loi
tait on Bcan^e. Tout cela se puait en Ins. de ootre
eAlé,(da cMé desbooMMS); nais cb haat. oo setioo-
▼aient les Mwaes, c^ctait chose plus curieuse encore.
Leur galerie était flbmée par one tourelle pleiiie de bar-
bacancs et par une fluuraille percée de petites lucanies
qai loi donnaient qockfiie ressensblance avec uie pou-
drière on une boite à odcors.
A tontes ces oofertnres on aperccTait des signaux ; ici
une main, là un pied, plus loin pieds et mains tout en-
semble ; d'un autre oAté, c'étaient des attributs diaboli-
ques, des tAtes, des langues et peu de cerreOes ; plus loin,
une boutique tout entière : le rosaire de l^ine, le mou-
choir de Tautre, le gant de celle-ci, le ruban tert de celle-
là. D^une lucarne il partait quelques mots dits à la hâte: à
r autre on toussait.
L'été, les pauvres ca?aliers se rôtissent, se brunissent
au soleil sans se plaindre, et c'est cho^ plaisante que de
voir ces dames si blanches, si fk^ches et leurs adorateurs
si rissolés '. L*hiver, nous ne manquons pas un flocon de
neige, il n'est pas une pluie dont nous n'ayons notre pari;
38
298 DON PABLO
et toat cela, au bout du compte, pour voir une femme à
travers un grillage ou une vitre comme Tossement d*un
saint ; autant vaut s*amouracher d*une grive en cage ,
•
pourvu qu'elle parie, ou d*un portrait si elle ne parle pas.
Les faveurs qu*on obtint de ces dames sont : un doigt
qu*on ne parvient jamais à toucher, une chiquenaude
qu'on ne peut jamais recevoir, un signe de tète derrière
le grillage, des soupirs qui s'arrêtent aux embrasures des
lucarnes, et des parole^ qu'on voit et qu'on ne peut en-
tendre. Pour tant de bonheur, il faut supporter la colère
de quelque vieille, les ordres d'une portière, ou les men-
songes d'une tourière, et combien d'autres tribulations
encore !
A tout cela je me soumis avec une patience extrême. Je
connaissais tout le monde du couvent, et tout le monde
me connaissait ; je disais madame à l'abbesse, mon père
au vicaire, et frère au sacristain. Le temps et les choses
peuvent conduire bien loin un homme désespéré ! Cepen-
dant les nonnes qui m'appelaient sans cesse et les tourières
qui m'éconduisaient toujours commencèrent à m'ennuyer.
Je me mis à calculer toutes les souffrances que j'endurais,
tout le mal que je me donnais ; tout ce que me coûtait, en
un mot, un enfer que tant d'autres reçoivent gratis ; et
fatigué de parler bas, de ne rien atteindre et de prendre
chaque Jour sur mon front l'empreinte ^e toutes les
grilles et de tous les grillages, Je ine sentis peu à peu
complètement refroidi Il y avait, du reste, assez long-
temps que j'étais à Tolède ; je priai donc ma nonne de me
confier, pour une loterie, une provision de colifichets de
DE SÉGOVIE. 290
prix, des voiles, des bas de soie, des sachets d'ambre ; et
■n'adjugeant , d'autorité privée , tous ces lots dont la
valeur allait bien à cinquante écus, je pris le chemin de
Séville où je comptais trouver plus d'espace pour courir
l'aventure. Je vous laisse à penser, seigneurs, combien la
nonne donna de regrets et de larmes, sinon è moi, du
moins h ce que j'emportais.
304 DON PABLO
échappait bien peu. Je n'ose, seigneurs, vous faire le récit
de mes tours d'adresse, le détail en serait trop long, et si
je vous les disais tous, vous me prendriez pour un singe
plutAt que pour un homme; je craindrais d'ailleurs d'être
un faux frère, de divulguer des secrets qu'il est bon détenir
cachés, et de professer des vices qu'il est bon de Aiir. Ce-
pendant si je vous faisais connaître quelques-unes des
ruses les plus usitées, je rendrais peut- être service à
d'honnêtes ignorants ; ceux qui les connaîtront et qui se
laisseront tromper n'auront plus le droit de se plaindre.
Ici tous les dieux se regardèrent en souriant; les rôles chan-
geaient ; le tribunal devenait un auditoire attentif et soumis; le prévenu
devenait professeur; 11 ne lui manquait qu*une chaire à la place de son
pliant, et une robe de bachelier au lieu de son costume mi-partie
rouge et noir. Mercure, qui jusque-là s^était renfermé scrupuleusement
dans ses attributions d'huissier, et qui, par excès d*exactitude, avait
dormi plus d*une fois, redressa la tète, secoua les oreilles, toussa, cra-
cha, se frotta les yeux et écouta. Il était bien aise, lui maître pipeur
de dés et piqueur de cartes, de connaître quels progrès avait faits Part
de tricherie depuis qu'il ne pratiquait plus.
— Seigneurs, reprit Pablo, n'abandonnez jamais votre
jeu de cartes, sinon on vous le changera tout en mou-
chant la chandelle.
DE SÉGOVIË. 505
— Gardez pour vous les cartes dont les coins sont usés
ou brunis — c'est à cela l]U'on reconnaît les as.
— S'il y a parmi vous quelque aide d'office ou quelque
marmiton, qu'il n'oul^lie pas que dans les cuisines et dans
les écuries on pique les as avec une aiguille, ou bien on
en plie les coins afin de les reconnaître.
— Si vous Jouez avec d'honnêtes gens, gardez-vous des
cartes imprimées, elles portent le péché avec elles ; l'im-
pression traverse le papier, et on les reconnaît à l'envers
aussi bien qu'à l'endroit.
— Ne vous fiez pas aux cartes blanches, elles se salis-
sent trop, et pour celui qui tient le jeu la moindre tache
suffit.
— Quand vous jouez au jeu d'écart, surveillez celui qui
tient les cartes; s'il Tait des cornes aux figures, c'est comme
s'il vous les faisait à vous-même, et votre argent n'est
plus à vous.
— Je ne vous en dirai pas plus long, seigneurs, ceci
suffira pour vous prouver que vous devez agir de pru-
dence ; soyez certain que le nombre des manigances que
je vous cache est immense.
Passons au langage maintenant. Donner la mort à quel-
quun, signifie lui gagner son argent ; on appelle reflux un
mauvais coup joué à un ami. Les simples d'esprit étant
notre meilleure ressource, nous appelons doubles^ par op-
position, ceux qui les racolent. Bianc est le synonyme de
59
806 BON l>ABLO
l'homme sans malice, boD comme le pain; noir, la qualifi-
cation de celui qui a «obUé la délicatesse.
Je vécus de ce langage et de ces artifices jusqu'à Séville ;
gagnant, avec l'argent de mes dupes, la loyer de mes
mules, mon l(^s, ma nourriture, et l'argent d'autres
dupes. A Séville, j'allai loger à rhAtellerie du Maure, où Je
rencontrai un mien condisciple d'Alcala, qui s'était nom-
mé Mata, mais qui, trouvant son nom peu sonore, se Tai-
sait appeler Matorral. Il faisait commercé de viee, et était '
DE SÉGOVIE. 507
marcliand de coup& de eouteau ', commerce dont il pa-
raissait fort satisfait. Il en portait, du reste, la preuye sur
son Yisage, il n*y manquait pas de cicatrices ; et il disait
d^ordinaire qn*on juge du talent d*un maître d^armes, et
de Thabileté d'un spadassin, aux balafres de sa figure '.
Il m'engagea à aller dtner avec lui et d'autres camarades,
et me promit de me ramener ensuite à mon hAtellerie. Il
demeurait dans une auberge de Tun des faubourgs de la
ville.
— Allons, me dit-il quand nous fûmes arrivés, 6tez
votre cape et montrez que vous êtes un homme; vous ver-
rez ce soir tous les bons flls de Séville, et, afin quMk ne
vous prennent pas pour une poule mouillée, abattez-moi
ce col, courbez les épaules, la cape traînante — c'est ainsi
que nous sommes toujours. — Défaites-vous de cette
bouche qui fait la moue, prenez un air délibéré, des gestes
à droite, des gestes à gauche, pariez gras : en Andalousie
il faut avoir le Jargon des Andalous. Ma leçon faite, il me
prêta une dague longue comme une épée et large comme
un Goutdas. Buvez maintenant, ajouta-t-il, cette derai-me-
suie de Yin pur '; si vous n'avex pas une pointe, vous
n aurez pas Tair vaillant.
J'étais encore tout étourdi de ce qu'il venait de dm faira
boire, lorsque entrèrent quatre gaillards qui avaient pour
visage des souliers de goutteux ^ ; ils marchaient eomme
des balançoires, leurs capes drapées sur les reins, leurs
chapeaux perchés sur le front, les ailes de deyant relevées
en forme de diadème, dc^s dagues et des épées par paires,
308 DON PA6L0
la pointe du fourreau traînant sur le talon droit, les yeux
fixes et flambants, les moustaches cirées et formant les
cornes, les barbes h la turque et les cheveux do même.
Ils firent en entrant un mouvement de la bouche d'un
air do mauvaise humeur.
— Seiteur, seur compère ' ! dirent-ils d'une voix maus-
sade et brève.
— Votre serviteur I répondit Matorral.
Ils prirent place, et pour savoir qui J'étais, Tuo d*eux,
sans dire un mot, regarda mon condisciple, ouvrit la
bouche, allongea vers moi sa lèvre inférieure en clignant
d*un œil et en me regardant. Mon mattre répondit à cette
demande sur le même ton, en empoignant sa barbe et en
regardant en bas. Après ce muet colloque, les quatre (ier-
à-bras se levèrent d*un air Joyeux, m^ëmbrassèrent, me
firent mille amitiés que Je leur rendis de mon mieux.
L'heure dtt dtner étant venue, la table fUt dressée par
quatre vagabonds tout déguenillés, et nous nous instal-
lâmes. On servit d'abord les câpres ; puis, pour fêter ma
bienvenue, mes hôtes burent à mon honneur comme Ja-
mais mon honneur n'avait vu boire. Vinrent le'poisson, la
viande, tout cela assaisonné de soif ^. Au milieu de la
pièce était une auge pleine de vin devant laquelle se met-
tait k genoux celui qui voulait faire raison. Aussi, après
deux visites, pas un des convives ne put reconnaître les
autres, sauf moi toutefois, qui m*absttns et ne bus que de
petites gorgées. I^es tètes une fois montées, la conversa-
DE SËGOVIE. 309
tion alla bon train ; on causa métier tout à Taise, les ju-
rons arri?èrent à la file, les santés Tarent portées par
vingt ou trente. On Youa yingt coups de poignard à l'assis-
tant de Séyille ^, on but à la mémoire de Domingo Tiznado
et de Goya, on renversa du vin en quantité pour le repos
de rame d'Escamilla ". Ceux qui avaient le vin triste ver-
sèrent des larmes en souvenir de Tinfortuné Alonso Alva-
rez. Tout cela dérangea les rouages de la tête de mon ami
Blatorral qui se leva soudain, prit un pain des deux mains,
regarda la lumière, et se mit à hurler plutôt quHl ne
parla :
— Sur ce pain qui nous vient de Dieu, Bt-il, sur cette
lumière qui est sortie de la bouche de Tange, si vous vou-
lez, enfants, nous irons cette nuit donner une leçon au re-
cors qui a arrêté notre pauvre Alonso.
Ils se levèrent tous en poussant une afTrcuse clameur,
tirèrent leurs dagues, posèrent leurs mains sur les bords
de Tauge au vin, et jurèrent solennellement. Puis se met-
tant à genoux et buvant à Taugc.
•— De même que nous buvons ce vin, s'écrfèrent-ils, de
même nous boirons le sang de tout espion que notre
vengeance atteindra !
— îQuel est, demandai-]e, cet Alonso Alvarez dont la
mort cause tant de regrets?
— Jeune homme, me répondit Tun d*eux, c'était un
brave combattant, une main habile et un vaillant compa-
310 DON PABLO
gnoo. Allons, bâtons-noas, J*ai bâte de me trouTer Tace à
face avec ces démons. »
Nous sortîmes ensemble de la maison pour faire la
cbasse aux recors*.
Mes honorables commensaux étaient complètement ivres
et marchaient avec une résolution digne d*une meilleure
cause; j'avais plus de sang froid qu*eux, et je les suivais en
hésitant, entrevoyant vaguement les risques que nous
allions courir. Hatorral, le plus déterminé, marchait à
Tavant-garde, flamberge au vent ; nos quatre assassins for-
maient le corps de bataille, et moi, te plus prudent et le
plus calme, j'étais à Tarrière-garde presque entièrement
dégrisé par la gravité de Tenlreprise.
Au détour de la rue de la Mar, Matorral se trouve nez à
nez avec la ronde; il se replie sur le corps de bataille, qui
n'était pas encore démasqué, et qui tout aussitôt dégaine
et attaque. J'arrive, je mets Tépée à la main comme mes
compagnons, mais, en tacticien habile, je juge plus pru-
dent de rester en arrière pour former la réserve et pour
couvrir, au besoin, les derrières des combattants. L'affaire
s'engage chaudement, les fers se croisent, les deux partis
se défient et s'insultent ; la réserve brûle du noble désir de
se joindre au corps de bataille, mais elle a la conscience
de sa mission, elle se tient à l'écart, l'arme basse, la barbe
sur l'épaule, immobile et impassible comme un. seul
homme. Enfin, deux corps d'archers sont débarrassés de
leurs méchantes âmes. L'alguazil et le reste de la ronde
battent en retraite en (lemnndnnt justice et en appelant à
1>B SÉUOVIK. ÎM
l'aide ; mes compagnons les suivent, et, de loin, J'entends
le cliquetis du Ter et les cris .- Tue el Jfort! L'afTaire prenait
une tournure grave, un engagement général devenait
imminent, je liens conseil.
Il me vient au souvenir que, lorsque j'étais à Tolède,
rimaillant malgré Minerve, j'avais maintes Tois voulu imi-
ter le célèbre poëte Horace ; je comprends que je ne sau-
rais trop suivre en tout un aussi noble exemple , et ,
comme lui, à Philippes, je Jette mon épée, Je prends la
fuite, et j'entraîne avec moi la réserve.
Loin du champ de bataille, n'entendan! plus les cris et
le tumulte, je m'arrête ; je me héte de réparer le désordre
de mon costume et de reprendre les allures d'un cavalier
de bon ton ; je relève mon col, Je drape mon manteau sur
mes épaules, je redresse mon chapeau et Je m'achemine
lentement vers l'IiAtelterie du Maure , renonçant pour
jamais au spadassinage, et ne rêvant plus que l'amour et
le jeu.
CHAPITRE XXIV.
Amour, pMiiMi, btnbeur, rSTe etrteliU.
main, après une mût fort agitée, pen-
luelleje révaj sans cesse qo'on m'ar-
; revêtis mon costume le plus élégant,
tant l'air dégagé d'un caralier à la
ji visiter les rues témoins de notre
nocturne. Sans foire la moindre
en prêtant l'oreille avec soin aux
conversations des gens du quartier, j'appris que mes com-
pagnons, obligés de battre en retraite devant la supério-
rité du nombre, s'étaient réfugiés dans
où la justice ne pouvait les poursuivre.
516 ^ DOIH PABLO
qués> surveillés, sans permission d'en sortij|| omis ils
avaient de bons amis, de bonnes amib« surtont, qi]Meur
portaient des provisions fA les aiciaient à supporter les
rigueurs du cloître. J'avoue que j'eusse préféré pour mes
complices une mort honorable, les armes à la main ; elle
m'eût sauvé, d'ailleurs, de dénonciations ultérieures et
d'une bien redoutable accusation de complicité. J'en
voulus à mon ami Matorral de me laisser dans un aussi
cruel embarras, et je résolus de ne pas aller le visiter dans
sa retraite. Je me savais faible, je, craignais de me laisser
entraîner par lui et de ne plus pouvoir le quitter.
N'ayant pris encore aucun parti sur la vie que je voulais
mener à Séville, je continuai, ce jom^là e^ les jours sui-
vants, à en parcourir tous les quartiers, apprenant les
noms des rues et ceux des grands seigneurs qui en habi-
taient les principaux hôtels ; ne sachant encore si je de-
viendrais honnête homme ou fripon, si je ferais des dupes
ou des amis.
Un jour, en inspectant de la sorte l'une des rues de la
ville, je m'étais arrêté devant une maison de fort belle
*
apparence, et, appuyé contre un mur voisin, j'en consi-
dérais, d'un air distrait, les détails et l'architecture. Tout
à coup je vis s'ouvrir une fenêtre de l'étage principal, et
une jeune fille, d'une parfaite beauté, qui ne paraissait
pas avoir plus de seize ans, vint s'appuyer sur le balcon.
■s
Pendant que je la contemplais, elle se retira, ferma la
fenêtre et disparut. Fasciné par cette gracieuse apparition,
Je restai longtemps à la même place, puis je continuai ma
DE SÉGOVIK. 517
promenade. Ce joaMà je rentrai de bonne heure et fort
préoccupé. Quand le souper fut serTî, je me mis à table,
mais il me fut impossible de manger; mes commensaux, qui
étaient des cavaliers fort aimables et des officiers de milice,
m'adressèrent la parole, et je ne sus que leur répondre.
Après le repas ils me proposèrent de jouer et je reftisai ;
enfla, je pris le parti de monter me coucher, et de toute
la nuit, je ne pus dormir.
Dès qu'il flt jour, je me rendis dans la rue où j'avais
aperçu cette si belle personne, et me postai, pendant toute
la matinée, à la place que j'avais occupée la veille; mais, ne
pouvant l'apercevoir, je me décidai à aller aux informa-
tions dans le voisinage. J'appris alors que cette maison
appartenait à un riche marchand qui, depuis six mois,
était allé aux Indes, et que cette beauté, qui était sa fille,
était à Séville en compagnie de sa mère et d'un oncle,
associé du marchand. On me dit qu'elle se nommait Ân-
tonia et qu'elle était recherchée par plusieurs cavaliers de
Séville, autant parce qu'elle était unique héritière d'une
brillante fortune qu'à cause de sa remarquable beauté,
A tous ces détails je me sentis perdu, je compris que mon
amour était sans espérance aussi bien que sans guérison.
Toutefois j'appris encore, par hasard, qu'il venait de
mourir un serviteur de la maison qui était ordinairement
chargé d'accompagner les dames] quand elles sortaient, et
que l'oncle avait tout récemment congédié le sien. Cette
double nouvelle me donna beaucoup à penser, et, comme
l'amour éveille l'esprit et suggère bien des inventions, je
rentrai en toute hAte chez moi, méditant un projet des plus
348 DON PABLO
extravagants, celui de m'Introdnire daoa la maison à Tune
des places vacantes, et de faire prendre raotre à un homme
dévoué qui pût me prêter assistance au besoin.
Parmi les domestiques de Phôlellerieil y en avait un qvà
me servait d^habitude et que J'affectionnais particulière*
ment. Pedrillo était un garçon de Joyeuse humeur, hon-
nête, actif et zélé. Dès que Je IVis rentré au logis. Je l'ap-
pelai et montai dans ma chambre avec lui.
— Pedrillo, lui dis-je, j'ai besoin de toi, de ton aide.
— Je suis à vos ordres, seigneur.
— Il me faut un homme discret et dévoué.
— Seigneur, Je vous promets Tun et Tautre.
— Je te prends à mon service et me charge de toi si tu
me sers bien.
— J'accepte avec reconnaissance^ seigneur ; parlez et
ordonnez. Je suis prêt.
Alors Je racontai à Pedrillo ma rencontre, mon amour
subit, les informations que J'avais prises et mon projet de
m'introduire avec lui, comme serviteur, dans la maison
du seigneur Alvaro Mendez, le riche marchand.
L'aventure était du goût de mon nouveau valet, il sauta
de joie quand J'eus fini, ie lui donnai dix réaui d'argent
en guise de denier à Dieu, et de suite. Je pris un costume
DE SÉGOVlË. 5<9
{lius convenable à ma future condition. Nous allâmes
trouver un tailleur qui demeurait auprès de la maison du
marchand, et nous lui promîmes vingt réaui s'il pouvait
nous obtenir les deux places vacantes. Notre offre lui
donna de l'adresse, et il fit si bien, que peu de jours après,
il nous mena dans le logis et nous présenta à Fonde xl'An-
tonia qui examina notre mine, nou& fit quelques ques-
tions y et satisfait de notre tenue autant que de nos
réponses, nous prit à son service pour entrer dès le len-
demain.
Pour la meilleure réussite de notre aventure, nous
avions arrêté, Pedrillo et moi, que je porterais sous mon
pourpoint pour en faire usage quand le moment en serait
venu, un costume de chevalier de Tordre de Santiago.
Nous passâmes la soirée dans les magasins des fripiers et
nous vtnmes à bout d'y trouver le déguisement que nous
cherchions. C'était une camisole de Milan, brodée d'argent
et d'or, à laquelle étaient attachés les insignes de l'ordre :
une coquille d'or et la croix couverte et échancrée.
*
Le lendemain, de bonne heure, nous fîmes notre entrée
dans notre nouveau domicile; l'oncle nous reçut, nous
donna nos instructions, et nous mit en possession du ser-
vice auquel nous étions destinés. Afin de nous gagner Taf-
feetion des autres serviteurs, Je leur fis, comme par bien-
venue, quelques petites libéralités — libéralité est fille
atnée de l'amour — et en peu de temps J'eus en eux les
camarades les plus dévoués; le service de la maison était
d'ailleurs des plus faciles, j'y mettais beaucoup de zèle et
520 DON Ï^ABLO
autant d'intelligence que si je n'eusse fait .autre chose de
ma vie; de telle sorte, qu'au bout de quelques jours
Toncle nie témoigna son contentenij^t ainsi qu'à Pedrjjflo,
et nous déclara qu'il a^ait gr^pAi^p^conhaissance pour
celui qui nous avait donnés à liiîï^t<^%iV
Je ne négligeais, comme bien vous le pensez, seigneurs^
aucune occa^ÉP|| voir et de rencontrer Antonià. Quand
elle appelait qmÉ|lie ^rviteur, j'étais toujours le prenâer
à me présenter, et j'y mis lant d'atîectation, qu'elle finit par
s'en apercevoir. Mes yeux non plus n'étaient pas inactifs,
j'étais loin d'être Inhabile dains la scie^H^des oûUades
ambureuses, et je n'avais point oublié en cela ra^ suivies
du théâtre de Tolède ; aussi me surprenait-elle à tout mo^
ment les yeux fixés sur elle*. Ma passion, qui n'était que
trop évidente, lui donna beaucoup à penser, et, quelques
circonstances que je fis nattre à dessein la préoccupèrent
encore bien davantage. Outre mes fréquentes libéralités
qui, de la part d'un valet, ne paraissaient pas naturelles
à mes camarades, j'avais quelquefois, dans mes rapports
avec eux et comme par oubli, des éclairs de hauteur et
de fierté ; ils avaient remarqué en outre que dans la fa-
miliarité obligée qui existait entre moi et Pedrillo, il y
avait de la part de celui-ci une hésitation marquée. Un
jour même que nous étions seuls ou du moins que
nous feignions de nous croire seuls, on s'était aperçu qu'il
se tenait nu-téte devant moi, et qu'il avait relevé avec em-
pressement un objet que j'avais laissé tomber. Tout cela
donna lieu à de nombreux soupçons, on en chuchota à
l'office, à la cuisine, en mon absence et en celle de Pe-
DE SÉGOVIË. 524
drillo, et je crus même remarquer que ceux avec lesquels
j'avais affecté le plus de camaraderie n'osaient plus être
aussi familiers avec moi. Du valet au mattre le chemin
n*est pas long ; et bientôt il arriva aux oreilles d'Antonia,
avec tous les commentaires d*usage, que j'étais un cava*
lier déguisé, et Antonia ajouta : amoureux.
Aussi mes services furent bientôt reçus avec un gra-
cieux sourire, mes regards amoureux ne rencontrèrent
point de regards courroucés ; Antonia prit intelligence de
ma passion, ne s*offensa nullement de se voir aimée ; bien
au contraire, la curiosité s'en mêla — c'est bien souvent
par cette porte qu'entre l'amour chez les femmes — son
imagination se donna beau jeu sur ma fortune et ma qua-
lité ; et la découverte de la vérité sur mon compte devint
bientôt sa pensée de tous les instants. Je fus entouré de
surveillants ; toutes mes actions, toutes mes démarches
furent épiées et interprétées ; on chercha à connaître les
personnes que je fréquentais afin d'obtenir d'elles des ren-
seignements. Je ne craignais rien de ce côté. Il n'est pas
jusqu'à Pedrillo qui ne fût pris à partie par Antonia elle-
même, mais il fit si bien l'innocent, il répondit si naïve-
ment qu'il ne savait pas ce -qu'on voulait dire, qu'elle ne
put rien apprendre de lui, si ce n'est que, bien que de
condition servile, j'avais le cœur, le courage et l'honneur
d'un noble cavalier.
Quand Pedrillo m'eut rapporté l'interrogatoire qu'il
avait subi, je jugeai que le moment était venu de frapper
un coup plus décisif. Je courus m'enfermer avec lui dans
44
522 DON PABLO
ma chambre, J'écrivis une lettre que Je méditais depuis
longtemps, et à laquelle mon confident donna toute son
approbation. Puis Je la pliai et je la scellai d*un cachet
armorié. Cela disposé/ Je rompis le cadiet» Je froissai la
lettre comme pour indiquer qu'elle avait été lue, et Je la
plaçai négligemment à l'entrée de ma poche. Je descendis
ensuite pour guetter un moment favorable à Fexécution de
ma ruse. Je ne Tattendis pas longtemps. Au bout d*une
heure ou deux, j*aperçus Antonia se promenant, seule,
dans une galerie qui donnait sur le Jardin. J'entre dans la
galerie sous un prétexte quelconque, Je la traverse sans
dn*e mot; en passant près de ma maîtresse Je la salue, et
en même temps Je tire mon mouchoir de ma poche ; ma
lettre tombe. Je feins de ne pas m'en apercevoir, et Je
sors.
Antonia, restée seule, relève la lettre avec «mpresse-
ment, la regarde en tous sens, en examine le cachet et
pâlit d'émotion en lisant la suscription suivante :
A DON Fernando Armindez de Mendoza ,
Chevalier de r ordre de Santiago.
Puis elle la cache dans son sein, se retire en toute hâte,
et va s'enfermer dans sa chambre pour la lire sans
témoin.
Voici ce que contenait cette lettre :
« Vos adversaires font des recherches si actives, qu'il faut
DE SÉGOVIË. 525
user d'une prudence extrême ptoqr vous écrire ; ils sont
puî£isaiits, ils ont de&i espions partout, ne m'accusez donc
pas du long silence que j*ai gardé. Voici cependant une och
casion sûre de laquelle je me l)âte de profiter. Rodrigo, le
page du comte d'Ârangol, votre frère, ^'en va aux Indes et
doit passer à Séville ; en lui remettant cette lettre, je lui
donne un moyen de vous prouver son zèle et sa fidélité à
votre service.
« Je m'empresse de vous faire part que le roi, sollicité,
tourmenté par tous nos amis, vous donne votre grâce à la
condition que vous irez le servir six ans en Flandre. Cest
une espèce d'exil, mais nous espérons que lorsque la colère
de Sa Majesté sera calmée, il vous sera fait faveur entière.
Nous comptons pour cela sur vos adversaires eux-mêmes.
Jusque-là prenez patience, supportez avec courage la con-
dition servile que vous avez choisie. Elle vous cache, et
nul ne songera à vous poursuivre dans votre asile. Dieu
vous tienne en sa garde. ^
« Don José Pimentel.
De Valladolid, etc.
Chaque ligne de cette lettre était un trait acéré qui pé-
nétrait dans le cœur d' Antonia ; tous ses soupçons étaient
justifiés^ tous ses rêves se réalisaient. L'homme qui l'ai-
mait, qui s'était revêtu d'humbles vêtements pour arriver
jusqu'à elle, était d'une haute naissance, portait un nom
iUustre ; il avait obtenu, il obtiendrait encore la faveur du
roi; le coup était porté et l'amour était mattre de la
place.
524 DON PABLO
Antonia r^lia ma lettre avec soin, la cacha dans ses vê-
tements et descendit dans la galerie. Je venais d*y rentrer.
En l'apercevant je la saluai avec te même respect que de
coutume, mais Tair de mon visage témoignait d'une
grande préoccupation et d'une vive inquiétude. Antonia
suivait tous mes mouvements, et, sans paraître m en aper-
cevoir, je feignais de chercher ma lettre de tous cAtés.
Enfin, n'y tenant plus, elle s'approcha de moi.
— ^Qae cherchez-vous donc? me dit-elle.
— Rien, madame, lui répondis-je avec hésitation, et en
redoublant d'embarras.
— Vous ne me dites pas la vérité, reprit-elle en insis-
tant, vous êtes agité, vous paraissez inquiet ^Qu'avez-
vous perdu?
— Une chose de fort peu de valeur, madame, et qui ne
mérite pas qu'on s'en occupe. Ce n'est qu'un papier sur
lequel sont des vers d'un de mes amis. — Et, tout en par-
lant de la sorte, mon air inquiet prouvait que ce papier
avait plus d'importance que je ne voulais le dire.
Antonia était fort émue, et sa main, cachée dans les
plis de sa robe, y froissait avec agitation la lettre qu'elle
venait de lire. En ce moment je me baisse presqu'à ses
pieds pour regarder sous un meuble ; les boutons de mon
pourpoint de dessus, à demi assujettis, en partie détachés,
cèdent, mon pourpoint s'écarte et laisse à découvert les
riches broderies de ma camisole de Milan ; Antonia s'en
DE SÉGOVIE. 325
aperçoit, pousse un cri de surprise, pendant qu'à genoux
devant elle, je courbe la tète d'un air confus.
— t Qu'est-ce que ceci ? s'écrie-t-elle.
— Grâce, madame, grâce, je vous en conjure, et ne
trahissez point votre esclave le plus soumis.
— Vous ne pouvez plus dissimuler, seigneur don Fer-
nando, reprend ma maîtresse en me tendant ma lettre
avec une vive rougeur et un divin sourire; et bien loin
d'être esclave, vous fltes de condition â dicter des lois par-
tout où vousèles.
526 DON PÂBLO
— Grand Dieu, m'écriai-je en me relevant et en fer-*
mant mon pourpoint.
— Non, non, continue Antonio, cela est inutile, vous
ne pouvez rester déguisé davantage, je sais maintenant
qui vous êtes; vous avez trop d'éclat, don Fernando, pour
demeurer si longtemps inconnu. Mais dans tout ceci il y a
une énigme que Je ne puis comprendre, et j'en attends
l'explication de votre loyauté.
— Un seul mot, madame, suffit à cette énigme, et ce
mot est l'expression d'une ardente passion.
Un geste charmant m'empêcha d'en dire davantage.
Ântonia voulut, avant tout, connaître le sujet de mon
déguisement, mon récit était prêt, je le lui fis sans tarder.
— « Vous saurez, madame, que je servais, plutôt par
galanterie que par amour véritable, une dame de la cour
à laquelle un des plus illustres cavaliers d'Espagne rendait
en même temps que moi des soins assidus. Bien que ses
mérites fussent incomparables, il ne put Jamais obtenir
d'elle la plus petite faveur, et elle en était fort libérale
pour moi qui étais loin de les mériter, puisque je ne l'ai-
mais pas. Ce cavalier devint jaloux de moi et me vint trou-
ver une nuit que je causais avec elle à une fenêtre de sa
maison. 11 -m'attaqua sur le lieu même ; mais, bien que
vaillant et accompagné de gens dévoués, il éprouva une
vigoureuse résistance et resta sur le carreau. Sa mort
effraya ses serviteurs, ils prirent la fuite et nous laissèrent
mattres du champ de bataille, Pedrillo et moi. Or, ma-
1
DE SÉGOVIE. 527
dame, je vous l*ai dit, c'était un seigneur de qualité, le
roi raffeetionnait; sa famille est puissante, il me fallut en
toute bâte éviter les poursuites de la justice, et je me
sauvai à Séyille, déguisé.
« Deux jours après notre arrivée, je me promenais dans
les rues ; je passai devant votre maison, vous étiez à votre
fenêtre et vous m*apparûtes comme une divinité du ciel.
Dès ce moment, ma liberté me fut ravie, il me fut impos-
sible de vivre bors de votre présence. C'est alors qu'inspiré
par Tamour, je parvins à m'introduire cbez vous en qualité
de serviteur, et si ma malbeureuse étoile ne me permet pas
d'être trouvé ^î^n^ ^^ yo\x&, je con^dérerai néanmoins
comme une. gloire d'avoir servi une aussi belle maîtresse.
Maintenant, prononcez, madame ; mon dessein était d'at-
tendre en ce logis et dans cet heureux servage que mes
amis eussent apaisé le courroux du roi et qu'il me fût
permis de vous déclarer mon nom et mes intentions ; mais
puisque le ciel a devancé ce moment en vous découvrant
qui je suis, je ne puis plus contenir mon amour, et je vous
conjure, à genoux, de recevoir l'offre que je vous fais de
mon cœur et de tout ce que je possède d'honneurs et de
biens en ce monde. »
En terminant ce discours je m'étais agenouillé de nou-
veau devant Ântonia, et mon émotion n'était pas feinte,
car j'éprouvais une véritable passion. Ma belle maîtresse
m'écouta avec de telles démonstrations de tendresse, que
j'avais presque regret de la tromper ainsi.
— Seigneur don Fernando, me dit-elle, si vos senti-
328 DON PABLO
ments soot tels que vous les dépelgoei, je pais m'avoaer
bien heureuse d'être honorée d'une recherche oomme la
vôtre. Je vous laisse libre d*agir> et le consentement que
je vous donne aujourd'hui, je vous le donnerai de nou-
veau, et librement, le jour où vous aurez obtenu celui de
ma mère.
En parlant ainsi, elle m'abandonna sa main que je
portai à mes lèvres; une vive rougeur anima ses joues, et
elle me laissa encore plus épris et plus passionné.
Antonia, en me quittant, courut chez sa mère et lui fit
un récit fidèle de tout ce qui s'était passé; la mère fut si
tran^rtée de joie, qu'elle se rendit aussitôt à l'apparte-
ment de son beau-frère pour tenir conseil avec lui. Le
soir même tous deux- vinrent me trouver dans ma cham-
bre, me firent leurs offres de service et me témoignèrent
leurs vifs regrets de n'avoir pas été assez clairvoyants
pour deviner ma condition sous les vêtements qui la
cachaient.
Dès ce moment, le serviteur disparut, et don Fernando
Armindez, déclaré l'hôte et l'ami de la maison, Uni traité
comme il convenait à son rang, et logé dans une chambre
magnifiquement meublée. J'insistai, toutefois, pour que
mon nom fût encore un secret pour les amis et les parents
auxquels on me fit connaître comme un simple gen-
tilhomme d'Aragon.
Pendant un mois, je reçus mille courtoisies de mes
DE SÉGOVIË. 529
hAtes, et d'ÂnIonia de douces et bonnétes faveurs. Mon
violent amour pour elle m'avait grandi, m*avait ennobli
le cœur et avait Jeté sur ma vie passée un voile qui, cha-
que jour, me semblait plus épais et plus> impénétrable.
Le respect que Je lui portais, mes attentions galantes, la
sainte religion que Je proressais pour les lois de Fhospi-
talité et qui m*aidait à combattre Timpatience et l'ar-
deur de mon amour, augmentaient sa croyance en ma
noblesse et en la haute origine que Je m'étais attribuée.
Craignant qu'un malin esprit, qu'un regard de ma mau-
vaise étoile, ne vinssent renverser tout l'édifice de ma
fortune nouvelle, Je feignis enfin d'avoir reçu de la cour
une lettre par laquelle on me mandait que le roi m'avait
entièrement pardonné, qu'il me permettait de rentrer chez
moi, et qu'il était nécessaire que Je me rendisse à Valla-
dolid, où la cour résidait alors, pour remercier Sa Majesté.
Cette nouvelle combla de Joie toute la famille, et Antonia
surtout ne se sentait pas de bonheur. Je m'approchai
alors de la mère, et avec une grande émotion, que J'é-
prouvais véritablement, Je lui déclarai que Je ne pouvais
mieux reconnaître tous les soins que J'en avais reçus
qu'en contractant avec elle une alliance indissoluble, et
je la conjurai de m'accorder en mariage la senora Anto-
nia. L'excellente femme et son beau-fVère, engoués de
moi, fascinés, ne rêvant depuis longtemps que cet
heureux résultat, craignant que cette déclaration de ma
part ne fût parole aventurée plutôt que le fruit d'une
mûre délibération, s'empressèrent de méprendre au mot;
et sans demander l'avis d'aucun des leurs, sans s'informer
42
550 bON 1>ABL0 l)K SÉGOVIK.
plus amplement de mes biens et de ma personne, ils m'ac-
Gordèronl 5 l'instant la main d'Antonia et voulurent Bxer
BU surlendemain la cérémonie nuptiale.
Qu'elle Tut heureuse cette dernière journée! que de
riants projets l'occupèrent ! que de beaux raves embelli-
rent ma dernière nuit I et combien mon fidèle Pcdrillo fut
joyeun de mon bonheur ! — Avec quelle impatience J'at-
tendis le Jour où Antonio allait être à moi ! Je ne vojais
qu'clli! ; j'oubliais même, tant mon amour était ardent,
l'immense fortune qu'elle allait me donner; J'oubliais
aussi, tant J'étais aveu;^L\ ma méprisable condition.
^ ^
CHAPITRE XXV.
Dans l<;tiui.-l Publo raconte lii proiuenade U'ioDipbale iju'il fil de
Scville i Ségovie. Od j- lira ce qu'on a vu au
ceiumcncemcnt de ce livre.
E matin de ce jour, qui devait être le plus
heureux de ma vie, je sortis de bonne licure
pour prendre quelques dispositions indispen-
sables. Au détour d'une rue, Je me trouvai
face à face avec mon ancien ami MalorraL
;e rencontre produisit sur moi l'eiïet d'une
arition de l'autre monde ; et, je ne sai& pour-
ijememisa trembler de tous mes membres;
en un instant, une sueur froide me parcourut le corps.
Une chose qui me Trappa dès le premier moment, et que
jo ne compris que trop bien plus tard, c'est que Hatorral
.>5« DON PABLO
avait change de costume, et, qu'au lieu de ses vêtements
d*aventuricr de carrefour, il portait ceux d'un archer ou
d'un recors — c'est tout un.
— Enfin je vous retrouve, me dit-il avec un éclat de
rire qui me glaça. Vive Dieu, Pablillo, mon ami, voici
bien longtemps que je vous cherche !
— Merci, mon brave, lui répondis-je tout décontenancé,
merci, je suis enchanté moi même de vous revoir.
— ^N'est-ce pas? Ah î c'est que nous avons été séparés
par une rude circonstance...
— Silence I interrompisrje, le lieu est mal choisi pour
parler de semblable chose.
^ Qu'importe ! je suis vêtu d'un habit respectable, et
je n'ai plus rien à craindre. Mais vous, ami Pablo, savez-
vous que vous avez joué de bonheur, vous avez habile-
ment quitté la partie au moment où elle n*était plus
tenable, c'est fort bien. Seulement je vous ferai un petit
reproche
— Assez, lui dis^je, tout cela est passé et je désire n'en
plus parler.
— Si fait, par Dieu, on aime toujours à revenir sur le
passé. Écoutez-moi, mon ami, vous avez eu tort de retirer
si tôt votre épingle du jeu. L'affaire était grave, c'est
vrai, nous avions peut-être été un peu loin ; mais ce n'est
pas au moment où le danger augmente qu'on doit laisser
DE SÉGOVIE. 335
là SCS amis. Avec vous nous pouvions tenir tête au nombre
et nous retirer avec les honneurs de la guerre ; sans vous
nous avons eu la honte, et nous avons été obligés do fuir
comme des lâches Or, ami Pablillo, le lâche cette
nuit-là
— Matorral !
— Par le chapelet de la Vierge ! le lâche, ce fut vous, je
vous le dis en face, tout grand seigneur que vous paraissez
être devenu, et d'autres vous le diront après moi.
— 11 est d'un honnête homme, et non point d'un lâche,
seigneur Matorral, d'éviter la compagnie des assassins.
Brisons là, je vous prie ; peu m'importe votre opinion et
celle de vos semblables.
— ^\iÀ> vous pensez que cela peut se passer de la sorte ;
vous croyez que vous aurez forcé de braves assassins, soit,
c'est dit, à vivre douze jours dans une église ; que vous
les aurez réduits à vendre leur liberté sans qu'ils cherchent
à en tirer vengeance? Vous vous trompez, seigneur don
Pablo, et je ne vous quitte plus.
~* Quelle audace ! m'écriai-je. Puis, feignant de prendre
la chose en plaisantant : — Ami Matorral, repris-je, je vois
bien que vous voulez rire, vous êtes jaloux de ce qu'en me
retirant de la bagarre, j'aie pris un meilleur chemin que
vous; avouez que si, au lieu d'une église, vous aviez
trouvé sur votre route quelque petite ruelle bien obscure
et bien tortueuse, vous en eussiez à l'instant profité. Vous
porteriez encore aujourd'hui la longue rapière, le col ra-
530 DON PABLO
battu et la cape sur les reins, au lieu de cette toilette qui
me semble une énigme.
— Une énigme dont vous ne saurez le mot que trop tAt,
me dit Matorral d'un ton qui m'effraya, et ce mot yous Tera
comprendre que Je ne veux point rire. Sachez donc, sei-
gneur Pablo que nous n'avons obtenu notre liberté qu'à
une condition, celle de faire connaître et de livrer T&uteur
ou les auteurs du meurtre commis la nuit que vous savez
bien ; et comme nous n'avons pas Jugé convenable de nous
livrer nous*mèmes, il nous a semblé plus simple et surtout
plus conforme à nos désirs de vengeance, de signaler un
effronté coquin, nommé Pablo, naturel de Ségovie.
— Jésus Maria ! murmurai-Je anéanti.
— Et nous avons promis à la Justice de le lui livrer. On
nous a enrôlés recors Jusqu'à l'entier accomplissement de
notre promesse. Aussi cette rencontre me charme, ami
Pablo, car J'ai hflte, comme vous venez de le dire, de re-
prendre ma longue rapière, mon collet rabattu et ma cape
sur les reins.
— Voici une Joyeuse plaisanterie, maître Matorral, re-
pris-Je en cherchant à rire ; Je la comprends, vous voulez
avoir part à ma fortune nouvelle ; à quoi bon tant de dé-
tours? parlez..., et je lui tendis la main garnie d'une
poignée de ducats.
— Non, non. Je ne plaisante pas, ceci ne me rendrait
pas ma liberté, pas plus que mon honneur ; et il se mit à
rire d'un air diabolique. Vous êtes accusé, Pablo mon
DE SÉGOVIE. 557
ami, et accusé par nous, vos complices^ ce qui est plus
clair. Ma rapière, vous le pensez bien, n'ira pas dire, non
plus que celle de mon frère Perico, où elle s'est fourrée ce
soir-là. Le juge vous attend, et, de gré ou de force, nous
vous mènerons à lui.
Je reculai en portant la main sur mon épée. — Cest inu-
tile, me dit Matorral en me saisissant le bras, nous savons
ce dont elle est capable.
Alors j'essayai de me débattre, je le menaçai d'appeler à
mon aide; mais il poussa un léger cri, et au même instant
quatre recors, dans lesquels je reconnus ses amis les spa-
dassins, vinrent lui prêter main-forte ; ils m'enlevèrent
malgré ma résistance, et me portèrent au juge.
£ A quoi pouvaient servir mes larmes, mes prières, mes
protestations, les preuves que je voulais donner de mon
innocence? Le juge était persuadé, et depuis longtemps
son opinion était faite ; le greffier était convaincu, et depuis
un mois son procès* verbal était dressé ; j'étais seul, et les
deux coupables étaient au nombre de mes accusateurs.
Ce sera comme il vous plaira, l'ami, me dit le greffier,
vous avouerez pu vous n'avouerez pas ; je pense toutefois
que Teau tiède, le chevalet et les brodequins vous en feront
dire de belles sur votre compte. Avouez ou n'avouez pa&,
nous en savons assez. Vous avez volé à Alcala, volé à
Madrid, escroqué à Tolède, tué à Séville ; il y a, dans tout
eela, plus qu'il n'en faut pour vous faire pendre, et vous
serez pendu.
43
338 DON PABLO
En attendaut on me mit au cachot, et, toute la nuit, je
pensai à mes rêves de la veille et à la triste réalité qui se
préparait pour le lendemain ; je pensai à Antonia, à mon
amour, à l'inquiétude où la mettait mon absence, à son
désespoir si elle en apprenait la véritable cause, et je
versai d'abondantes larmes, des larmes de sang. Alors je
me mis à genoux, et pour la première fois de ma vie,
j'adressai une prière à Dieu. Je le conjurai de ne pas
permettre que cette noble fille sût jamais la fin ignomi-
nieuse de l'homme qu'elle avait aimé; j'appelai sur moi
seul toute la colère céleste, et je demandai que le juste
châtiment du criminel n'entraînât pas la mort ou la honte
de l'innocente.
Quand on vint me chercher le lendemain pour la tor-
ture, j'étais tout disposé ; peu m'importait de retrancher
ou d'ajouter un crime à la liste du juge, je ne voulais plus
que mourir. Je n'attendis pas la question, et j^avouai que
j'avais pris part au meurtre des deux archers. Je fus con-
damné, et le tribunal* me mettant au rang des grands cou-
pables, ordonna que je serais conduit et publiquement
promené dans toutes les villes que j'avais habitées, à To-
lède, à Madrid, à Alcala, et enfin à Ségovie, où je serais
pendu. En entendant cet arrêt inique et cruel, je songeai
à mon oncle; j'ignorais s'il vivait encore, mais je me sou-
vins que mon père avait été exécuté par lui ! ! !
Matorral et ses amis furent chargés de m'escorter pen-
dant ce triste voyage. Le jour où je quittai Séville, on me
promena par la ville avec tout l'appareil d'usage : je passai
DE SÉGOVIE. 559
dans la rue qu'habitait Àntonia ; de loin je Taperçus à son
balcon, elle était pâle et paraissait avoir bien souffert.
Quand elle vit venir le cortège qui me traînait, elle le
parcourut du regard ; un instant elle me fixa, mon cœur
cessa de battre, Je crus que j'allais mourir; mais elle ne
me reconnut pas, et, pour éviter ce pénible spectacle, elle
rentra chez elle et ferma sa fenêtre. Je levai les yeui au
ciel et Je remerciai Dieu ; je Pavais revue et elle ne savait
rien.
Ici Pablo parut vivement ému ; il s*arrèta, cacba sa tète entre ses
mains; puis faisant un effort sur lui-même , après un instant 6%
silence, il continua d*un ton presque enjoué.
On me fit parcourir, de Séville à Tolède, la route que
j'avais suivie il y avait peu de temps, et partout je re-
trouvai les dupes que j'avais faites. Â Tolède, je fus
exposé et fouetté sur la petite place en avant du couvent
des nonnes ; à Madrid, on me fit parcourir le quartier
San Luis, les environs de San Felipe et la rue de TÂrenal;
je vis à une fenêtre dona Ana et sa sœur, plus loin le che-
valier et le commandeur de Santiago, plus loin encore
Berengère, sa mère, le Portugais, le Catalan, le greffier
leur voisin, le licencié Flechilla et mon cousin Blandones,
340 DON PABLO
geAlier de la prison. Le cul-de-Jatte, mon concurrent en
mendicité, et Valcazar, le vieux pauvre mon mettre, mo
reconnurent et me jetèrent des trognons de Truits.
A Rejas, entre Madrid et Alcala, dous rencontrAmes sur
la route un riche cavalier, se promenant à pied et suivi,
aune assez grande distance, par un laquais qui conduisait
en bride un superbe cheval aleian. Ce gentilhomme avait
bonne mine, il était botté et éperonné, les chausses rele-
vées, l'épée ceinte, le manteau rejeté sur l'épaule laissant
apercevoir quelques parties d'un ccrilet de dentelle et le
chapeau à larges bords ; il se rangea pour nous laisser
passer, et Je reconnus mon ancien mentor, don Torribio
Rodriguez de Ampuero y Jordan. Je ne pus retenir i
DE SEGOVIE. 541
cri de surprise, son nom s*échappa de mes lèvres, il ine-
regarda, me reconnut, et en un instant nous fûmes dans
les bras Tun de Tautre. Nous pûmes à peine échanger quel-
ques mots, mes gardiens ne voulurent pas le permettre;
mais du moins, à la vétusté de son manteau qui montrait
la corde, au dérangement causé par notre embrassade
dans rharmonie de son costume et qui me laissa voir
d'immenses lacunes dans le collet de dentelle et de gros-
sières reprises dans le pourpoint, je pus reconnaître que
mon ami Torribio, Thidalgo d'industrie, n'avait pas
changé de métier.
Mon arrivée à Âicala Tut presque un triomphe. On s'y
souvient encore, je vous Tai dit, seigneurs, de mes espiè-
gleries et des mauvais tours que je jouais à tout ce qui
avait boutique ouverte sur la voie publique ; les mar-
chands de légumes, les épiciers, les confiseurs et les apo-
thicaires, informés du passage du célèbre Pablillo, qu'on
menait pendre, accoururent sur mon chemin et me firent
une ovation semblable à celle que reçoit le saint sacre-
ment à la procession du corpus Chrisit * ; il n'y avait de
(fifTérence que dans la nature du projectile. Le seigneur
corrégidor, auquelje fus présenté, daigna se souvenir que
je m*étais moqué de lui et que j'avais volé les épées d'une
ronde qu'il conduisait en personne ; il voulut bien me dire
quMl avait prévu ce qui m'arrivait, et il descendit jusqu'à
me citer le proverbe : no hay buen fin por mal camino, —
« à mauvais chemin mauvaise fin ». Je ne pus même éviter,
pendant ma traversée d'Alcala, le coup de pied de l'i^ne,
et par surcroît de disgrAce, au lieu d'un âne il en vint
342 DOiN PABLO
deux : le Morisquc, notre ancien hâte, et Cypricnnc, la
gouvernante de notre logis. Le Morisque me fit la nique
et quelque autre geste de mépris, et Cyprienne ^ elle était
bien vieille et bien cassée — s'agenouilla d'un air cafard,
et récita une dizaine de son rosaire. J'eusse mieux aimé
des iivjures.
Après une nuit passée dans la maudite liAlellerie de
Viveros, où don Diego, mon mattre, avait hébergé, bon
gré mal gré, des sacripans, des filles de Joie, deux fripons
d'étudiants et un curé, nous primes le chemin de Ségovie,
où nous entrâmes sur le soir par la porte où, quelques
années auparavant, venant recueillir mon héritage, J'avais
aperçu les restes de mon père privés de sépulture. Un
pareil sort m'était réservé Je poussai un cri de dou-
leur et je fermai les yeux.
A la prison, le gcAlier m*apprit que mon oncle vivait
encore, qu'il était ivre du soir au matin, et que, bien qu'il
eût pris un aide depuis quelque temps, il se garderait de
laisser à un autre le soin de caresser les épaules de son
neveu et de lui mettre sa dernière cravate.
Je dois dire à la louange d'Alonso Ramplon, qu'aussitôt
qu'il apprit Tarrivéc du seul membre qui restât de sa
famille, il laissa là sa soupente, ses compagnons de dé-
bauche et son ivresse commencée, pour venir me voir. On
me l'annonça; je pensais qu'il allait se Jeter dans mes bras
et pleurer avec moi sur mon malheur, d'autant que le
bourreau avait le vin sensible; mais il n'en fut rien,
Alonso me gardait rancune. Il daigna cependant me re-
DE SÉGOVIL. 345
connaître, mais ce fut pour .me reprocher la lettre que je
lui avais laissée en le quittant.
— A merveille, seigneur mon neveu, me dit-il, vous
vouliez être le seul de votre race, mais vous aviez compté
sans votre destinée, et votre destinée a dit que votre père
et vous vous auriez même fin et même sépulture. Soyez
tranquille, je suis là et je mettrai bon ordre à ce qu'il n*y
ait point de différence entre vous deux. Je vous attendais,
j'étais bien sûr que vous réclameriez un jour ce qui me
reste de Théritage de votre père. Je vous ai gardé tout cela
précieusement : le fouet qui lui a caressé les épaules et
la corde qui Ta pendu ; cela vous revenait de droit ; à cha-
que saint sa chandelle. Â demain, Pablo, mon neveu ; je
me charge de vous et vous aurez mesure complète ; je
serais désolé qu*on m^accusât de faire pour vous moins
que pour un étranger; adieu et bonne nuit, il vous en
cuit d'avoir été trop vite. — Qui veut être riche au bout
de Tan, dans les six mois on le pend. ^
J'arrive en tremblant aux événements de ce jour que je
croyais devoir être le dernier de ma vie. — ^Un valet de mon
oncle vint me faire ma toilette, un moine vint me con-
fesser, et je descendis dans la cour où je trouvai mon Ane
sur lequel je montai, mon oncle, armé de son fouet de
cuir, une respectable escorte, composée de mes assassins
de Séville et de tous les recors de Ségovie, le greffier por-
tant ma sentence, Talguazil portant sa baguette, et le
crieur en disposition d'aboyer.
Nous nous mimes en route, et mon oncle commença à
5H DON PABLO
opérer de manière à me prouver qu'il était de parole. -
Nous parcourûmes lentement les principales rues de Sé-
govic au milieu d'une foule nombreuse qui m'accablait
d'injures et de projectiles. Les vieilles femmes avaient été
les amies ou les rivales de ma mère ; les jeunes hommes
étaient tous mes camarades, mes condisciples, et avaient
été mes sujets te jour où je fus roi des coqs.
Pendant tout ce temps, mon oncle frappait en chaotant
un noel, et le crjeur criait. Nous passâmes de la sorte devant
DE SÉGOVIE. 545
la maison de mon père, devant l'école où j*avais souffert
sous Ponce d*Âguirre, devant le lo^s du licencié Cabra
et devant Fhôtel de don Diego, mon ancien ami et mon
mattre, qui parut à sa fenêtre et joignit les mains en me
voyant passer.
Au bas de la potence le moine me flt un sermon et me
montra le ciel ; je montai à Téchelle, mon oncle me suivit,
et, pendant qu*assis sur la traverse je disposais la corde
qui avait pendu mon père, il me fit, avec une certaine
tendresse, ses derniers adieux et ses dernières recomman-
dations.
— Tu n*as pas voulu^ neveu, me dit-il, rester ici pour
me succéder un jour; tu as eu tort; en bonne conscience,
je suis vieux, ennuyé, mon temps est fait; il me serait
presque égal que tu fusses à ma place et moi à la tienne.
EnGn, ce qui doit être ne peut manquer : lo que ha de
serno puede faltar. Bon courage! Adieu» Pablo, tiens-toi
bien et meurs comme mourut ton père.
Alors je me signai, j'adressai à Dieu, du fond du cœur,
ma dernière prière, et je me repentis ; mon oncle me mit
la main sur Tépaule en versant une larme, peut-être la
première de sa vie, et
Mais, au même instant, j'entendis un grand cri, un
éclair brilla, un nuage passa sur mes yeux ; et sans (]uc je
puisse dire comment tout cela s'est fait, je me suis tronvY;
au bas de la potence, étourdi comme, l'homme qui se ré*
AÂ
^
5*li hON PABLO DK SÉf.OVlK.
veille d'un r^vc pénible, et Je vis mon pauvre oncle au-
dessus de ma Mte h la place que le devais occuper!
Vous save2 tout, seigneurs.
Ji
l
^
I
ÉPILOGUE.
, lit Jupiter tout préoccupé, nous
ialua et se retira.
' 'esl-ce que cela prouve? dit Bacchus
ttant les yeux et en se détirant. —
la gorge sèche d'avoir tiDl écouté,
it Ganymède, ce Rarçon n'est jamais
mieux Hébc. A boire!
— Silence, cria Jupiter qui retomba tout aussil6t dans
une profonde mcdilalion. I,e maître du tonnerre préparait
le résumé de la rausc.
550 DON PABLO
— Cela prouve, dit Vénus, que ce pauvre Pablo a été
plus étourdi que méchant, plus entraîné que vicieux ; il a
la tête faible, mais le cœur bon.
— Je t*y attendais, interrompit Mercure, en éclatant de
rire ; voici venir, sans doute, un pendant à Thistoire de
mattrePflris; dès le moment que ce petit vaurien s'est
avisé de te trouver belle, ce ne peut être qu'un fort hon-
nête garçon. A d'autres, chère amie, allez vendre ailleurs
vos coquilles.
Vénus devint toute rouge. Mercure allait continuer
mais Mars toussa, et le messager des dieux jugea prudent
de se taire.
— Cela prouve, dit Vulcain, que l'enfance n'est pas
assez surveillée et que la jeunesse est trop souvent aban-
donnée à elle-même. Elle est comme l'airain chauffé à
blanc, le moindre coup de marteau y laisse une trace
inelTaçable.
— Bravo I fit une voix.
— Or, reprit Vulcain encouragé, les pères font leurs
fredaines par ci , les mères prennent leurs ébat» par là,
et ( ici le dieu Terme lui donna un coup de coude )
et et
— i Et quoi ? cria Neptune ; achève donc I
— Enfin, si Pablo eût été moins négligé dans sa jeu-
nesse et surtout moins persécuté, il fftt resté bon sujet,
mais il jura qu'il se vengerait un jour de toutes les tribu-
lations dont il était victime, et la vengeance (Bravo!
bravo ! )
— Est le plaisir des dieux, murmura Junon en rcgardaht
(«anymède qui versait à boire à Bacchus.
À
DE SÉGOVIE. 551
— Point du toul, Rt le Soleil, c*est i'amour^propre qui
Fa perdu comme il perdit Narcisse, Icare et mon pauvre
Phaéton. On a ri de ses premières espiègleries, on Ta mis
au défi de mieux faire, on Ta excité, on Ta lancé, et une
fois en bon chemin, il a couru jusqu*à la potence. Chacun
là-bas, ici-bas veux-je dire, a son mauvais génie; celui de
Pablo, c^est don Diego, son maître.
— è Pourquoi? demanda Pluton.
— Parce que don Diego a applaudi aux sottises de son
valet, plutôt que de Ten châtier.
— Alors pendez Diego, et n'en parlons plus; mais Ton-
de Âlonso, j me direz-vous pourquoi
— Ceci, dit Minerve, doit être une allégorie.
— ;Etque signifierait cette allégorie?
— Qu'en pendant un homme vous amusez la populace,
vous faites gagner une vacation au bourreau, une haute
paye aux alguazils, des rôles au greffier, une extinction de
voix au crieur public; vous donnez une leçon aux gens qui
n*en ont pas besoin, mais vous mettez le criminel hors
d'état de la recevoir et de s'amender.
— Alors, dit Argus, on pendra les oncles pour corriger
les neveux.
— Tu es un niais, répondit Pallas irritée.
— Mais enfin, reprit Pluton, dites-moi pourquoi Alonso
s'est trouvé à la place de Pablo ; il n'y a plus de sorciers
que diable I nous ne sommes plus au temps des métamor-
phoses, et tout escamotage a son explication naturelle.
Nous étions si loin, que nous n'avons pas bien vu.
— ^ Si on recommençait? demanda naïvement le Y\eu\
Silène.
9
552 DOiN PABLO
Toute l*as8emblée partit d'an immense éclat de rire.
Jupiter se réyeilia. 11 toussa, ouvrit et Terma les yeux,
pria Mercure de réclamer le silence et prit la parole.
Il fit une rapide analyse de Fbistoire de Pablo, depuis
sa naissance jusqu*à la pendaison de son oncle ; il passa
légèrement sur les détails oiseux* appuya sur les circon-
stances dignes d'une appréciation morale ; semblable à
ringénieur chargé d'exploiter une terre nouvelle, il planta
çà et là des jalons pour indiquer la route que son audi-
toire devait suivre avec lui; il tonna avec indignation, au
sujet des hidalgos d'industrie, contre les travers, les fautes
9
et les crimes des humains ; sa voix, lorsqu'il arriva aux
amours de la belle Antonia, prit un accent tendre et mé*
lancolique ; il fit des vœux pour que l'avenir lui donnât
autant de bonheur qu'elle avait excité dUntérét; il re-
trouva, en un mot, de l'émotion, de la sensibilité, des
larmes, et toute l'assemblée pleura comme lui.
Enfin, reprenant toute sa fermeté et résumant la cause
avec une grande netteté et une sagacité remarquable, il
déclara Pablo coupable de bien des fredaines, mais inno-
cent du meurtre des deux archers de Séville ; il émit l'avis
que le jugement prononcé contre lui devait être cassé, et
que Matorraletconsorts devaientétre appréhendés au corps
et mis en cause ; enfin ^ ici redoubla l'attention de l'au-
ditoire — quant à la pendaison d'Âlonso Ramplon, il
avoua n'y rien comprendre, il hasarda l'opinion que ce
pouvait bien être un caprice de la roue de la Fortune, et
prononça qu'il n'y avait pas lieu à s'en occuper, le mal
étant sans remède.
DE SÉGOVIE. 3SS
— ^Qu'estce que cela prouve ? Bt Bacchiu quand le
tumulte fût calmé. A boire, mon vieux Silène, à boiret
J'ai mal à la gorge de Jupiter.
— ^Ët ma roue ? demanda ia Fortune ; si vous ia laissez
faire des siennes sur terre, elle aura bientôt tout ren-
versé. îQue décidez-vous? continuerons-nous comme par
le passé, ou bien me démettez-vous de mes fonctions?
Vous m'avez demandé une heure d'épreuve ; dans quel-
ques minutes cette lieure aura sonné-
— i'ai reconnu, prononça Jupin, que les choses sout
conune elles doivent être, Je te rends ma confiance, fais à
ta guise ; reprends ta roue, et qu'il n'en soit plus question ;
nous verrons une autre fois. En voilà assez pour aiijour-
d'hui, messeigneurs et mesdames, Je ne tous retiens
plus.
A ces mots l'illustre assemblée se sépara, chacun re-
tourna à son poste; le Soleil h son char, Vulcain k son
enclume, Vénus à son miroir, et Bacchus k son tonneau.
Quelques instants après, le plus profond silence régnait
dans la maison, tout à l'heure si bruyante, de la rue
déserte de Ségovie ; il n'y resta qu'une odeur de musc et
de nectar.
CONCLUS(ON.
i avoDs copié ce qui Buit dans un ancien
nuscrit espagnol, qu'on conserve reli-
usement dans les archives de l'église San
Iro de Teruel (province d'Aragon).
I sli^lîer éTOnement fut, pendant long-
le sujet de toutes les conversations dans
> de Ségovie. Un grand coupable, con-
damné è mort, avait été conduit à la potence avec le
cérémonial accoutumé ; une circonstance peu commune
avait porté au comble la curiosité publique : le con-
damné était neveu dubourreau, et celui-ci avait voulu
55« DUPi PABLU Dt: SÉIïOVIE.
procéder lui-tnAigM|il'exécuUuD..jVu momeot où le bour-
reau se dUposait 'amasser la corde au cou du patient,
un violent orage éclata Eur la ville, et lajÉwrit un
instant d'une obscunlé presque complète ; la ftqfpi éclata,
la potence fU ébranlée, le' oÉlidamaé renversé au pied de
réchafaud. et le bourreau, qui était un peu pris de vin
(e6rîo], s'entortilla dans la corde en cherchant à se retenir,
et se pendit.
« Cet événement fut considéré comme une maniresta-
tlon de la volonté céleste ; on revit la cause du condamné ;
on reconnut qu'il était innocent du principal crime qui
lui était imputé, et la justice loi donna, avec sa grâce>
l'héritage de son oncle.
• On raconte que cette sévère commutation de peine
fit sur le coupable une profonde impression ; il s'amenda
et vécut en honnête homme. Hais de grands chagrins et
l'ignominie de son métier altérèrent bientAt sa santé, et il
mourut après une année d'exercice. Il eût été r^retté,
s'il n'eût été le bourreau.
' Page 3. -* L'idée prindpalc de ce prologue appartiem ii
QaeTedo; les douze premières pages sont la traduction presque
littérale de l'introduction d'une Fantaisie morale de cet écrivain,
intitulée la Fortujtacon leso 6 la kora de fodo»; les deux pages
suivantes sont le résumé de tout ce curieux opuscule ; nous ne
réclamons, comme nous appartenant, que l'incident qui amène
en présence du lecteur le héros de ce livre.
Il nous serait facile, sans doute, de donner de belles raisons
sur les motifs qui nous ont porté à mettre ce prologue en tète du
Gran Tbcafio. Nous nous contenterons de dire qu'il nous fallait
une introduction, et que nous l'avons trouvée là toute faite et
digne, par son extrême originalité, de précéder l'originale his-
toire de Pablo, Ceci donnera peut-être ï ce livre l'apparence
d'un pastiche ; Dieu veuille qu'il ne soit pas traité de rapsodie.
Le texte de noire prologue abonde en pensées aussi plaisantes
qu'imprévues ; nous avons été obligé, pour les conserver dans
notre traduction, de recourir it des expressions peu aecoutnméo;!
¥»f^^ . T'est une l»Jf<>*«"^
-^'* .«le regard pl«» <««
• T^ïiîseulemeot «« ^Z,,.. de Bac-
r" u w«> * -Am<' mot peu* »""•' -, .. ^=4 de treBro»»'—
f^^- ^ ^-^ ^ ««^ti de donner, «a»»»
'^**«*'*"f«:.s ^'«on» Pri» pooî »*«** ^on pour ettf*:
Ji <S'J^ *« "«"» "^"^ f Te^ale in«Bité, dérWé du
i«^= rtoocr, vieux verbe P'««^"' .„, qtfau parucpe
NOTES. 561
français 11 eût fallu dire rempli, encombré, inondé. Ces mots, sans
doute, ont nne signification bien étendue, mais ils sont usés;
Tesprit ii*est familiarisé avec les images qu'ils représentent, et ne
les cherche plus ; il faudrait nécessairement une expression nou-
velle pour traduire un mot nouveau.
^ Page 6. — a N'est-ce pas un mauvais usage de placer le point
a d'interrogation à la fin de la phrase ? Il faudrait au moins qu'il
« y en ait un autre au commencement ; car le lecteur ne le dé>
c( couvre que lorsqu'il a déjà mal prononcé, ce qui l'oblige sou-
« vent de recommencer sa phrase. »
Le sens de cette note nous porte à croire qu'en l'écrivant,
Franklin ignorait que la ponctuation qu'il demande est admise
par les Espagnols. Ils placent toujours un peint d'interrogation,
en le renversant pour le distinguer du point final ^, au commen>
cernent de la phrase ou de la partie de phrase inlerrogative. Ce
point ainsi placé avertit le lecteur et le prépare à donner à sa voix
le ton convenable. Il nous semble plus utile ot plus important que
ie point d'interrogation final. Nous avons adopté ce mode dans ce
volume, bien que l'Académie française ne se soit pas encore
prononcée sur son opportunité. Nous n'avons nullement la pré-
tention de faire école et de trouver des imitateurs ; ce n'est ici
qu'une affaire de caprice ou de convenance personnelle.
• Page 8. — Ckîtte longue liste des caprices de dame Fortune est,
ainsi que nous l'avons dit dans notre première note, le résumé de
la Fortuna con seso. Tout cela est décrit dans cent quatre-vingts
pages au milieu des rapprochements les plus singuliers, des pen-
sées les plus philosophiques, d'applications morales et politiques
d'une haute importance, et d'expressions originales dont Quevedo
a seul le secret. Une semblable idée est féconde en incidents, et
nous sommes étonnés qu'aucun de nos écrivains modernes n'ait
songé à en tirer parti. Il est vrai qu'il faudrait bien du courage et
de la persévérance pour traduire laForluna con seso. Ici du reste
s'arrêtent les emprunts que nous avons faits à Foriginal. L'épi-
sode qui suit nous appartient; il est réellement le prologue et
rintroduction de l'histoire de don Pablo.
* Page 40. — Nous remettons à une note du corps de l'ouvrage
quelques détails sur le cérémonial accoutumé des exécutions en
Espagne.
40
562 NOTES.
10 p^g(» |re — Mercure, en dieu bien appris, ne peut donoer le
Dùn à un aventurier, à un homme d'aussi basse extraction que
Pablo, et surtout à un condamné à mort.
CHAPITRE I.
' Page 19. — Il y a dans Toriginal : era hcmbre de buena eepa :
on dit en français en pareil cas, « c'était un homme de bonne
souche » ; Texpression espagnole est plus précise et prèle davan-
tage au jeu de mots que nous avons conservé : « C'était un homme
d'un bon cep, dit le texte, et selon ce qu'il buvait c'était facile à
croire. »
* Page 90. —T Pablo affecte un air innocent qu'on lui retrouvera
plusieurs fois, et dont le succès serait complet s'il avait affaire à
un auditoire plus crédule. Il importe d'expliquer que tout ce qu'il
vient de raconter de la promenade triomphale de son père n'est
rien autre chose que l'appareil du supplice.
L'âne était la grande utilité, la base de la pénalité espagnole,
il était le guide et le soutien obligé des coupables condamnés au
fouet, à l'emplumage, à la potence ; voleurs, escrocs, assassins ou
gens de mauvaise vie. Nous n'avons rien à dire quant à la potence;
plus tard nous expliquerons la peine de Feraplumage; un mot seu-
lement sur celle du fouet. Le condamné, hissé sur son âne et nu
jusqu'à la ceinture, était promené par les principales rues de la
ville i un alguazil ouvrait la marche du cortège ; des recors for-
maient la haie; en avant du patient marchait un crieur public qui,
d'instants en instants, proclamait à haute voix la faute et le châti>
ment; et en arrière, armé d'un fouet en lanières de cuir, venait le
bourreau.
Le tribunal ûxait rarement la quantité ou la qualité des coups
à recevoir ; c'était un compte qu'il laissait k débattre entre le
coupable et l'exécuteur. Au patient le plus pauvre ou le plus
avare, l'àne le plus lent, le fouet le mieux fourni marquant sans
relâche, sur ses épaules, les temps forts de quelque seguidille
chantonnée par le bourreau, allegro vivaee. Pour un ducat, deux
ducats, quatre, six ducats, et selon le chiffre, un âne plus jeune,
un fouet plus maigre et une chanson variant de VaUegreUo k Van-
dantino, â Vandante ou au largo. Le métier de bourreau, comme
on le voit, ne laissait pas que d'être fort lucratif.
NOTES. 565
Le passage qui a donné lieu à cette noie n'appartient pas, du
reste, littéralement à Quevedo, il y a dans Toriginal un jeu de
mots que nous n'avons pu traduire, et qui nous a forcé de décrire
en d'autres termes les rigueurs que le barbier eut à supporter de
la part de dame Justice. Pablo raconte que lorsque son père fut
relâché, il fut ramené chez lui par un cortège de deuiL cents cardi-
naux qui n'étaient pas des monseigneurs. Le mot espagnol car-
denal signifie à la fois cardinal et cette meurtrissure rouge pro-
duite par un coup dct fouet. On peut comprendre maintenant la
nature de Taccompagnement de Clémente Pablo.
Nous avons renfermé entre deux parenthèses , ici et dans le
courant de ce volume, les passages que nous avons dû imiter
pour ne pas laisser de lacune dans le récit.
' Page 20. — Cette abondance de noms sonores est une criti-
que à radresse des gens du peuple qui ont toujours eu la manie
des noms et des origines illustres.
* Page 21 . — Le vêtement de plumes ou Femplumage était un
châtiment réservé aux gens de mauvaises moeurs et à ceux accu-
sés de sorcellerie. L'âne remplissait son rôle accoutumé; les
condamnés étaient nus jusqu'à la ceinture, enduits de miel et
saupoudrés de plumes. Comme le fouet du bourreau eût dérangé
l'harmonie de cet élégant costume, on permettait à la populace
de faire provision de fruits, de trognons de légumes et d'en
encenser le triomphateur.
Lorsqu'on promenait deux condamnés à la fois, du les plaçait
l'un à la suite de l'autre, sur deux ânes, et tous deux se regardant ;
c'est-à-dire que le patient qui marchait le premier était placé
à reculons et la face tournée vers la queue de sa monture.
^ Page 21. — Nous empruntons la définition suivante à un
spintue) traité de M. Creuzé de Losser sur VOdéide, genre de
poème qu'il nomme VÀlgèbre de la poésie. Pour appliquer cette
définition au sujet qui nous occupe, nous n'avons fait qu'un léger
changement, amour pour poésie ; ce n'est que la substitution d'un
synonyme à un autre.
« L'algèbre de « l'amour » ramène aux formules les plus
simples, aux résultats les plus positifs, tout ce qu'une donnée
offre de vraiment beau ou de vraiment heureux. Et si ce mot
d'algèbre, à l'occasion «d'amour, » étonnait quelques personnes>
$64 ?^OTES.
je les prierais de remarquer que, par ses aperçus vastes, ses
hardiesses si aventureuses, ses poursuites de Vinconnu, ses sup*
positions qui amènent k la vérité, Talgèbre étant la perfection
des mathématiques doit être Texpression de la perfection a en
amour comme » en poésie.
Suivant un vocabulaire ajouté à Tédition espagnole d'Anvers
(1757), « pour rintelligenee de certaines expressions de Que-
vedo, » Texpression algébrirte d'amour signifie « savant dans
Part d'assouvir les passions déréglées, cpmme les a]gd[)ristes
savent, à force de calculs, résoudre les problèmes. »
^ Page 21 . — Vivir eon ia btarba fo6re el hombro. Nous avons
traduit barba^ par barbe, comme tout le monde le traduirait, bien
que ce ne soit pas Tintention précise de Foriginal. Les Espagnols
prennent ici la partie pour le tout» et barba s'entend de toute la
partie inférieure du visage et non pas seulement de racçessoire.
Quels que soient Tâge et le sexe, on dit 6ar6a pour menton. Nous
devrions donc mettre ici : vivre le menton sur l' épaule ;ïèous avons
mieux aimé traduire mot pour mot, suivant le sens évident, afin d'ac-
croître, sMl est possible, l'extrême originalité de cette expression.
C'est, du reste, le précepte de l'homme prudent, c'est l'emblème le
plus exact de la vigilance, et il manque à Argus , le surveillant
de l'Olympe, d'être représenté la barbe sur l'épaule. Il ne suffit
pas à l'homme prudent d'avoir, selon l'expression française ,
tœil et Vareille au guet, il faut encore, comme l'indique le mot
espagnol, que son attention se porte souvent sur ce qui se passe
derrière lui, que sa barbe, en un mot, ne quitte pas l^ne ou
Fautre épaule.
Ces deux manières d'exprimer une même idée nous semblent
définir parfaitement, chacune, le caractère du peuple auquel elle
appartient. VM et l'oreille au guet a quelque chose de léger,
de frivole, de bavard, et fait pressentir une surveillance qui se
trouvera quelquefois en défaut. Vivre la barbe sur l'épaule pré-
sente une idée grave, posée, sérieuse, et indique une attention
de tous les instants.
Ce mot, du reste, n'est pas de Quevedo, il appartient trop au
caractère du peuple espagnol pour n'être pas l'un des plus an-
ciens de la langue vulgaire. Nous le retrouvons employé d'une
manière assez plaisante dans la strophe suivante d'un poème du
quinsièmc siècle sur la vie de Jésus-Christ :
i^j^
NOTES. 565
Con lemor de la Uiildatl
Del vicio qu'aquà na nombre
En tal flaqua humanidad
Siempre la virginidad
Este la barba en el hombro;
Cà las que qaieren guardar se
De soriar tan limpio nombre
Ansi deven encerrarse
Cnando vieren algun ombre.
« Qoe la crainte d'an vice qu'ici je ne nomme pas, porte toigours la virginité à
« vivre la barbe sur l'épaule, ete.
Le poème d'où cette strophe est extraite fait partie d'un recueil
manuscrit de la bibliothèque royale (in-4o, n. 8165, divers ou-
vrages) ; il porte le titre suivant :
Vila Chrisli trobadapar FrayU Enyeguo Uopez de Mendoza,
ffrayle menor de la observanza, a pedimiento de duenya Joana
de Cartagena^ madré suya.
' Page 25.—* L'âne, c'est-à-dire la condamnation, le fouet et
les autres appareils du châtiment.
CHAPITRE II.
' Page 28. — On a pu juger, par la franchise avec laquelle
Pablo a fait le portrait de sa mère, que Texcellente femme n'était
pas le parangon de toutes les vertus ; elle avait eu quelquefois
maille à partir avec la justice, et nous croyons que Pablo n'a pas
dit toute la vérité en racontant qu'elle avait failli avoir le vête-
ment de plumes. Il nous est revenu que, pour ne pas causer de
jalousies, la justice voulant un jour lui rendre les mêmes hon-
neurs qu*à Clémente Pablo, le barbier, son époux, la promena
en grande cérémonie par la ville. L'âne, le crieur public, le
miel, le duvet étaient de la partie ; et de plus, la senora Aldonza
de Rebollo était coiffée d'un bonnet en papier blanc, de forme
conique, nommé eoroxa^ assez semblable à une mitre, auquel
bonnet les pauvres patients devaient d'ordinaire le surnom
d'évêque ou d'évéquesse. La populace, qui est toujours pour le
plus fort contre le plus faible, fut déchainée contre elle et sema
son chemin d'oranges et de citrons gâtés, d'épiuchures et de
trognons de légumes dont quelques-uns Tatleignirent.
Ce que nous confions ici à nos lecteurs, Pablo n'en ignorait
566 NOTLS.
rien puisqu^un jour, soulenaiU une bataille contre des fruitières»
qui l'assaillaient de semblables projectiles, il leur demanda
effrontéraent si elles le prenaient pour Aldonza de Rebollo.
' Page 28. — Voici encore un raot plein d'originalité ; ronger
le$ talons à quelqu'un, c'est détruire, petit à petit, sa réputation
et la miner lentement par la base; c'est le diffamer quand il a le
dos tourné, médire de lui en arrière.
« Regarde, dit quelque part Quevedo (El mundo par dedeniro)^
regarde ce courtisan, acolyte éternel des gens heureux; ikmis
l'avons vu, en public, mendiant les regards du ministre, renché-
rissant sur les courbettes de ses rivaux au point qu'il frottait son
menton sur la terre. Il marchait toujours la tête basse comme
un homme qui reçoit des bénédictions, il répondait oméit, à
haute voix et avant tous les autres, à tout ce que disait le patron.
Maintenant l'influence du ministre diminue et notre homme lui
ronge les talons au point qu'on lui voit les os ; ses flatteries de
l'autre jour, ses adulations, ses cllineries ont fait place aux
railleries, aux propos infimes, à la diffamation; il ronge, il
ronge. »
' Page 29. — H y a dans le texte : rogue la que me dijese si me
hMa eoneebido a eseote entre muekos.
Il ne manque pas d'expressions françaises pour rendre celle
iiaive question de Pablo à sa mère ; littéralement il lui demande
sit lorsqu'elle le conçut, plusieurs y apportèrent leur écot. Nous
avions le choix entre ki « société anonyme » et la « société en
commandite d ; nous pouvions lui faire demander s'il y avait eu
cotisation pour le mettre au monde, s'il était l'enfaot d'un parti
ou s'il était fils de famille : nous avons craint d'être trop précis
et nous avons préféré le pique^ilque.
Notre intention, en traduisant ce livre, a été d'en supprimer
tout ce qui ne ipeui pas être hi par tout le monde ; nous avonons
qu'il nous eût lïeaucoup coûté d'enlever l'expression qui fait le
sujet de cette note ; elle arrive dans des circonstances trop plai>
santés pour n'être pas conservée.
* Page 30. — Le jeu du taureau est un jeu semblable au cheval
fondu ou au saut de mouton.
* Page 51 . — Ceci esi un «mcien asaçe des écoliers espagnols ;
NOTES. 567
le chef élu par eux portait le nom de roi des coqs, à cause des
panaches qui ornaient sa léte.
• Page 32. — Il se fait encore en Espagne, le vendredi saint,
dans quelques villes, une magnifique procession où sont représen-
tés tous les personnages et toutes les scènes de la Passion. C'est
un souvenir des mystères du moyen âge.
7 Page 34. •— DON TORRiBio. Je ne puis déchiffrer ce billet
parce que je ne sais pas lire récriture à Ja main et qu'il me
faudra bien deux ans pour rapprendre.
DON ALONso. i Votrc ignorauce peut-elle arriver à ce point?
DON TORRIBIO. Yoyez-moi un peu le grand mal 1 ^ Combien
de gens qui ne savent pas lire et qui saveut tout le reste ?
(Gardez-vous de Veau quidùri, -— Comédie de Calderon.)
CHAPITRE III.
' Page 58. — La plupart des boutiques de Madrid, au temps
de Quevedo, et il n'y a pas encore longues années, étaient dans
des salles basses éclairées par de petites lucarnes presque au
niveau du sol.
' Page 40. — Nous avons dit que le Chran TttcaHo avait servi
de modèle pour la plupart des ouvrages de la même famille
publiés en Espagne, et que les auteurs' de Gusman d'Alfarache,
d'Estevanille Gonzales, de Marcos Obregon — donnée première
du Gil Bios de Le Sage *— lui avaient emprunté plus d'une idée
plaisante ; nous renvoyons nos lecteurs, pour preuve, au troi-
sième chapitre d'Estevanille Gonzales; le pensionnat du docteur
Canîzarès n'est qu'une faible copie de celui du licencié Cabra.
^ Page 41 . — Nos précédents traducteurs, la Geneste, Raclots
et l'anonyme de la Haye, ont négligé de rendre littéralement
l'expression mise ici par l'auteur; ils ont tous trouvé cinq ou six
mots pour ce seul mot. Notre respect pour les intentions de
Quevedo, notre désir de ne reculer devant aucune des énigmes
qu'il présente à ses interprèles, nous font un devoir d'agir autre*
ment que nos aînés.
Quevedo a mis degcomulgadù», nous mettons comme lui eœ-
communies, oe mot est plein de hardiesse, il est gros d'inter-
568 NOTES.
préuiions. Les commentaires ne manqueront pas, Yoîci le
uôlre.
Le sens premier du mot excommunication est l'interdiction
des biens spirituels de TËglise ou de la communion à la sainte
table, c'est Texcommunicalion mineure. Le sens le plus étendu-
excommunication majeure -* est la défense de toute relation
avec les fidèles : le coupable frappé de celle dernière peine par
la censure de TÉglise ne devait obtenir de personne ni un regard,
ni une parole, ni une place au feu ou à la table ; il était littérale-
ment condamné h mourir de faim. Nous laisserons à nos lectears
le soin de décider si Texcoramunication lancée par Cabra, contre
les entrailles de ses convives, était une excommunication majeure
ou mineure.
^ Page 45. — Il y a dans le texte : un poeo dei nombre âei maes-
tro y cabra axada, un peu de quelque chose ayant le nom du
maître, de la chèvre rôtie. C'est un jeu de mots sur Cabra qui
veut dire chèvre.
^ Page 45. — Nous nous sommes arrêté là pour ne pas tomber
dans un excès d'exagérations qui ne va plus au goût de notre
époque. Ce que nous venons de traduire suffit, ce nous semble,
comme témoignage rendu à Timagination joyeuse et fertile de
Quevedo. Elle avait le défaut commun à toutes les imaginations
ardentes, de ne pouvoir s'arrêter dès qu'elle avait pris du champ.
Ici elle se donne beau jeu, et nos lecteurs nous sauront gré de
leur Hûre gr4ce d'une multitude de pauvres diables affectés d'eoge*
lurcs ou d'autres maladies dévorantes, el qui les apportaient cbex
Cabra pour les faire mourir de faim. Nous nous croyons le droit
de critiquer cette trop grande dépense d'images hors nature, et
de penser que si Quevedo vivait de notre temps il en mettrait
moins encore que nous n'en traduisons. Nous publions l'histoire
de don Pablo pour les lecteurs d'aujourd'hui et non pour ceux
d'il y a deux siècles.
* Page 46. — C'est en hésitant que nous arrivons à cette note;
nous craignons que nos lecteurs n'y trouvent pas l'importance
que nous y attachons, et cependant elle se rapporte à nne hante
question industrielle, à une invention qui a fait grand bmit.
L'expression familière employée par Qnevedo pour désigner
le remédie universel mis en «euvre par la tante dn licencié Cabra
NOTES. 569
porte, à notre grand regret, une cruelle atteinte aux fastes scien-
tifiques de récole polytechnique française , dont un membre
inventa le clysoir. Les périphrases populaires à Taide desquelles
on déguise la crudité du remède se résument dans l'espagnol par
les mots eehar gaitas, c'est-à-dire, à peu près, « pousser de la
cornemuse.)) Gela vient, dit le vieux dictionnaire de Sobrino,
de ce qu'en quelques lieux le 1... se donne avec une bourse de
cuir qui a un tuyau au bout en forme de cornemuse. » Nous
sommes peiné, pour Thonneur de Tindustrie française, d'avoir
acquis la preuve que le clysoir, prétendue invention nationale,
n'est qu'une importation espagnole. Notre impartialité nous fait
un devoir de cette déclaration, puissent nos lecteurs ne pas nous
en faire un reproche. La France a bien assez d'autres gloires ;
souvenons-nous de l'adage : Suum cuique.
GUAPITRE lY.
' Page 52. — Textuellement : Simienle de los Padres del
Yermo, — Non pas des extraits ou des ombres, mais de la graine,
ce qui est encore plus imperceptible.
' Page 54. ~ On désignait sous le nom de Morisques les
Maures qui restèrent en Espagne après la conquête du royaume
de Grenade. Boabdil, le dernier de leurs rois, en traitant avec
don Ferdinand le Catholique, pour la reddition des places qu'il
possédait encore, obtint pour les vaincus le libre exercice de
leur religion ; mais bientôt on viola le traité. La force, la terreur,
tous les moyens de persécution furent employés pour amener
les Maures à abjurer ; ils se révoltèrent, et don Ferdinand marcha
plus d'une fois contre eux. Charles -Quint, Philippe II conti-
nuèrent la persécution organisée par Ferdinand ; l'inquisition,
établie à Grenade, obtint de douteuses conversions ; puis enfin,
après une nouvelle insurrection qui dura deux ans au milieu des
montagnes de TAlpujarra, les Morisques furent entièrement
chassés d'Espagne par Philippe III.
Les chrétiens donnaient aux Morisques le surnom de éhiem ;
nous avons vu plus haut, que dans le langage populaire, chat était
synonyme de fripon : de là la plaisanterie de Pablo sur rh6te1ier
de Viveros.
47
570 NOTES.
' Page 60. <— Jaan de Leganos était un savant mathématicien
qui 8'e8t rendu aosai célèbre en Espagne que Barème en France.
* Page 62. — Textuellement : Je vow touhaile la gale, ex-
pression proverbiale dont nous avons préféré traduire le sens.
CBAPITRE V.
' Page 66. — L'usage du billet de confession s>st maintenu
longtemps en Espagne. On réchangeait contre un billet de com-
munion lorsqu'on s'approchait de l.i sainte table, et chaque année,
pendant la semaine qui suivait le dimanche de Quasimodo^ le curé
passait une revue de ses fidèles, et affichait h la porte de Féglise,
à la suite des excommuniés, les noms de ceux qui n'avaient pas
rempli pendant Tannée leurs devoirs de chrétiens.
Le billet de confession était un moyen de persécution ajouté
à ceux employés contre les Morisques et dont nous avons parlé
plus haut. Les règlements de Tlnquisition les obligeaient à pré-
senter leur billet à toute réquisition d'un familier.
* Page 71 . — Nous devons avouer que telles ne sont point les
épreuves auxquelles fut soumis notre ami Pablo. Le récit que
lui fait faire Quevedo ne pouvait paraître ici; il ne serait pas du
goût de nos lecteurs, et quel que soit notre désir de ne rien
enlever au caractère des mœurs de l'époque, nous n'avons pu
traduire la multitude de saletés dont Pablo est victime. Nous
avons rempli cette lacune comme nous avons pu j le cadre est le
même, le tableau seul est diflérent. Notre pièce de rechange
commence au milieu de la page 67.
' Page 71. -- ÀnffHiUade, coup de peau d'anguille et, par ex-
tension, coup de mouchoir roulé en forme d'anguille, coup de
fonet, de lanières, etc.
* Page 75. ^ Ici encore, et pour le même motif, nous avons
dû, suivant l'expression d'un vieil écrivain, «repurger les endroits
scandaleux qui pouvoient offenser les religieuses oreilles, o
CHAPITRE VI.
' Page 85. — l^e saint office choisissait ses familiers parmi les
habitants notables de chaque ville. Il fallait, pour être apte à remplir
NOTES. 574
ces fonctions, prouver que depuis quatre générations on n'avait
aucun mélange de sang more ou iuif. Ces preuves équivalaient
à des titres de noblesse, et c'était la surtout ce qui faisait recher-
cher le titre de familier par tous ceux dont le nom n'était pas
inscrit au nobiliaire. Les familiers prêtaient serment de fidélité
à rinqnisition, et étaient chargés d'exécuter tous les ordres éma-
nés de son tribunal. On les reconnaissait à une croix qu'ils por-
taient à leur boutonnière ; une croix semblable était placée sur
la porte de leur demeure. Les familiers avaient de nombreux pri-
vilèges, et entre autres celui de pouvoir être poursuivis pour dettes
sans la permission du tribunal. L'Inquisition eut Tbonneur de
compter Lopc de Yega parmi ses familiers; une telle distinction
^ accordée à un auteur dramatique aurait quelque chose d'étrange
si tout n'était déjà singulier dans Tcxistcnce de cet homme ce*'
lèbrc.
' Page 89. — Pendant les fortes chaleurs on distribuait dans
tous les couvents de religieuses une boisson rafraîchissante dont
chaque passant pouvait demander sa part. Les larcins semblables
à ceux que commet Pabio devinrent si communs, que les nonnes
furent obligées d'attacher avec des chaînes les tasses dans les-
quelles elles donnaient à boire.
' Page 90. — Antonio Perez est un des plus célèbres exemples
des haines et des persécutions acharnées de l'inquisition espa-
gnole. Il était ministre et premier secrétaire d'État du roi Phi-
lippe IL Disgracié par son maître à la suite de quelques intri-
gues de confesseurs, et poursuivi par le saint office, il s'échappa
de Madrid et passa en Béarn où il obtint asile dans les domaines
de Henri IV.
L'Inquisition le mit en cause, le déclara contumax et le con-
damna à être exécuté en efligie ; ses biens furent confisqués, son
nom voué à l'infamie, et des fanatiques à gage le suivirent et ten-
tèrent de l'assassiner, soit à Londres où la reine Elisabeth l'avait
accueilli, soit à Paris où il se retira plus tard.
Henri IV se déclara son protecteur el lui offrit une pension
de 12,000 livres qu'il refusa a afin de prouver qu'il était fidèle
à son roi. «> Il mourut en 4611, et sa mémoire fut réhabilitée.
572 NOTES.
CHAPITRE VII.
' Page Ifô. — On ne tient pas tongonrs de sa famille.
' Page 96. — Guindef, terme technique : baosser, élever à
l'aide d'une machine. De là on appelle style guindé celui qui af-
fecte un ton trop élevé, qui recherche des images tellement haut
placées qu'on les perd de vue. — Avoûr l'air guindé, c'est mai^
cher avec roideur, la tète droite, le cou tendu ; Pablo dirait : un air
de pendu dépendu.
' Page 06. — Text. : la de paio^ ou mieux, laenede polo, Vn de
bois. La potence espagnole est formée de deux montants réunis
par une traverse, ce qui lui donne l'apparence d'un n de romain
oudu« grec. .
* Page 97.— Nous avouons que ces détails sont ignobles, qu'on
ne peut les lire sans une profonde impression de dégoût, mais
c'est avant tout de la vérité, de la couleur locale, et peu d'écri-
vains contemporains de Quevedo ont su être aussi fuUure. On ne
peut faire écrire un bourreau comme une petite maîtresse, et
selon nous il y a quelque chose de réellement beau dans une telle
hardiesse d'expression. Nos écrivains modernes veulent qu'il y
ait du sublime en tout, dans le mal comme dans le bien. Nous
pourrions dire que cette lettre est sublime d'horreur. Elle est
telle que doit l'écrire un homme vivant au milieu de la lie de la
populace, poursuivi du mépris de tous, n'ayant d'autre passion
que l'ivresse, d'autres dieux que sa corde, son fouet et les instru-
ments de la torture.
— C'était un préjugé fort répandu parmi le peuple que les pâ-
tissiers se réservaient volontiers la meilleure part des criminels
privés de sépulture.
^ Page 97. — Célestine est l'héroïne célèbre et populaire de
l'un des ouvrages les plus remarquables de l'ancienne littérature
espagnole. Drame et roman tout à la fois, le premier écrit ayant
des caractères soutenus, un dialogue animé, il est considéré
comme le point de départ et le modèle de tout ce que l'Espagne
a produit dans l'art dramatique ; il n'est pas un Espagnol lettré
qui ne le connaisse, c'est le classique par excellence.
Célestine est le type de toutes les vieilles femmes à allures dou*
teuses, des duègnes complaisantes, des messagères d'amour, des.
NOTES. 575
confidentes de jeunes seigneurs, des séductrices de jeunes filles.
Elle a fait tous les plus vilains métiers, y compris la magie blan-
ble et la sorcellerie. Dans son genre, comme Fonde de Pablo
dans le sien, Célestine est un portrait sublime.
• Page 99. — Il y a dans le texte : como lo hiciei^on moneda^
comment on en fit de la monnaie ; par allusion au mot cuarlo,
quart, qui est en même temps le nom d'une pièce de monnaie
valant le quart d'un réal ou un sou. — Je l'ai coupé en quatre,
avait dit le bourreau. .
«
CHAPITRE VIII.
' Page •lOG. — Juanelo, savant mathématicien et habile archi-
tecte, est le constructeur du fameux aqueduc de Tolède dont
on admire encore aujourd'hui les ruines magnifiques.
^ Page 108. — Quevedo n'aime pas plus les médecins que
Molière ne les aima, il ne se fait faute nulle part d'un coup de
patte à leur adresse.
a Un homme, dit-il dans une de ses visions {El alguacil al-
guacilado)j un homme fut amené devant le tribunal de Pluton et
accusé de plusieurs homicides ; on l'enferma avec les méde-
cins. »
— « Quiconque a été mon élève, dit ailleurs un maître d'armes,
ne manque jamais de tuer son homme. On pourrait très-conve-
nablement m'appeler Galien, puisque j'enseigne l'art de donner
la mort. »
Du reste Quevedo a bien d'autres antipathies , il n'épargne
pas davantage les greffiers, les tailleurs, les alguazils. Sa
verve caustique s'en donnerait à cœur joie s'il vivait de nos
jours.
^ Page 108. — Ceci s'adresse à un écrivain espagnol nommé
Estrella, auteur d'un livre intitulé les Grandeurs des armes.
C'est en même temps une critique dirigée contre tous ceux qui
prétendent donner la théorie d'un art qu'on ne doit euseigner et
apprendre que par une pratique continuelle.
* Page 111. — Le génie littéraire espagnol a introduit dans
tous les écrits des seizième et dix-septième siècles deux carac-
574 NOTES.
lères remarquables entre tous et d'une grande originalité : la
duègne et le spadassin. Chaque écrivain les a mis en scène,
chacun les a développés et s'est complu à ajouter quelques
^ coups de crayon aux Hgures si habilement esquissées par ses
devanciers. Ces deux caractères sont arrivés jusqu'à nous avec
toute la perfection d'une œuvre vingt fois retouchée, rien n'y
manque, pas plus qu'aux portraits sublimes de Yelasquez et de
Murillo.
/ La Célesline, ce vieux livre dont nous avons déjà parlé, est le
premier qui nous présente ces deux caractères ; Célestine est la
duègne par excellence, la duègne consommée, et si Centurion, le
rufian, n'est qu'une ébauche, cette ébauche vaut déjà un portrait
longtemps étudié.
Les sentiments dominants du caractère castillan des temps
héroïques étaient l'esprit chevaleresque, héritage légué par les
Maures aux descendants des Goths, un noble orgueil, une force
redoutable, une bravoure à toute épreuve. De ces sentiments
réunis ont été formés les beaux caractères du Cid , de Fernand
Gonzales, de Bernardo del Carpio. Il ne faut pas chercher l'ori-
gine du spadassin ailleurs que dans ces grandes ûgures. Avec les
mêmes paroles, les mémos armes, la même allure, il en est la
copie maladroite, la ridicule parodie. Le noble orgueil est devenu
chez lui une sotte vanité, la franche bravoure une audace sans
résultat, une bravade sans effet. C'est que pour contenir de tels
sentiments, il fallait de grandes âmes ; pour soutenir ces lourdes
cuirasses, il fallait de larges poitrines ; pour manier ces massives
épées, il fallait des bras vigoureux. A mesure que les siècles ont
marché, les proportions humaines se sont rapetissées, et senti-
ments comme armures, rien de tout cela, à peu d'exceptions près,
ne va plus à notre taille.
Vaniteux avant tout, fier de toutes ces grandes gloires des
temps passés dont il prétend avoir sa part par droit héréditaire,
le valiente Castillan s'est cru la puissance d'essayer aussi de
grandes choses^^f il a saisi la Tisona du Cid et l'a laissé retomber
à terre ; il a pris ses cuirasses toutes meurtries et s'est perdu au
milieu d'elles comme Sancho entre ses deux pavois; il lui restait
les grandes paroles du Campeador, et sortant d'un si petit corps,
d'une gorge si exiguë, ces grandes paroles sont devenues ridicules.
Sans s'apercevoir de tout cela, il s'est posé fièrement, la jambe
NOTES. 575
le poing sur la hanche, le chapeau sur Toreille, la
. menaçanle à défaui du poignard ; et il s'est cru,
certain soldat que rencontre Pablo, bien plus grand que
.} Dias, que Bernardo, que Garcia Paredes cl tant d'autres. Il
a mieux fait que de le croire, il Ta dit ; car force, noblesse,
fierté, bravoure, la parole chez lui remplace et résume tout
cela *.
Centurion, le spadassin de la Célestine csl, nous Tavons dit, la
première esquisse de ce singulier caractère que nous ayons ren-
contrée dans Tancicnne littérature espagnole. Son épée j6st la
plus redoutable des épées présentes et passées; elle peuple les
cimetières, fait la fortune des chirurgiens, brise les armures, les
cottes de mailles les plus fines et donne sans cesse de la besogne
aux armuriers. Boucliers de Barcelone, morions de Galatayud,
casques d'Âlmazan, rien ne lui résiste quand elle est conduite par
le bras de son maître. Centurion tue de toutes les manières, ses
clients peuvent choisir dans un répertoire de sept cent soixante-
dix espèces de mort qui toutes lui sont familières ; il lui est même
arrivé quelquefois de tuer à coups de bâton pour laisser reposer
son épée ; mais qu'on ne lui demande pas de châtier seulement,
il jure par le saint corps des liUmies qu'il n'est pas plus possible
à son bras droit de frapper sans tuer, qu'au soleil d'interrompre
ses courses accoutumées dans le ciel.
Centurion n'est que paroles — hat^la. — On le prend au mot,
on le met à l'œuvre, il fuit.
— « Qu'importe qu'ils soient tous contre moi, si c'est moi qui
me défends ! » dit Garces, le soldat fanfaron d'une comédie de
Caldcron.
— « Vrai Dieu ! ceci est magnifique, dit le bravache d'un cé-
lèbre sonnet de Cervantes, et qui dirait le contraire en a menti. »
Et tout aussitôt, sans plus attendre, il enfonce son chapeau, cher-
che la garde de son épée, regarde de trayers, s'en va... et il n'y
eut rien.
La verve comique et originale de Quevedo s'est complu à ce
sujet toujours neuf et toujours fertile ; il a semé de spadassins,
* Aussi c'est de l'espagnol qae nous esi vénale mot hâbler. L'espagnol n'a pas d'antre
verbe pour exprimer l'action de la parole ; il ne parle pas^ H hâble. Du reste, hablar,
corruption du vieux mot fablar (comme hidalgo de fidalgo^ halda de falda, haeer de
facer), dérive du mot latin fabulari, dire des fables.
576 NOTES.
d\ilguazils el de inattres d'escrime, tooles ses œuvres facétieuses.
' Nos lecteurs en rcnconireront sous toutes les formes dans l'his-
toire de don Pablo. Au milieu de la réunion de portraits bizarres
et de piquantes ébauches dont notre auteur a composé ce livre,
le portrait du spadassin est le plus piquant et le plus original.
CHAPITRE IX.
• Page tt7. — Nous avons supprimé l'échantillon désœu-
vrés du sacristain. Il aurait perdu tout son mérite à la traduc-
tion.
• Page in. — Cinquante strophes de huit vers, ce qui fait, de
bon compte, quatre millions quatre cent mille vers. Lope de
Vega , dont Quevedo plaisante ici Fabondante facilité, ne fit, à
part un nombre infini d'écrits de toute espèce, en prose et en
vers, que dix-huit cents pièces de théâtre. C'est encore loin de
la fécondité du sacristain de Majalahonda.
' Page H7. — On appelait comédies divines, actes sacramen-
ïels, les pièces de théâtre dont le sujet était pris dans TAncien
Testament et dans Thistoire sainte, et qui se jouaient à la Fêle-
Dieu et à Noël. Lope de Vega en a fait un bon nombre en outre
de ses dix-huit cents comédies.
• Page 120. — Nous avons supprimé cette pragmatique, qui au
premier tort d'être longue, joint celui d'être fort ennuyeuse et de
n'avoir aujourd'hui aucune signification.
CHAPITRE X.
' Page 426. — Don Gabriel de Lignan, auteur de poésies fort
estimées et d'un roman intitulé el Zeloso, le Jaloux, publié au
commencement du dix-^ptième siècle. — Don Vicente Espinel,
ami de Miguel Cervantes, inventa un modèle de guitare qui à
pris son nom. Il a laissé une traduction en vers de VÀri poétique
d'Horace, et un peUt roman intitulé la Vie de Vécuyer Marcoe de
Ohregon, dont Le Sage a tiré grand parti en composant GU
Bios,
— En outre de dix-huit cents comédies et de quatre cenu
actes sacramentels, Lope de Vega a écrit dans tous les genres.
NOTES. 577
Il ne savail pas écrire que déjà il dictait des vers. Homme oni-
versel, il essaya de tous les métiers ; d*abord secrétaire du doc
dWlbe, puis du comte de Lemos, il se fit soldat et combattit sur
la grande Armada, sous les ordres du duc de Médina Sidonia.
Deux fois marié et deux fois veuf, il embrassa Tétat ecclésiasti-
que, reçut les ordres à Tolède et devint supérieur de la congré-
gation des prêtres à Madrid, puis familier du saint office. Il n*en
continua pas moins à faire des vers et des comédies, et le pape
Urbain TIII lui envoya la croix de Malle. Il mourut à soixante-
treize ans, riche et considéré.
— Don Alonso d'Ercilla, page de Charles-Quint et plus tard
secrétaire intime de Philippe II, est Tauteur d'un célèbre poème
épique intitulé el Araucana. Ce poème est le récit d'une guerre
entreprise par Tordre de Philippe II contre les sauvages de
TArauco, contrée voisine du Chili. Ercilla assista à cette guerre
comme volontaire , et quittant à chaque instant Tépée pour la
plume et la plume pour Pépée, il écrivait le soir les événe-
ments de la journée. Lope de Vega a pris dans le poème d'Er-
cilla le sujet d'une pièce de théâtre intitulée VArauque dompté.
— On a conservé de Figueroa un recueil de poésies remar-
quables. Lope de Yega lui a consacré plusieurs strophes dans un
poème biographique intitulé le Laurier d*ApoUon.
— Don Pedro de Padilla, d'origine portugaise et chevalier de
l'ordre de Saint-Jacques, fut un des poètes les plus célèbres du
seizième siècle. Il a écrit un recueil de poésies, des églogues et
une histoire anecdotique de la guerre de Flandre en 4585. Il se
fit moine de l'ordre des Carmes de Castille, en 1585, et devint un
prédicateur remarquable.
* Page ^151. — V huile de la lampe, c'est-à-dire le produit du
tronc consacré à l'entretien de l'autel et des lampes de l'église.
3 Page 134. — Le précurseur des houles couvres, c'est-à-dire le
crieur public qui, ainsi que nous l'avoi.s dit dans une note pré-
cédente, marchait en avant des criminels qu'on conduisait au
supplice, et proclamait à haute voix, à tous les carrefours, l'arrêt
prononcé contre eux.
* Page 154.— Il y a dans le texte : cineo laudes que llemban
sogas pour euerdas, cinq luths qui en guise de cordes harmoni-
ques portaient des cordes de pendus.
48
378 NOTES.
CHAPITRE XI.
* Page Hl. — Voir la note % du chapitre premier.
CHAPITEE XII.
' Page 152.— Fils de rien, roturier, ^t^ de nada, par opposi-
tion âi gentilhomme ou hidalgo^ mot formé par conlraction de hi-
jodâlgo ou mieux hijo de atgo, fils de quelque chose. Ces deux
mots formaient la désignation des deux grandes divisions de la
population espagnole. On était fils dé quelque chose ou fils de
rien, gentilhomme ou roturier, noble ou vilain ; il n'y avait pas
de terme moyen, pas de tiers état ; il restait toutefois au fils de
rien la ressource, fort rare à cette époque, de devenir fils de ses
œuvres.
* Page 454. — Conde de hlos, sans doute le marquis de Gara-
bas espagnol. Nous h*avons pu trouver Thistoire de cette célé-
brité populaire.
' Page 184. «-Casa y iotùr montafièi, manoir et souche mon-
tagnarde. On appelle la Montagne une partie de la Vieille-Castille
comprise entre lés Âsturies et 1â Biscaye et formée par les tcrritoi^
res de Burgos et de SântaiMler. Cette petite contrée renfermait les
ifianoirs patrimoniaux de la plus ancienne noblesse espagnole.
Être de ca$a y tolar mantànès était le plus beau de tous le&
litres, et les descendants de ces antiques ^milles font sonner bien
haut, encok'é aujourd'hui, leur origine montagnarde. Il est arrivé
toutefois ce qui arrive toujours : c'est qu'à l'époque où yivail
Quevedo^ il n'y avait pas un mince hidalgo qui ne se prétendu
issu d'un ioUvr de la Montagne ; de telle sorte que quelque petits
que fussent les domaines patrimoniaux, il eût fallu vingt fois les
territoires de Burgos et de Santander pour les contenir tous. Il
résulterait de toutes ces prétentions que la poignée de ces brates
à Taide desquels Pelage commença raffranchisscment de rËspà>
gne, et qui furent les premiers fondateurs des manoirs de la Mon-^
tagne, devait former une armée nombreuse.
L'Ailla^ immeMê est le type dti pauvre gentilhomme
n'ayant d'autres biens que son litre de noblesee et une bicoque
en ruines ; mais il ne prend pas toujours son parti aussi brave-
NOTES. 579
lucnt quç celui que nous rencontrons ici. Les auteurs comiques
espagnols, ayant à metlie en scène un genUlhomme ridicule et
vaniteux, le font venir de la Montague. Le don Torribio Quadra*
dillcs de Calderon ( Gardez-vam d^ Veau qui dorl ) est le hobe-
reau niais et fat par excellence. Sa généalogie est la chose la
plus précieuse du monde, il la porte partout avec lui dana un
beau fourreau de velours cramoisi, et tous ses ancêtres y sont
peints a comme de petits saints dorés. » 4 Pourquoi sa femme
irait-elle à la messe ? Avec sa généalogie elle en a plus qull tte
faut pour être une vieille chrétienne. Deux cavaliers se battent,
on les sépare, et Torribio veut leur faire jurer la paix sur sa gé-
néalogie. Pour lui, sa généalogie est tout, il ne la lit jamais, car,
nous Tavons déjà dit, il ne connaît pas Récriture de main; i mais
où est la nécessité ? une telle généalogie ne dispense^t^-elle pas de
toute science ?
* Page 154. —Voir la noie ci-dessus, n®. 1.
5 Page IrSt'^La lettre d'or, c'est-^à-dire Tinitiale, augm^tfût
de beaucoup la valeur et Timportance d'une généalogie; m l'a-
vait pas qui voulait, et il fallait faire valoir d'immenses services
et une origine bien illustre pour obtenir le droit d'orner \m titre
de noblesse d'une initiale dorée.
Le gargotier auquel s'adressa le pauvre hidalgo trouvait, à
bon droit, qu'en échange de quelques vivres mieux valait un peu
d'or que beaucoup de parchemins.
® Page 455. -»- Au temps de Quevedo peut-être, mais aujour-
d'hui c'est beaucoup moins juste ; poète et gueux ont cessé de-
puis quelque temps d'être synonymes.
7 Page 455. — Le dpn, diminutif de dominus, seigneur, n'ap-
partient qu'à la noblesse ; mais par la même raison que le plus
petit hobereau voulait être issu d'un solar de la Montagne, par
la même raison que la mère de Pablo prétendait descendre des
triumvirs romains, les gens du peuple, entre» eu^ surtout, s'hono?
rent du don et s'appellent $^ignçur çav(fi^r *'
Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros conme le bras.
Tous, et surtout les Biscayens, les Navarrais et les Castillans, se
disent nobles comme le roi, et malheur à qui en doute.
Lors de la prestation du serment de iidélité au roi Philippe V,
580 NOTES.
petit-fils de Louis XIV, le ministre du jeune monarque s'aper-
çat avec quelque étonnement que chaque gentilhomme écrivait
à côté de sa signature : noble comme le roi; il s'en trouva même
un qui ajouta ces mots : y poco mas (et un peu plus). « i Que pré-
tendez-vous donc? lui demanda le ministre courroucé ; la maison
de France n'est-elle pas la plus ancienne entre les maisons sou*
veraines? — Seigneur, répondit le fier hidalgo, ce que vous dites
est vrai, mais le roi est Français, et j'ai l'honneur, moi, d'être Cas-
tillan.»
CHAPITRE XIII.
^ Page 160. — Qui s'attend à l'écuelle d' autrui dine souvent
par cœur, dit un proverbe français. Il ne faut compter que sur
soi-même et vivre de son bien; qui se repose sur l'aide des autres
est souvent abusé. Si quieres ser bien servido, dit un autre pro-
verbe espagnol, servile tu misma; à lo que puedes solo, no espè-
res à otro, La société, selon Ghampfort, se compose de deux
grandes classes d'individus : ceux qui ont plus de dîners que
d'appétit, c'est le plus petit nombre; et ceux qui ont plus d'ap-
pétit que de dîners, c'est le plus grand.
' Page 4 61. —Jamais mendiant ne mourut de faim en Espagne,
on faisait chaque jour à tous les couvents de copieuses distribu-
tions de soupe dont chaque passant affamé pouvait prendre sa
part sans un certificat d'indigence. Les mendiants de profession,
enrichis par les aumônes qu'ils demandaient au nom de Dieu et
qu'aucune âme dévote ne pouvait refuser, laissaient voloniiers
leur part de soupe à de plus misérables, et Ton voyait à la porte
des couvents, à l'heure des distributions, plus d'étudiants ruinés,
de filous maladroits et de chevaliers peu industrieux, que de vé-
ritables pauvres.
' Page 162. — Textuellement real de barato. On appelait ba-
ratOt en style de maison de jeu, ce que chaque joueur donnait sur
son gain au spectateur placé près de lui, en récompense de
quelques petits soins, de quelques conseils et surtout de ses fé-
licitations.
< Page 166. — Blanc était le nom de deux très-petites mon-
naies espagnoles valant, l'une un dcmi-maravédis, c'est-li-dire la
NOTES. 38^1
soixante-sixième partie du réal de veillon, un peu moins d'un de-
nier de France ; Taulre, la douzième partie du réal, ou 5 deniers.
L*ancienne monnaie française portant le même nom avait la
même valeur que cette dernière.
CHAPITRE KIV.
* Page 472. — Jargon de bohème, germania; c'est le nom de
ee langage sans origine, sans feu, ni lieu, ni famille, qui prend
dans tous les pays le même rang honteux, et qui hante en Es-
pagne, en France et ailleurs, les tripots, les francs tapis et les
lieux de bas étage : Targot. Voir un roman moderne.
* Page 474. — On appelait poires à poudre des manches fort
larges à Fépaulc et se terminant en pointe au poignet.
3 Page 476. '— Les Espagnols tra<luisent se moucher par sonar
se^ expression d'une naïveté tout à fait primitive, et dont nous
n'avons pas besoin de faire comprendre l'onomatopée.
Sonar signifie sonner, résonner, faire du bruit, éclater; sonar
se, se sonner, se tirer du son.
CHAPITRE XV.
* Page 180. — Bosco, le Gallot espagnol.
^ Page 187. — VAnligua est l'église métropolitaine de Yalla-
dolid ; Quevedo parle ici de celte église comme il parlerait de
toute autre ; mais Yalladolid était, à celle époque, la ville à la
mode, la ville par excellence, et la cour y habitait. On n'ignore
pas qu'il y avait dans les églises d'immenses caveaux communs
où étaient déposés, comme dans les fosses communes des cime-
tières , les cercueils des morts appartenant à la classe moyenne.
CHAPITRE XVI.
' Page 19S. — On peut comparer l'université de Siguenza à
quelqu'un de ces pensionnats de nos jours qui portent sur un
écriteau doré le titre pompeux diHnslitulion^ et qui comptent,
dans les grandes occasions, cinq élèves pensionnaires et trois
externes. Les écrivains du siècle où vivait Quevedo avaient un
grand faible pour les plaisanteries de ce genre, et leur verve
582 NOTES.
railleuse s'est inainiefi fois exercée sur le C4>fnpie des universités
mineurei d'Espagne. Le bon curé Pero Ferez, voisin et ami de
don Quichotte, desservant de ThumUe paroisse d'Ârgamasilla,
dans la Manche , portait le titre de licencié de Tuniversité de
Sîgueoza ; le docteur Pedro Recio de Tirteafuera , médecin
insulaire el gouvernemental, attaché à la personne de Sancho
Panza , avait reçu ses degrés à l'université d^Osuna ; Lope de
Vega lui-même publia quelques poésies burlesques, entre autres
la célèbre Galofnaquia, sous le pseudonyme de Tome de Burguil-
ios, docteur gradué à Onate. C'étaient de joyeuses plaisanteries
qui aujourd'hui sont incomprises, mais auxquelles ressemblerait
fort la pompeuse vanité d'un apprenti peintre en bâtiments qui
se dirait hautement élève de quelque badigeonneur inconnu.
* Page 495. — Voir la note 2 du chapitre Yl.
^ Page 196. — La science des emeUmoi ou oraisons était une
science importante dans laquelle prenaient des degrés toutes les
duègnes, tous les mendiants, et dont les aveugles étaient les plus
célèbres adeptes. Il y en avait pour tous les maux, pour toutes
les affections, el leur succès était infaillible si elles étaient réci-
tées avec componction, d'une voix grave et posée. L'oraison à
sainte Apolline était, entre toutes, d'une puissante efficacité, et
dissipait à l'instant la rage de dents la plus opiniâtre ; le savant
bachelier Samson Garrasco la conseilla a la gouvernante de
(Ion Quichotte ; et Gélestine, portant un message d'amour, s'in-
troduisit chez une jeune fille sous prétexte d'en demander copie.
L'aveugle qui fit l'éducation de Lazarille de Termes était un re-
cueil vivant ô*en$almo8^ il en savait cent et tant; enfin, Pedro de
Urdemnlas, le héros d'une comédie de Cervantes, disait en pas-
sant en revue les plus célèbres :
Se la del anima sola, Je sais^roraisou de Tâme seule.
Se la de san Pancracio, L'oraison de saint Pancrace,
La de san Qnirce y Acacio ; De saint Qoirce et de saint Acace ;
Se la de les sabanones. Celle qai guérit l'engelnre,
La de carar tericia Celle qui gnéril la jaunisse
Y resolver lamparones. Et qui chasse les écronetles.
Le savant P. Feijoo s'est donné la peine de prouver, dans son
Tealro critieo uniffênal, que les enêtUmoi, les oraisons, les pa-
roles n'étaient d'aucune efficacité, et que les empiriques ou ia-
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586 NOTES.
bâilla ; ceci n'avait rien de 8ttr|H*enantchei un homme qui jeûnait
depuis quarante jours et qui avait Testoroac tiraillé par Todeiir
de soufre de Beizebulh, autant que les oreilles fatiguées par ses
bavardages. Jésus donc ayant bâillé, le diable lit un mouvement
pour s^introduire par l'ouverture, et c'en était Uni du Sauveur s'il
n'eût fait précipitamment, en travers de sa bouche, un signe de
eroii, — un signe de croix, notez bien, un signe de croix de
Jésus, — et ce signe de croix envoya le tenialeur à cent pas.
Nous comptons, parmi les Espagnols qui veulent bien nous
honorer de leur amitié, des hommes d'esprit et de science, fort
ao-<iessos des petits préjugés et desb croyances populaires ; cepen-
dant don Eugenio, don Patricio, don Genaro Ferez, se font des
croix sur h bouche quand ils bâillent. Nous avons demandé un
jour à Santiago de M , un joyeux vivant qui a le diable au
corps et qui bâillait devant nous en se signant, à quoi lui servait,
à lut, celte précaution ?
— Hùmbre ! nous répondit-il, btuta uno, cVsi assez d'un ! Eh !
s'ils étaient deux, ce serait Fenfer !
* Page 255. — Il fallait, en effet, que ce pain fût bien dur; mais
le médisant, d'ordinaire, ne s'arrête pas pour si peu. Si, comme
le serpent de la Fontaine, il rencontre une lime, il n'est point
assez sot pour y user ses dents ; il ne faut point toujours de grands
moyens pour combnllre de grandes puissances : un rai sauva le
lion ; contre la lime une goutte d'eau suffit.
Si le pain du ( ataîan est trop dur, le médisant se gardera d'y
mordre, el lo Catalan est bien niais si, plutôt que de se rompre
U'S dents, il n'omploie pas le pelil moyen du médisant contre
la lime.
CHAPITRE XIX.
* Page %Uh -^ tireiiier se dit en espagnol etaritan et eêcribano ;
scribe se traéuit par e$enba ; de là un jeu de mois que nous n'a-
vons pu rendre complètement.
Le mot seribe se disait primitivement, chez les Juifs et chez les
RoinaiitS, des docteurs chargés de l'interprétatiMi de la loi. Plus
tard il est devenu le synonyme d'écrivain, de greffier, de secré-
taire, de pratieii^. Il s'applique aujourd'hui à tout ce qui tient
kl plume et surtout à co qui la tient mal. — Le lecteur voudra
NOTES. 5R7
liieii riir )K«j viùr ici une allaque contre un spirituel acudémi-
€ien.
' Page S!6. — Les trois paRcs qu'on vient de lire ne font
point partie de l'original; mais elles, appartiennent posilivemeul à
Quevedo. Elles sont traduites d'une lettre adressée ^ dona An- '
tooia de Silva y Mendoza, duchesse de Lerma, sous le litre de
Caria de bu eatidades dt un matritmmio. On retrouve dans celte
lettre, comme dans presque tous les écrits de Quevedo, cette
verve plaisante et originale qui le déborde de toutes pans, même
lorsqu'il veut être sérieux , même lorsqu'il aflecte des pensées
philosophiques, même lorsque la haute position de la personne à
laquelle il s'adresse exige le respeci cl impose une extrême
réserve. Quevedo aspirait, comcne Lope de Vega, à traiter tous les
genres; historien, moraliste, théologien, poète, il resta plaisant
et satirique avant tout ; et, dans ses œuvres les plus graves, on
devine toujours l'habit bariolé de l'homme d'esprit sous le
manteau noir du sage.
En traduisant le chapitre du TaeaAo auquel se rapporte cette
note, nous n'avons pu résister au désir d'y placer la lettre à lu
duchesse de Lerma ; elle est tout à fait dans le caractère du livre
el dans celui du héros. Sa place y est marquée, et l'arlcquinade
|>asserail inaperçue si nous ne la signalions tout le premier.
Nos lecteurs nous rendront cette justice de reconnaître que
décidé, en commentant ce livre, à ne pas nous renFermer dans
les rigoureuses limitesd'unc traduction strictement littéraire, nous
n'avons abusé ni du droit que se donnent les imitateurs, ni des
nombreux exemples que nous a laissés l'illustre traductetir de
6'Hxaian, de Gil Bla» et du IHtMe boiteux.
* Page 249. — Le Prado a été de tout temps la promenade
favorite de la haute société de Madrid. Les cavaliers, les élégants,
les oisifs, les be.iux seigneurs de la cour et les jeunes officiers de
la garde du roi s'y donnent rende>:-vouB ; ceux-ci faisant caracoler
cl piafTef leurs chevaux, ceux-là rangés sur une seule ligne, pen-
chés en arrière, les étriers courts, le manteau drajië, cansnnt
gravement et sentencieusement des choses les moins u>ii«>ncipnKo>i
et les moins graves, des fêtes de la coin' ii Vidtadol
de Flandre et des succès du duc d'Osuna, vice-mi
rière eux. vieni it pied une cohue de valets, de taqui
588 NOTES.
guUi pUaruea y btUaea^ race de vaurieiis et de fripons, dacun
liiédisanl de son maître et demaDdant coosetl à ses aoiis poiir
mieux le tromper et pour le voler plus adroitement. Après quel-
ques tours de promenade, après qu'ils ont fait admirer les grâces
cic leurs montures et leur habileté équestre, leurs seigneuries,—
les maîtres et non pas les valets, — se séparent. Quelques-uns
mettent pied à terre et se confondent en bons princes avec la
plèbe.
Puis viennent de lourds carrosses traînés par des mules ; des
élégantes, de nobles dames, des aventurières et des duchesses s'y
pavanent et quêtent à la ronde les suflhrages et Tadmiralion. Don
Antonio s'approche de Fun des équipages, il salue gracieusement
et range son cheval contre la portière. Don Fadrique court à
un autre, il est h pied, il s'incline respectueusement, murmure
quelques-uns de ces mots de convention avec lesquels on s'aborde
dans le monde civilisé , puis se place sur le marchepied de la
voiture, toma d estribo, l'avant-bras appuyé sur la portière, le
»ombrero h la main. Jamais don Fadrique ni don Antonio n'ont
vu les senoras qu'ils accostent, ils ne sont pas davantage con-
nus d'elles, mais tel est l'usage, usage de politesse et de ga-
lanterie. La conversation s'engage, elle roule sur les banalités
à Tordre du jour ; une heure se passe pendant laquelle chacun
fait (exhibition de tout son esprit, de tout son savoir. Don Anto-
nio offre une collation qu'on accepte sans hésiter; honni soit
((ui mal y pense; ceci est encore Tusagc, usage qui n'engage
à rien, qui n'amène ni intrigue ni désordre, qui ne compromet
personne, et dont le cavalier ne peut se faire un vaniteux lro~
pliéc, car un autre a élé accueilli la veille, un autre peut rélre
le lendemain.
Plus loin, les dames qu'accompagne don Fadrique le prient de
leur faire apporter algo de meretidary quelque chose pour colla-
liouner Celles-là, direz-vous, sont d'effrontées aventurières;
mettre à contribution le premier venu, c'est le comble de l'audace
et de l'indiscrétion!.... Non pas, cher lecteur, c'est l'usage, tou-
jours l'usage; ces dames sont de nobles dames, sagement et
pieusement élevées, craignant Dieu et aimant leurs seigneurs et
maris ; ce sont de gracieuses jeunes iilles dont Je cœur est pur
et la pensée naïve, bien qu'on ne leur ait p;is appris à rougir et
à baisser les yeux à tout propos. Don Fadrique, en galaut cava-
NOTES. 581)
lier, fait apporter par ses pages, des fruits, des conserves, des
bonbons ; puis on 8e.quitle sans songer à se revoir, à moins qu'on
ue se soit subitement et mutuellement épris comme dans les ro*
injMis des temps anciens, à moins qu'on ne soit libre de part el
d'autre, à moins qu'on ne soit de fortune et de condition égales,
ce que n'explique pas d'ordinaire une première rencontre.
Maintenant, ami lecteur, laissons là ce qui se passait à Madrid
et au Prado il y a deux siècles, et suivez au Prado, au bois ou
au parc d'aujourd'hui, au milieu d'une troupe de lions, de fas-
liionablcs, de gentlemen et d*hidalgos, le seigneur comte don
Antonio, M. le baron Frédéric de... ou lord Arthur B... : s'ils
regardent une femme, elle est soupçonnée ; s'ils l'approchent,
elle est compromise; s'ils lui parlent, elle est perdue; s'ils offrent
et qu'elle accepte, elle est jugée,... et si elle demandait, grands
dieux !
La belle liberté , l'heureuse civilisation et le brillant progrès
que vous noijs avez faits là !
.^ Page 251 . — La casa del canipo, maison des champs, est un
joli palais dépendant des biens de la couronne d'Espagne et situé
à une lieue environ de Madrid. Il est entouré de magnifique^
jardins, de bosquets, de cabinets de verdure ouverts aux habi-
tants de la capitale qui en font le but de leurs parties de plaisir.
En avant du palais est une belfô statue de Philippe III, en bronze,
qui fut envoyée de Florence, et pour laquelle Quevedo fit un son-
net célèbre entre ses plus célèbres poésies. ?ious nous abstenons
de le faire connaître à nos lecteurs; il est des beautés, en poésie
surtout, que la traduction ne peut reproduire et qu'elle doit res-
pecter.
CHAPITRE XX.
' Page 2S6. — Les Espagnols parlent toujours à la troisième
personne. Vous se traduit pur usled au singulier, et tuledes au
pluriel, contracUons do vueslra merced, vueslras mercedes, votre
grâce, vos grâces. Usled s'emploie dans toutes les formes du
langage, il est devenu une espèce d'idiotisme, une formule à la-
quelle on ne donne plus sa valeur réelle ; mi grand seigneur le
dira à son botlier, et deux portefaix se diront usled : votre grâce.
Le vos, seconde personne du pluriel, ne s'emploie aujourd'liui
592 NOTES.
de Fcspagnol aueio, acte, représentation ; il signifie seulement
directeur d^nne troupe ambulante. On désignait par le terme géné-
rique de poètes ceux qui composaient les actes sacramentels, les
comédies divines ou les farces populaires exécutées par les co-
médiens (représentantes on far santés). Les directeurs [oHtores)
composaient assez ordinairement les pièces de leurs répertoires.
(Test ainsi que le célèbre Lope de Rueda, qui créa le théâtre po>
pulaire espagnol, et qui le premier introduisit sur la scène des sa*
jets profanes et des td>leaux de mœurs, fut d*abord represenimOe^
puis autoT et enfin poète,
* Page 288. — Ce mot a été bien souvent cité, employé ou
commenté par nos écrivains modernes sans qu*ils en connussent
la véritable origine. On Ta attribué à M. Alfred de Musset qui Ta
mis à la fin de quelques-unes de ses poésies ; à M. Mérimée, Tin-
génieux inventeur du théâtre de Clara Gazul ; à un feuilletonniste
qui terminait toutes ses nouvelles moyen âge par le pardonnez Us
fautes.
C'était la formule invariable adoptée par \e&poèles espagnolsaax
seizième et dix-septième siècles; Calderon, entre tous, n'*a pas fait
représenter une pièce sans qu'un des interlocuteurs venant annon-
cer au public qu'elle était finie, ne lui demandât pardon des fautes
de l'auteur. En même temps que cette formule, Tusage avait
introduit de faire répéter le titre de la pièce, ce qui se faisait
même quelquefois à la fin de chaque journée ou acte.
Voyez pour exemple la jolie comédie de Calderon : Une faut pas
toujours caver au pire. Dernière scène : « Quoi qu'en dise Fexpé-
rience, il ne faut pas toujours caver au pire ; pardonnez nos fautes
nombreuses.» VÂlcade de Zalamea : « Ici finit cette comédie,
pardonnez les fautes de Tautcur.»
^ Page 288. — Il y a ici, dans les textes qui nous ont servi
(éditions d'Anvers, 1797, in-42, et de Madrid, 4821, în-18), deux
erreurs que nous avons dû rectifier. « Il n'y avait dans le prin-
cipe, dit PablOy d'autres comédies que celles du bon Lope de Vega
et de Ramon. » A l'époque où vivait notre héros» Lope de Yega
n'avait encore composé qu'une partie de ses pièces , sa réputa-
tion était grande déjà, mais pas assez pour qu'il fût cité comme
Tun des premiers auteurs de comédies populaires. L'intention de
Quevedo a été, sans nul doute, de citer Lope de Rneda, le père
NOTKS. 595
du ihéàlre espagnol, qu'on appelait en effet le bon Lope, et qui
mourut au moment où naissait Lope de Vega (1S57).
Ramon nous est complètement inconnu ; nous avons vainement
consulté les biographies du temps pour en retrouver la trace. Il
est, sans aucun doute, question de Torres Nabarro, contemporain
de Rueda, et qui lui disputa une partie de sa popularité. Nabarro
a laissé huit comédies remarquables, parmi lesquelles on cite la
Ymenea et la Soldadesca.
-> Page 2(K). — Alomele, diminutif familier et affectueux d'A-
lonso.
^ Page 290. — Pinedo, Sanchez et Morales étaient des acteurs
célèbres de ce temps-là.
^ Page 290. — Voir la note du chapitre IX, n** 5, sur les comé-
dies divines.
^ Page 295. -* Il semble que Quevedo, en approchant de la
lin de son livre, ait voulu faire, non plus un récit, mais un re-
cueil de portraits; on pourrait croire qu'il s^'est servi de Thistoirc
de don Pablo comme d'un cadre deotiné à recevoir une collection
dephysiologies — comme on le dirait aujourd'hui. Nous retrouvons
ainsi à la file, rattachés entre eux par une action qui marche à
petits pas, les types du chevalier d'industrie, du mendiant, de
I escroc, du comédien, de la nonne, du sacripant, du poète dra-
matique, etc. C'était par là surtout qu'excellait Quevedo , il pei-
gnait et décrivait à ravir; et, lassé de raconter toujours, il s'est
laissé aller quelquefois à son genre favori. Ces portraits sont au-
tant de tableaux remarquables des mœurs et des usages du
temps ; ils sont traités avec cette verve, cette finesse, cette origi-
.nalité sans pareille, qui font de Quevedo un écrivain inimitable.
II est fôcheux seulement que le passage de l'un à l'autre soit traité
aussi légèrement: ici, l'action languit; ailleurs, elle va trop vile;
et, dans ce chapitre surtout, à peine Pablo a-t-il quitté ses comé-
diens, qa'il est en correspondance suivie avec une nonne, sans
que Fauteur ait daigné nous apprendre l'origine et les premiers
pas de cette belle intrigue. Nous n'avons cru pouvoir faire de
changements que lorsqu'il y avait absolue nécessité pour l'intelii-
gence du texte, ou lorsqu'il nous était interdit de le traduire litté-
ralement ; nous avons introduit Y Histoire de Robledo et la Lettre
50
594 .NOTES.
MIT li9 c<md<lMHM du mariage, parce que ces deux écrite appar-
tiennent à Quevedo et jouent le rôle de pièces de marqueterie
qu'on peut 6ter et remettre à volonté sans nuire à Tensemble. En
osant Ici critiquer la manière de Fauteur et lui reprocher peut-
être un peu d'abandon, nous ne nous croyons pas le droit de
le corriger et de mettre à la place de ce qui est ce qui nous
semblerait devoir être, il n'y a pas urgente nécessité ; Timagina-
tion du lecteur peut suppléer à ce qui manque, et nous réservons,
pour une plus sérieuse occasion où cette nécessité sera complète-
ment démontrée, toute notre audace et toute l'indulgence que
nous demandons d'avance à nos lecteurs.
« Page 296. — De là certain proverbe qui prouve que les
intrigues du genre de celle de Pablo sont fort communes en
Espagne, et que l'opinion de la jeunesse galante est formée
depuis longtemps à l'endroit de la constance des nonnains. Nous
transcrivons le proverbe dans toute sa naïveté; mais le respect
que nous avons pour la décence nous fait un devoir de ne pas
le traduire en entier.
Amar de numja, y faego de etlopa y vienlo de c todo es
uno.
Amour de nonne, feu d'étoupe et venl de ces» ton» on.
9 Page 297. — Si l'expression étail adoptée par d'autres que
par M. Napoléon Landais, noas aimerions mieux mettre ia
ffiloilé
Le mot est assez original pour mériter one place parmi ceux de
la façon de Quevedo.
CHAPITRE XXIII.
. pa-e SOT. — Textuellement, inUaba en vida* y era tendero
de aiehiUada». Matorral étoit un de ces assassins brevetés et
natentés. dont le bras éuit à la disposiUon du premier venu et
nnstrument occulte de toutes les haines, de toutes les ven-
geances et de toutes les jalousies. Ce portrait, que le dessin de
M Émvrend d'une manière heureuse et qwntuelle, complète
Mire note précédente sur la passion de Quevedo pour les spa-
dassim». Matorral est le modèle de la forfanterie et de 1 impu-
dence ; il est le digne pendant du Centurion de te CiUiixne.
NOTES. 595
^ Page 307. — Il n'y a pas, dit un vieui refrain espagnol, de
meilleur cbirargien que celui qui est bien balafré : No haymejcr
cin^ano que el Inen aeuehiUado.
' Page 307. — Demi-mesure^ média azurnàre^ la valeur d*un
litre.
* Page 307. — «Je vous le donne en dix, a dit madame de
Sévigné, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille.-*
; Vous ne devinez pas ?... ^ Jetez-vous votre langue aui chiens? »
Des souliers de goutteux pour visage ou mieux un visage en f<Mine
de soulier de goutteux, c'est un visage aeuehiUado, c'est-à-dire
criblé dans tous les sens de coups de couteau, découpé, balafré,
déchiqueté, haché. Un semblable visage pour un spadassin est
l'application complète du proverbe que nous citions tout à
rheure : No hay mejor cirujano que el bien acuchillado.
^ Page SOS.—ttSeîieur, seur compère, » traduction très-littérale
deSeidor, sa compadre^ abréviation de : Servidor sehor compadre,
ce qui signifie en bon français, serviteur, seigneur compère. On
ne nous reprochera pas cette fois de n'être pas complètement
littéral — mot pour mot, au risque d'être incompris.
* Page 308. — Nous avons vu dans un des premiers chapitres
une expression semblable, manger aicee toif^ c'eslrà-dire manger
salé et de manière âi exciter la soii^ le texte dit ici : ea/me y pep-
cado eon apelHos de eed, viande et> poisson avec des appétits de
soif, c'est-à-dire épicés et salés à outrance.
^ Page 309. — Amtente, on nomme ainsi le principal magis-
trat de Séville ; sa charge répond à celle de corregidor.
* Page 309. — Domingo Tiznado, Goya, Escamilla, Alvarez,
bandits célèbres dans l'histoire de Séville.
^ Page 310. — C'est ici que commence le plus effronté dé
vergondage que traducteur se soit jamais permis, nous avons dit
pinshaut que nous aurions besoin d'une dose immense d'indulgence
et de patience ; c'est la vérité. ^ Aussi à qui la faute, seigneurs
cavaliers ? ^ Est-ce à nous qui voulons faire de ce volume un vo-
lume intéressant, et qui avons eu la sottise de croire qu'il fallait
une fin à tout livre qui a pour but le plaisir d'autnii. i Ne serait-
ce pas plutôt à Quevedo qui, après nous avoir promenés gaiement
TABLE
DES CHAPITRES.
Pages.
Lkitrb à M. Charles Nodi^, de rAcadémie française. ... v
LiTTBB de M. Nodier à Tautenr xxtii
PlOLOCDI 3
CaiPiTiB T**. Dans lequel Pablo raconte ce qu'il est et d*où il
Tient 19
— IT. Gomment Pablo va à Técole et ce qni lai arrive. 27
— m. Gomment Pablo entre dans un pensionnat en qua-
lité de domestique de don Diego Goronel. . . 37
— IV. De la convalesoenoe de Pablo et de Diego. Leur
départ pour aller étudier à Akala de Henarès. 51
— V. Pablo fait son entrée à TuniYersitéd'Alcala. Il paye
sa bienvenue en tribulations de toute espèce. . 65
— VI. Pablo devient mauvais garnement. Histoire de ses
premières espiègleries 79
— Vn. Don Diego retourne à Ségovie ; Pablo apprend la
mort de ses parents et se fiiit une règle de con-
duite pour Tavenir 95
— VIII. Pablo quitte Alcala et se met en route pour Sé-
govie. Ce qu^il lui advient entre Alcala et Réjas
où il liasse la nuit 103
— IX. Pablo renc<mtre un poète 115
— X. Pablo va de Madrid à Gerecedilla, où il couche, et
de Gerecedilla à Ségovie, où il rencontre son
oncle 127
— XI. Pablo est parfaitement reçu par son oncle qui le
présente à ses amis. Il recueille son héritage et
reprend le chemin de la capitale des Espagnes. 139
400 TABLt: DES CHAPITHES.
CiiÀPiTBB XII. Fuite de Ségovie. Une belle rencontre et Due belle
connaissance 151
— XIII. Pablo et le gentilhomme continuent leur chemin.
L'histoire et les mœurs d'une bande d'hidalgos
aventuriers 159
~ XIV. Ce qui advient à Pablo le jour de son arrivée à
Madrid 171
— XV. Qui fait suite au précédent, et' qu'il ne faudrait
pas lire s'il n'en était que la répétition. . . .-179
— XVn. Dans lequel Pablo continue le même récit jusqu'à
la mise en prison de toute la bande ,195
— XVI. Tribulations de Pablo dans la prison. Histoire de
Bobledo, de don Carlos, du chevalier des Mi-
racles, de deux nourrices et d'un paquet d'ha-
bits. De quelle manière Pablo, la vieille et les
aventuriers ses amis sortent de prison. . . . 203
— XVIII. Pablo s'installe dans une hôtellerie ; il lui arrive
de nouvelles disgrâces 229
— XIX. Comment Pablo tente Une grande aventure. . 239
— XX. Continuation des aventures 'de Pablo; ses succès
se succèdent, mais de notables disgrâces succè-
dent aux succès 255
— XXI. Pablo, estropié et roué de coups, suit par disCrac-
tion un cours public de mendicité. Il obtient de
grands succès, se guérit, s'enrichit et s'en va. 277»
— XXII. Don Pablo se foit comédien , poète, galant de
nonnes. Traité du bonheur au point de vue de
chaque profession 285
— XXIII. Pablo donne à son noble auditoire une leçon d'ar-
got et lui apprend comment on triche au jeu. Il
s'enrôle avec des spadassins et commet un grand
acte de prudence. Imitation de la bataille de
Philippes. . . . , 303
— XXIV. Amour, passion, bonheur, rêve.... et réalité. . 316
— XXV. Dans lequel Pablo raconte la promenade triom-
phale qu'il fit de Séville à Ségovie. On y lira ce
qu'on a vu au commencement de ce livre. Bis
RBPETITA PLACK^T. 333
F>iLor.tE 349
(^o>ci>i!siori. . 355
NoTKS 339
FIN DE L4 TABLE.
I L.
4>*